La créature morale étant, en opposition à la créature physique, celle qui est douée de la faculté de se déterminer avec conscience d’elle-même, les attributs divins dont il va être traité, seront les modes généraux des activités divines déterminées par les catégories morales de l’existence finie.
Or la créature morale peut être considérée d’abord en elle-même, en sa qualité d’être posé par Dieu et devant Dieu dans cet état d’indifférence initiale qui précède tout exercice des facultés morales. A cette phase de l’existence de la créature morale que nous qualifions de profane, s’oppose, selon nous, le premier des attributs de la seconde catégorie : la sainteté divine.
Mais cette créature posée par Dieu devant lui dans l’état de l’indifférence initiale, est destinée à rentrer aussitôt, mais par l’acte moral, dans la communion de la vie divine dont elle avait été détachée par le premier acte créateur ; et à cette seconde phase de l’existence de la créature morale répond le second attribut : la bonté divine.
Puis cette créature doit réaliser la fin commune de toute créature morale en fournissant, par des voies spéciales à chaque individualité particulière, le développement normal de ses forces créées ; et pour autant que Dieu préside à cette troisième phase de son existence en concourant à la réalisation particulière de sa fin morale, Dieu manifeste à son égard un troisième attribut : la sagesse.
Pour autant enfin que Dieu préside aux consommations de l’activité normale ou anormale de la créature morale, et détermine son rapport final avec les deux classes opposées, issues du long travail de l’histoire : les justes et les injustes, il manifeste un quatrième attribut : la justice.
Nous diviserons donc les attributs compris sous le titre de notre deuxième chapitre en deux couples, qui feront suite aux trois du chapitre précédent ; les attributs du premier couple : sainteté et bonté, se rapportant, à l’exclusion des deux autres, aux deux formes initiales ou fondamentales de la relation de Dieu avec la créature, et présentant entre eux deux les polarisations du même principe ; et les deux membres du deuxième couple, la sagesse et la justice, se rapportant, de concert avec les deux premiers, aux phases consécutives des rapports de Dieu avec la créature, la sagesse, à la période de développement, la justice, à l’époque de consommation de ces rapports.
Nous distinguons des éléments de l’essence divine appelés la sainteté et l’amour, les attributs désignés comme sainteté et bonté, en ce que les premiers sont considérés exclusivement dans le mouvement interne de l’existence divine, et les seconds dans les relations avec la créature.
D’ailleurs, la même dualité des deux principes égotiste et communicatif que nous avons aperçue dans l’existence divine interne, se représente à nous dans le rapport mutuel des deux attributs de la sainteté et de la bonté. Ici, comme là, nous devrons nous contenter de juxtaposer l’un à l’autre deux termes dont la synthèse ne nous échappera pas moins parce qu’ils se sont rapprochés du rayon de nos organes et de notre expérience. Et notre seule solution de cette auguste antinomie restera le beau mot de Beck : L’égoïsme de Dieu est la vie du monde !
La sainteté et la bonté se continuent et s’achèvent dans la sagesse et la justice. La sagesse, qui se propose les fins et choisit les moyens les plus appropriés à ces fins, se rattache plus étroitement à la bonté ; elle est l’auxiliaire de l’amour divin ; et la justice se rattache à la sainteté divine dont elle est également le satellite.
La sainteté divine comprend un élément négatif et un élément positif dont on fausse la notion en les isolant l’un de l’autre.
Le premier fut accentué de préférence par l’ancienne dogmatique ; ainsi dans la définition suivante de Quenstedt : summa omnis que omnino labis aut vitii expers in Deo puritas, munditiem et puritatem debitam exigens a creaturis : Lévitique 19.2 ; Deutéronome 32.4 ; Psaumes 5.5 ; 92.16 ; Matthieu 5.48 ; 19.17 ; 1 Pierre 1.15 ; 1 Jean 1.5. La définition suivante de Stor est plus accentuée encore dans le sens négatif : Natura divina vocatur sancta, hoc est, sejuncta ab omnibus aliis et incomparabilis.
L’élément positif fut relevé en revanche par Baier en ces termes : Rectitudo divinæ voluntatis quæ omnia quæ recta atque bona sunt, æternæ suæ legi conformiter vult.
Les rationalistes et les supranaturalistes s’accordèrent à définir la sainteté divine : La conformité de la loi divine avec la loi morale, ce qui supposait faussement qu’il pouvait y avoir une loi morale transcendante à cette volonté. Schleiermacher versa à l’extrême opposé, en la définissant : « La causalité divine en vertu de laquelle, dans chaque communauté humaine, la conscience accompagne le besoin de rédemption. ». La sainteté divine n’existerait d’après cette définition que dans et par la conscience humaine.
Nous définissons la sainteté divine : L’attribut divin à raison duquel Dieu, dans tout rapport avec la créature morale, s’affirme constamment lui-même.
Nous opposons ainsi la qualité de Qadosch, ἅγιος, non pas essentiellement à la chose ou à l’être souillé, mais à la chose ou à l’être profane ou neutre, c’est-à-dire à ce qui, sans être anormal, n’est pas encore consacré à Dieu et à son service. Nous nous séparons par là des définitions de l’ancienne dogmatique, et des déterminations de Nitzsch et de Kahnis, qui les répètent.
La détermination dogmatique de la notion biblique de sainteté ne peut résulter que de l’étymologie du verbe hébreu qadasch, que Gesenius rendait dans son Lexicon en premier rang par : mundus, purus fuit, et Mühlau (Wörterbuch), avec plus de raison, croyons-nous, par : abgesondert, abgeschieden sein : être détaché, séparé. Les uns en effet, Gesenius, Œhler, Fürst (Handwörterbuch), ont cru pouvoir établir la parenté de qadasch avec chadasch, novus fuit, ramené lui-même à la racine dasch, en sanscrit : dusch, dont le sens originel est : nituit. La notion hébraïque de sainteté s’associerait donc à celle d’éclat, étant supposée l’élimination de tout corps étranger, par conséquent, aussi de toute souillure.
L’opinion qui paraît prévaloir aujourd’hui, et qui est représentée par Mühlau, Delitzsch, Baudissin, Félix Boveta, Cremer, dérive qadasch de la racine qadad, qui signifie couper, d’où naissent les notions de découper, percer, appointer, adapter à un usage déterminé ; de là, en passant dans l’ordre religieux : transformer un état de nature pour des usages sacrés, consacrer, sanctifierb.
a – Voir Union jurassienne, numéro du 13 décembre 1873.
b – C’est par la même association d’idées que templum est dérivé de la racine τέμνω, qui désigna dans cette acception primitive le mouvement de la baguette de l’augure décrivant la région du ciel où devait être observé le vol dos oiseaux. Le temple fut un sanctuaire aérien avant d’être un sanctuaire terrestre.
Cette détermination de la notion hébraïque de sainteté nous paraît absolument confirmée par les deux antithèses énoncées dans Lévitique 10.10, où l’adjectif qodesch est opposé à chol, tandis que tamé (souillé) l’est à tahor (pur). Comp. les textes Ézéchiel 22.26 ; 44.23.
Le mot chol lui-même, qui, d’après Mühlau, dérive de la racine chalal, locker sein (être lâche), est partout opposé à la chose sacrée, sans exprimer autre chose que la communauté d’usage : 1 Samuel 21.5-6 ; comp. Deutéronome 20.6 ; 28.30 ; Jérémie 31.5.
Cette acception fondamentale des termes qadasch, qodesch, nous paraît également confirmée par les textes de l’Ancien Testament où la sainteté de Dieu est opposée, non pas à la souillure de l’homme, mais à l’état physique ou moral de toute créature, même des plus élevées, comme dans Ésaïe 6.1-7 ; comp. Exode 15.11 ; Psaumes 99.9. La première institution du sabbat, où l’on nous montre, déjà avant la chute, le septième jour sanctifié entre les autres, rentre dans le même courant d’intuitions.
Que le mot ἅγιος ait dans le Nouveau Testament exactement la même portée que qodesch dans l’Ancien, c’est ce qui nous paraît résulter avec non moins d’évidence de la parole de Jean 17.19, où Jésus-Christ ne saurait opposer sa sainteté progressive à quelque souillure qui eût été en lui, mais seulement à son état antérieur d’imperfection naturelle.
Les passages extrêmement nombreux où la sainteté divine est opposée à la souillure de l’homme, ne doivent pas être allégués contre la détermination de cette notion que nous venons de faire ; car l’opposition de la sainteté divine à l’état de nature, qui n’est qu’une imperfection normale à son heure, implique a fortiori l’opposition à l’état de souillure qui est toujours une détérioration. Nous reconnaîtrons même que cette seconde opposition est énoncée plus fréquemment dans l’Ecriture, qui s’adresse à des pécheurs, que la première ; mais nous constatons aussi que les textes de la seconde série peuvent être ramenés à ceux de la première, et non pas ceux-ci à ceux-là.
La sainteté divine aux prises avec le mal s’actualise comme colère et se manifeste comme justice, ce dont il sera traité ultérieurement.
Nous avons dit que quant à sa nature, la sainteté divine a pu être faussée dans sa notion dans deux sens opposés ; soit qu’on en ait fait une qualité exclusivement négative et répulsive, ou une qualité exclusivement positive et transitive.
L’élément négatif se trouve incontestablement dans la sainteté divine, soit que cet attribut s’oppose à l’état de souillure (Exode 3.5 ; 1 Samuel 6.20 ; Ésaïe 8.14 ; Habakuk 1.12-13 ; 1Jean 1.5), ou seulement à l’état de nature de la créature. Le premier momentc en effet, de la production par Dieu d’un être autre que Dieu est certainement un acte de réaffirmation de soi-même ou de différentiation à l’égard de son produit, sans lequel l’acte créateur se convertirait en un fait d’émanation ou de diffusion de l’être infini dans le fini. Ce premier moment de réaffirmation de soi-même ou de différentiation à l’égard de la créature est donc inhérent à l’attribut divin de la sainteté. De plus, cet acte ne s’arrête point à celle phase primordiale de l’existence créée ; car comme celle-ci ne cesse point d’être contingente, dépendante, par conséquent, de la causalité divine, il faut que ce procédé de différentiation qui a présidé à l’origine des rapports du Dieu saint avec la créature, se continue et se répète incessamment au cours de l’existence créée, sinon celle-ci rentrerait aussitôt dans l’être infini. C’est dire que la manifestation de la sainteté divine envers la créature, qui a été la condition de son premier passage à l’être, reste celle de son maintien dans l’être ; et Dieu, qui s’est affirmé comme saint en se distinguant de la créature aussitôt qu’il l’avait fait apparaître, s’affirme incessamment comme tel en se distinguant de la créature qu’il conserve.
c – Il faut reprendre son bien où on le trouve. Le mot moment ne signifie en français qu’un espace de temps. Les Allemands ont tiré du latin momentum, qui signifie poids, leur substantif Moment, pour désigner dans la langue philosophique et théologique un moment qui est en même temps un élément. On nous permettra de transporter dans cet ouvrage une acception qui manque en français.
La sanctification de Dieu ou du nom de Dieu rappelée fréquemment à l’homme comme un de ses premiers devoirs (Exode 20.7 ; Lévitique 10.3 ; 22.31-32 ; Nombres 20.12-13 ; Psaumes 99.2-3 ; Ésaïe 8.13 ; 29.23 ; Ézéchiel 36.23 ; 38.23 ; Matthieu 6.9), n’est à son tour que la reconnaissance de la part de la créature de Dieu comme Dieu ; l’invocation faite par la créature du nom de Dieu comme unique et suprême.
Et lorsque la sainteté de Dieu est présentée à l’homme dans l’Ecriture comme motif de sa propre sanctification (Lévitique 11.44 ; 19.2 ; 1 Pierre 1.15-16), c’est que Dieu appelle l’homme à se séparer comme Dieu même et de plus en plus comme Jésus-Christ sur la terre, non seulement de toute chose ou être impur, mais de toute chose qui n’est pas pour lui, de tout être qui n’est pas de lui.
Cremer remarque avec beaucoup de raison qu’un pareil motif ne pouvait être présenté à la conduite de l’homme que dans les religions bibliques ; aussi a-t-il été totalement étranger aux paganismes de l’antiquité. Dans les cas même, bien rares, où la qualité de la sainteté est reconnue à la divinité dans un sens d’ailleurs purement formel, elle n’est point proposée à l’imitation de l’homme ; et la divinité, toujours jalouse de l’homme, se jugerait même offensée s’il prétendait partager avec elle une de ses prérogatives : petere virtutem ultra quam satis est. Seul le Dieu vraiment saint a pu et voulu dire aux hommes : Soyez saints comme moi-même !
Un autre caractère propre à la notion biblique de la sainteté, c’est qu’elle ne s’est pas formée comme dans le paganisme, par une sorte d’ascension partant du rapport de l’homme avec Dieu ou de l’usage sacré de certaines choses terrestres, pour atteindre ensuite la nature divine elle-même. C’est au contraire la sainteté résidant, d’après l’Ecriture, originairement en Dieu, qui s’est communiquée de haut aux êtres et aux choses terrestres, et c’est par cette participation à la sainteté divine que l’être et la chose terrestres sont qualifiés de saints ou de sacrés par opposition au simple état de nature. Ainsi le peuple d’Israël n’est réputé saint en regard des autres qu’en sa qualité de peuple de Dieu : Deutéronome 28.9-10.
Toutefois, cet élément négatif ou répulsif de l’attribut divin de la sainteté se réalisant dans ses rapports généraux avec la créature, n’est ni unique ni même prépondérant dans cette notion. Comme tous les autres ni tributs, la sainteté divine a un objet essentiellement positif. Car étant l’affirmation que Dieu fait de soi-même, l’affirmation par conséquent de son essence suprême qui est fidélité, compassion, amour, et non abstention, cette affirmation du Dieu saint par soi-même renferme très certainement le bien et le bonheur de la créature, objet de cet amour. Et telle est aussi l’acception du terme sainteté quand il est rapporté à Dieu dans l’Ecriture. Dans plus d’un passage de l’Ancien et du Nouveau Testament, la sainteté divine apparaît comme raison non pas de jugement, mais de pardon et de grâce, et pour la créature, comme motif non pas de crainte mais de confiance et de sainte activité. C’est la sainteté de l’Eternel qu’Anne célèbre dans le cantique où elle exprime la joie de la délivrance et du triomphe (1 Samuel 2.2) ; et c’est encore la sainteté divine qui provoque les chants de joie du prophète : « Chantez de joie, car le Saint d’Israël est grand au milieu de toi ! » (Ésaïe 12.6). La présence du Saint au milieu d’Israël est donnée de même chez Osée comme la suprême sauvegarde des coupables : « Je n’exécuterai pas l’ardeur de ma colère.… car je suis Dieu et non pas un homme ; le Saint au milieu de toi (Ésaïe 11.9). — Aussi le prophète des Lamentations osa-t-il demander en un jour de sa vie, d’être traité selon le droit, c’est-à-dire selon la norme d’une volonté sainte qui s’affirme et se possède, plutôt que d’être livré aux effets d’une colère qui ne serait qu’une affection sans mesure (Jérémie 10.24 ; 30.11).
De même, Dieu manifeste sa sainteté envers Israël non pas en se retirant de tout contact avec la créature, en s’isolant dans sa transcendance, mais par une série d’interventions incessantes, en mettant ce peuple à part au sein de l’humanité naturelle, en le sanctifiant : Exode 19.5-6 ; Lévitique 11.44 ; 20.26 ; et c’est par la même association d’idées que saint Pierre met à son tour en présence la sainteté divine et la sainte activité du chrétien : 1 Pierre 1.15-16 ; 2.9.
D’autres théologiens, Menken, Stier, Diestel, Ritschl, sont tombés dans la seconde exagération, et s’appuyant trop exclusivement sur les passages que nous venons de citer, n’ont plus voulu voir dans la notion de sainteté que l’élément positif et transitif en identifiant la sainteté avec la grâce et l’amour.
« La sainteté divine, dit Menken, n’exprime pas tant l’incomparabilité de la perfection et de la gloire de Dieu, qui l’élève infiniment au-dessus des créatures les plus excellentes, que l’amour divin de grâce et de condescendance.
Le mot sainteté divine désigne dans l’Ecriture le propre caractère de Dieu, le propre caractère de l’amour divin : l’humilité et l’abaissement volontaire de Dieu dans l’amour.
C’est pour cela que Dieu s’est révélé, et toutes ses paroles, ses institutions et ses actes portent cet adorable caractère de l’amour le plus humble s’abaissant soi-même, qui est la sainteté ».
Ritschl distingue dans la notion biblique de sainteté deux couches — zwei Schichten — successives, qui se révèlent en passant des origines de la religion israélite à l’époque des prophètes, et plus évidemment encore de l’Ancien Testament au Nouveau. L’élément le premier en date de la notion biblique de sainteté fut celui de la transcendance, de l’inaccessibilité de Dieu à l’égard de l’homme, auquel succède dans les prophètes déjà et à plus forte raison dans le Nouveau Testament la notion de plus en plus exclusive de la condescendance.
« La révélation de l’amour en Christ repousse la notion de sainteté qui accompagne la religion de l’Ancien Testament, où elle forme un arrière-fond impénétrable à la grâce, à la fidélité, à la longanimité divines qui y sont déjà reconnues. Les cas dans lesquels ce prédicat est exprimé dans le Nouveau Testament sont très rares, et leurs relations avec le contexte sont en partie difficiles à découvrir. En tout cas, cette notion n’est point constitutive pour la religion du Nouveau Testament. La répétition d’Ésaïe 6.3 dans Apocalypse 4.8, ne sert qu’à décorer la description faite par le prophète du sanctuaire céleste. Dans 1 Pierre 1.15-16, où le devoir de la sanctification est reproduit dans les termes de Lévitique 11.44 ; 19.2, le contexte ne permet pas de découvrir la pensée de Pierre sur la sainteté du Dieu qui appelle le chrétien. L’auteur de l’Epître aux Hébreux (Hébreux 12.10) paraît avoir substitué à la notion de la sainteté de Dieu celle de sa vie qui alterne avec elle dans l’Ancien Testament… Si enfin Jésus invoque Dieu comme Πάτερ ἅγιε (Jean 17.11), il n’entend évidemment pas faire ressortir la transcendance divine comme telle, mais la réciprocité qui existe entre le Dieu saint et lui : ἅγιος τοῦ θεοῦ (Jean 10.36 ; 6.27) ; de même que Dieu a sanctifié pour lui-même le peuple d’Israël et s’est sanctifié pour le peuple ».
Nous avons tenu à prolonger cette citation pour donner une idée de la façon dont une notion biblique fondamentale peut être évidée par l’élimination des témoignages complémentaires, et sous l’empire d’une prémisse dogmatique ou « métaphysique ». C’est là ce que nous pourrions appeler : de l’exégèse contre les textes. Nous retrouverons les corollaires de la théologie de Ritschl dans la doctrine de la justice divine.
Les deux séries de témoignages scripturaires que nous avons invoqués, déposent successivement contre l’une et l’autre des exagérations en présence, l’une tendant à identifier la sainteté divine avec la concentration de la vie divine, l’autre, à absorber cet attribut dans la communication de la vie divine. Mais comme l’affirmation de soi reste l’élément essentiel de la sainteté divine dans l’affirmation même de l’autre, que de plus l’affirmation de soi doit précéder en Dieu l’affirmation de l’autre, qui se transformerait sans elle en émanation ou diffusion d’essence, il n’y a rien d’étonnant à ce que la mention de la sainteté divine soit plus fréquente dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau, tout en demeurant dans celui-ci même la présupposition constante de toute manifestation de l’amour divin.
Dans la sainteté divine est comprise la véracité qui se confond dans la langue du Nouveau Testament avec la vérité divine : ἡ ἀλήθεια τοῦ θεοῦ (Romains 3.7 ; comp. Psaumes 51.6 ; Hébreux 6.18). Si Dieu est lumière, et s’il n’y a en lui nulles ténèbres (1 Jean 1.5), il ne saurait y avoir opposition entre sa voluntas abscondita et sa voluntas revelata ; car admettre cette opposition serait, sous prétexte de glorifier sa puissance, faire Dieu menteur. La révélation que Dieu fait de lui-même peut être incomplète, imparfaite, inadéquate à la réalité, proportionnelle à l’insuffisance de nos conceptions ; elle n’en est pas moins exacte et véridique.
Ayant défini l’amour comme l’élément principal de l’essence divine, nous ne devons pas, à l’exemple d’un grand nombre de nos prédécesseurs, le faire figurer ici encore comme attribut. Nous dirons plutôt que l’amour, qui en Dieu est à la fois essence et activité, se caractérise hors de lui comme bonté, et nous définissons la bonté divine : L’attribut à raison duquel Dieu se communique à la créature.
La sainteté et la bonté divines s’opposent donc moins par la matière que par le principe, et représentent, même quand leurs effets se couvrent l’un l’autre, les deux pôles, nécessaires l’un à l’autre, de l’activité divine ; l’une, l’amour divin s’affirmant lui-même ; l’autre, la sainteté divine se communiquant elle-même ; l’une ayant sa fin en Dieu, même dans l’affirmation de la créature ; l’autre ayant sa fin dans la créature, mais dans l’affirmation de Dieu par soi-même.
Les scolastiques distinguaient dans l’amour divin : amor complacentiæ, ou amor universalis, dont Dieu aime : omnes res creatas, vel potius summum bonum quod cum illis communicavit ; amor benevolentiæ, ou specialis, dont Dieu aime : peculiariter homines ; et amor amicitiæ, ou specialissimus, qui a pour objet les fidèles reçus en grâce.
Nous nous rattacherons plus volontiers aux déterminations de l’amour ou de la bonté (benignitas) divine motivées par la qualité de l’objet, et que nous dénommerons et définirons comme suit :
Rapportant le terme d’amour de dilection, ἀγάπη de préférence aux relations hypostatiques, qui, comme nous l’avons vu plus haut, réalisent la relation de pair à pair, nous appellerons la bonté divine dans son rapport à tout être inférieur à Dieu, ange ou homme, la grâce, chesed, χάρις (Jean 1.14,17 ; Éphésiens 1.2, etc.). C’est l’amour immérité et non nécessaire à l’Être divin. L’amour de grâce considéré dans son rapport à l’humanité est nommé φιλανθρωπία (Tite 3.4) ; χρηστότης ; (la serviabilité divine : Romains 2.4 ; 1 Pierre 2.3). La patience divine, ἀνοχή, μακροθυμία (Romains 2.4) caractérise l’amour divin dans son rapport à des êtres pécheurs ; enfin la compassion ou la miséricorde divine, ἔλεος (Luc 1.72), οἰκτιρμοι (Romains 12.1), désigne l’amour ou la bonté divine qui voit des êtres malheureux dans les pécheurs.
Tous ces sens particuliers toutefois peuvent être renfermés dans le terme ἀγάπη (Jean 3.16), qui est à la fois le plus élevé et le plus général, et qui, désignant l’amour désintéressé, est plus fidèlement rendu par le mot français charité. Comme on l’a dit : l’amour terrestre, ἔως, c’est le vide qui aspire ; la charité humaine et divine, c’est la plénitude qui déborde.
Il est très important d’établir que l’amour divin est, d’après l’Ecriture, universel ; c’est-à-dire qu’il comprend toutes les créatures que Dieu a faites à son image (Matthieu 5.45 ; 1 Timothée 2.4), à la seule exception de celles qui se sont séparées volontairement et définitivement de sa communion, et qui, comme telles, sont appelées maudites : κατηραμένοι. Les créatures maudites sont celles qui s’étant personnellement identifiées avec le principe du mal, sont personnellement aussi atteintes par la haine absolue dont Dieu hait ce principe. Ce sont les démons dès aujourd’hui et les damnés dès le jour du jugement dernier (Matthieu 25.41).
Avant ce degré de réjection, toute créature de Dieu est à des degrés divers objet de son amour, soit de miséricorde, soit de patience, soit de grâce (1 Timothée 4.10).
Les révélations successives de la bonté divine sont en même temps progressives dans les diverses sphères où elles se sont réalisées.
Si la bonté divine s’est, dès le commencement, universellement manifestée dans la nature comme Jésus l’enseigne (Matthieu 5.45), elle n’a atteint son degré culminant que dans l’œuvre de la rédemption, car elle s’y est réalisée à la fois dans la plénitude de son contenu et dans la perfection de son rapport avec la sainteté, la sagesse et la justice divine. En effet, les marques de la bonté divine dans la nature sont d’une part d’un ordre inférieur, puisqu’elles sont d’essence matérielle et visible, et de l’autre, elles sont traversées par les effets de forces en apparence aveugles et souvent malfaisantes. L’amour saint, sage et juste est au contraire le principe unique de la Rédemption (1 Jean 4.9-14), comme il en sera le couronnement (Jean 14.23 ; 17.21-24) ; et Christ, l’auteur de la Rédemption, est l’amour divin incarné (Jean 14.6).
Tous les rapports les plus intimes établis ou rétablis entre Dieu et la créature sont renfermés dans celui de père à enfant, qui dans l’Ancien Testament n’a guère encore qu’une portée nationale et collective. Dieu ne s’appelle encore Père que par rapport au peuple d’Israël : Exode 4.22 ; Jérémie 31.9 ; Osée 1.10, ou à des catégories d’êtres humains : Psaumes 68.6, ou dans un langage parabolique : Psaumes 103.13. La paternité de Dieu envers l’individu n’est encore annoncée que pour l’avenir, et spécialement au futur Oint de l’Eternel : 2 Samuel 7.14 ; Psaumes 89.27, et c’est seulement de ces expressions collectives et figurées que l’apôtre tire une application aux fidèles de la Nouvelle Alliance : 2 Corinthiens 6.10-18. Mais il est à remarquer que pas une seule fois, non pas même dans les moments de la plus haute inspiration, le psalmiste n’invoque son Dieu comme Père et comme son Père.
Ce terme, comme révélation suprême de la bonté divine, n’a acquis sa raison d’être que par l’apparition du Fils de Dieu en chair. C’est Christ le premier qui a autorisé une bouche humaine à proférer ce paradoxe étrange : Notre Père qui es aux cieux (Matthieu 6.9, comp. Matthieu 5.45) ; et c’est depuis sa résurrection seulement qu’il a pu associer ses disciples à ce rapport de filiation spéciale qui l’unit à Dieu, tout en gardant dans cette communauté même sa situation unique : Jean 20.17 ; comp. 1 Jean 3.1.
C’est ce que M. Secrétan se refuse à admettre. La filiation spéciale de Christ-à Dieu lui paraît exclusive de notre filiation universelle au Père céleste, et il accusé les interprètes qui affirment la première, de nier par là même la seconde. « Ainsi, écrit-il, nous avons littéralement Dieu pour père, bien que les interprètes officiels de Celui qui nous a enseigné à nommer notre Père ne veuillent pas que nous soyons ses fils, attendu, disent-ils, qu’il n’a qu’un fils, tiré de sa substance, tandis que nous sommes, nous, d’une autre substance. Mais nous n’entendons point celad. »
d – La Civilisation et la Croyance. pages 299 et 300.
Et si c’est précisément Celui qui nous a enseigné à nommer son Père notre Père, qui s’est appelé lui-même le Fils et le Fils unique !