Le comte de Zinzendorf

5.3 – Zinzendorf en Angleterre. Les Wesley. Whitefield.

Après un court séjour à Amsterdam, qui n’eut d’intéressant qu’une querelle théologique assez vive avec un ministre réformé de la Haye, Zinzendorf s’embarqua pour Harwich, où il arriva au bout de trois jours d’une pénible traversée. Il se mit bientôt en rapport avec l’Association pour l’instruction des noirs dans les plantations britanniques. Cette société, qui désirait beaucoup faire concourir à son œuvre le zèle éprouvé des Frères moraves, résolut, de concert avec le comte, de demander pour cela l’approbation de l’archevêque de Cantorbéry. Le primat l’accorda sans hésiter, déclarant « qu’il avait connaissance depuis assez longtemps déjà de l’église des Frères, que cette église était apostolique et épiscopale et ne professait aucune doctrine en opposition aux trente-neuf articles, et que les entretiens qu’il avait eus récemment avec le comte de Zinzendorf, président de la communauté morave de Herrnhout, l’avaient pleinement confirmé dans l’opinion qu’il avait d’elle. »

Le comte ne fit pas en Angleterre de prédications publiques, mais là, comme ailleurs, son culte domestique fut fréquenté par quelques personnes pieuses, qui plus tard se groupèrent en une petite société telle que les aimait Zinzendorf, à l’exemple de Spener, ecclesiola in ecclesia.

Ce fut là le premier pied-à-terre de l’église des Frères dans la Grande-Bretagne. Mais Zinzendorf « ne méprisait pas le temps des petits commencements (Zacharie 4.10). » Là aussi le grain de sénevé devait germer et devenir un grand arbre. Les mêmes bénédictions qui reposaient sur les Frères en Allemagne accompagnèrent leur œuvre en Angleterre, et, à l’heure qu’il est, c’est dans les îles Britanniques et dans leurs colonies américaines, — devenues les États-Unis, que se trouvent les deux tiers des membres de cette église et plus des trois quarts de leurs communautés.

Mais ce n’est pas seulement par leur action directe que les Frères méritent une belle page dans l’histoire du grand réveil religieux de l’Angleterre au xviiie siècle. C’est aussi par l’influence considérable qu’ils ont exercée sur ceux qui en devinrent les représentants principaux et les plus puissants instruments. Nous voulons parler de Whitefield et surtout des deux Wesley. Le rôle de ces hommes est trop important dans l’histoire de l’Église pour que nous puissions les rencontrer sur notre chemin sans nous arrêter un peu à leurs relations avec Zinzendorf et avec les Frères en général.

Quinze mois environ avant l’arrivée du comte en Angleterre, Jean et Charles Wesley étaient allés en Géorgie pour y convertir les Indiens, dans un temps où, selon leur propre témoignage, eux-mêmes ne s’étaient pas encore convertis. Pendant la traversée, que firent à bord du même navire les vingt-six colons moraves dont nous avons parlé ailleurs, les deux jeunes ecclésiastiques furent frappés de l’humilité de ceux-ci, de leur charité et surtout de la paix et de la joie qui ne les abandonnaient jamais. Voici ce que dit Jean Wesley, faisant le récit d’une tempête terrible que le navire eut à essuyer peu de jours avant d’aborder en Amérique :

« A quatre heures après midi, la tempête redoubla de violence… … A sept, j’allai vers les Allemands. J’avais observé depuis longtemps le grand sérieux de leur manière d’être. Je connaissais aussi leur humilité ; ils en donnaient continuellement une preuve en se faisant les domestiques des autres passagers, sans demander de rétribution pour leurs services et sans consentir à en accepter aucune, disant que « c’était bon pour leurs cœurs orgueilleux, et que leur charitable Sauveur avait fait pour eux bien autre chose. » S’il arrivait que quelqu’un les poussât, les jetât par terre, ils se relevaient et s’éloignaient, mais sans se plaindre. L’occasion qui se présentait allait m’apprendre s’ils étaient affranchis de la crainte, comme ils l’étaient de l’orgueil et de la colère. Pendant qu’ils commençaient leur culte du soir, au milieu du chant d’un psaume, il se fit un violent coup de mer, la lame couvrit le navire, mit en pièces la grande voile et pénétra dans les cabines par les écoutilles. On eût dit que l’abîme nous engloutissait. Il s’éleva un cri terrible au milieu des Anglais. Les Allemands continuèrent à chanter tranquillement. Je dis plus tard à l’un d’eux : N’avez-vous pas eu peur ? Non, répondit-il, Dieu merci. Mais, lui dis-je, vos femmes et vos enfants n’ont-ils pas été épouvantés ? — Il me répondit avec douceur : Non, nos femmes et nos enfants n’ont pas peur de mourir.

Jean Wesley fit connaissance en Géorgie de Spangenberg ; son frère Charles, de retour en Europe avant lui, vit plusieurs fois Zinzendorf pendant son séjour à Londres. La foi de ces deux hommes fit sur les Wesley une profonde impression et leur entretien leur fit sentir de plus en plus ce qui leur manquait encore pour pouvoir annoncer l’Évangile avec efficace. Cependant le Seigneur, qui, pour imposer les mains à Paul, ne choisit point saint Pierre ou saint Jean, mais l’humble disciple Ananias, avait réservé à un autre qu’à Zinzendorf ou à Spangenberg de faire tomber les écailles qui couvraient encore les yeux des deux Wesley.

A la fin de cette même année, un jeune ministre morave, Pierre Bœhler, allait rejoindre la mission de Géorgie. Avant de s’embarquer, il passa trois mois à Londres (au commencement de 1738), et y moissonna une bonne partie de ce que Zinzendorf avait semé. Il vit bientôt ce qui manquait aux Wesley et s’efforça de les arracher au demi-jour de leur théologie ascétique et mystique. Mon frère, mon frère, disait-il à l’un d’eux, il faut vous purger de votre malheureuse philosophiea. » A toutes les difficultés soulevées par eux, Bœhler n’opposait que le témoignage de l’Écriture et les récents exemples de la toute-puissance de la Grâce. La doctrine de la foi justifiante était déjà celle de l’Église dont ils étaient ministres, mais Bœhler fut le moyen dont Dieu se servit pour la leur faire comprendre.

aMi frater, mi frater, excoquenda est ista tua philosophia. » (Journal of John Wesley, t. 1er, p. 35.) Bœhler ne savait encore que fort peu d’anglais et s’entretenait d’ordinaire en latin avec les ecclésiastiques de Londres.

Les Wesley se joignirent aux petites réunions des anciens auditeurs de Zinzendorf, et ce fut alors, et principalement par eux, que se continua la société dont nous avons parlé plus haut. J. Wesley nous en a conservé le règlement qui commence ainsi :

« Pour obéir au commandement de Dieu, donné par saint Jacques, et sur l’avis de Pierre Bœhler, nous sommes convenus de ce qui suit :

1° Que nous nous réunirons une fois par semaine pour nous confesser nos fautes les uns aux autres et pour prier les uns pour les autres, afin que nous soyons guéris, etc. » (Jacques 5.16)

Peu de semaines après, J. Wesley partit pour l’Allemagne. Avant de commencer l’œuvre de prédication et de réveil à laquelle il venait de se sentir appelé, il voulait apprendre à connaître de plus près ceux qui l’avaient précédé dans cette voie. Déjà depuis ses relations avec les Frères en Géorgie, il brûlait de voir ces communautés moraves dont il se faisait un si haut idéal. « Je voulais, dit-il, voir le pays où vivent les chrétiens. Je voulais converser avec ces saints hommes, vivants témoignages de la toute-puissance de la foi, et qui pourtant savent supporter les faibles. J’espérais que ce serait dans la main de Dieu un moyen d’affermir mon âme, afin que je marchasse de foi en foi et de force en force. »

Quelque grande que fût son espérance, Herrnhout et Marienborn ne restèrent point au-dessous. Il nous a laissé dans son journal un récit détaillé de son voyage et une description de cet « heureux séjour, comme il l’appelle, au sein duquel il eût volontiers passé sa vie, si son Maître ne l’eût appelé à travailler dans une autre partie de sa vigne. » « L’esprit qui règne chez les Frères », écrivait-il à Charles Wesley, « dépasse nos plus hautes attentes. Jeunes et vieux, ils ne respirent que foi et amour, toujours et partout. »

Les disciples de Wesley et ceux de Zinzendorf eurent pendant quelque temps leurs réunions en commun. Bientôt cependant quelques divergences éclatèrent entre eux. Wesley, le premier, crut reconnaître chez les Frères moraves une tendance dangereuse à l’antinomianisme et au quiétisme. Zinzendorf, de son côté, nous disent ses biographes, ne put s’accommoder de la doctrine de l’impeccabilité ou de la perfection (sinless perfection), professée par Wesley. Les adhérents de celui-ci quittèrent donc, et non sans un certain éclat, la salle de réunion de Fetter-Lane et louèrent un nouveau local. A dater de ce moment, les deux sociétés furent constituées indépendamment l’une de l’autre, et chacune poursuivit de son côté l’œuvre que le Seigneur lui avait confiée.

[J. Wesley donne dans son Journal (année 1741) d’abondants et précieux détails sur ce sujet. Bien que quelques-uns des reproches qu’il adresse aux moraves portent sur des tendances qui ne furent que momentanées dans l’église, ou sur des opinions individuelles de quelques-uns d’entre eux, les wesleyens et les moraves n’en forment pas moins deux écoles, entre lesquelles règne une opposition tranchée et persistante et, pour ainsi dire, de tempérament. Rien ne fait mieux toucher au doigt ces sortes de divergences que la comparaison des jugements portés de part et d’autre sur un même sujet. Cela dispense de bien des explications. Ainsi le Commentaire de Luther sur l’épître aux Galates est aux yeux des Frères le chef-d’œuvre de ce réformateur (voy. par exemple Brüderbote, année 1863, p. 178), tandis que Wesley et ses disciples le considèrent comme un écrit nuageux et confus, souvent même dangereux et contenant des blasphèmes contre les bonnes œuvres et la Loi de Dieu. (Voy. Journal of J. Wesley, t. 1er, p. 315, et Watson’s Life of J. Wesley, p. 84.)]

Nous pourrions être tentés de nous affliger de cette division survenue entre des hommes aussi distingués et aussi saints. Mais, sans nous dissimuler ce qu’il peut y avoir eu là d’humain et de charnel, admirons plutôt cette sagesse de Dieu qui aime à diversifier ses moyens (Éphésiens 3.10), et qui a permis jadis la séparation de Paul et de Barnabas, afin de répandre plus promptement dans le monde la semence de l’Évangile. Et rappelons-nous qu’on a vu maintes fois dans l’Église se réaliser cette grande parole d’un poèteb :

bAll discord harmony not unterstood. (Pope.)

La discorde n’est qu’une harmonie non comprise.
-

Les hommes rêvent une unité extérieure et la poursuivent aux dépens même de la seule unité réelle, la vérité dans la charité. Mais Dieu déjoue leurs efforts, il arrête la construction de leurs Babels politiques ou ecclésiastiques ; il les contraint, malgré qu’ils en aient, à la liberté et à la diversité. C’est en vain que les hommes s’obstinent à ne voir dans la diversité que le principe de la guerre ; Dieu en fait dans l’Église, aussi bien que dans la nature, le principe de l’amour et la source de la vie.

Bien que suivant des voies différentes, les disciples de Wesley ont conservé pour les moraves un sentiment d’affection fraternelle, ou pour mieux dire, filiale. « La Société wesleyenne », dit un écrivain méthodistec, « a contracté envers les Frères moraves une dette de respect et de reconnaissance dont elle ne pourra jamais s’acquitter : J. et Ch. Wesley, quelles que fussent leurs excellentes qualités, n’avaient trouvé ni la sainteté ni le bonheur avant d’avoir appris de P. Bœhler que la foi en Christ nous sauve du péché, de sa coulpe et de sa domination, que cette foi est un don du Saint-Esprit, agissant sur un cœur pénitent, et qu’elle est suivie immédiatement du témoignage intérieur de la miséricorde de Dieu et de notre adoption. C’est incontestablement à cette doctrine que la prédication méthodiste a dû son efficace et ses succès. Sans doute, Dieu aurait pu se servir d’un autre moyen pour en donner la connaissance aux Wesley ; mais Il ne l’a pas fait. P. Bœhler a été l’instrument dont Il a voulu se servir pour leur communiquer ce bienfait et pour le communiquer par eux à des millions d’âmes. »

c – Jackson, The life of Ch. Wesley, t. 1er, p. 282.

De son côté, Zinzendorf, qui avait critiqué les Wesley, leur en demande spontanément pardon dans une note qu’il ajoute de sa main à un ouvrage publié en anglais par l’église morave, en 1754. Il y reconnaît que, MM. Wesley n’étant point membres de la communauté des Frères, ceux-ci n’ont aucun droit de les juger. Il déclare qu’il a eu tort de le faire et promet de ne pas retomber dans cette faute.

Whitefield, avec qui les Wesley travaillèrent pendant un certain temps, mais dont ils se séparèrent ensuite à cause de ses doctrines calvinistes, avait été mis aussi en rapport avec les Frères moraves et demeura plus longtemps en relations avec eux. Il leur demanda des aides pour son orphelinat de Géorgie. Il finit cependant aussi par se retirer d’eux et attaqua même Zinzendorf dans un écrit plein des plus graves inculpations. On pressait le comte de le poursuivre. Il ne consentit pas même à lui répondre. « Whitefield, dit-il, est un homme dont la prédication peut faire encore du bien à beaucoup de monde ; aussi ne voudrais-je pas écrire quoi que ce fût qui pût nuire à la considération qu’on a pour lui. »

C’est ainsi qu’Arnauld, sollicité d’écrire contre l’abbé de Rancé dont il avait gravement à se plaindre, déclara qu’il ne le ferait jamais, parce qu’il aimait et honorait trop l’œuvre de Dieu en lui.

Nobles exemples et qui mieux que bien d’autres choses nous font connaître ces grands cœurs ! Même. au fort de la mêlée et traités en ennemis, ils ne pouvaient se décider à considérer comme adversaires ceux qui combattaient pour Jésus-Christ.

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