Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE II

CHAPITRE XV
Les Hébreux, sous la conduite de Moïse, quittent l’Égypte.

L'exode ; les azymes.

1. Ils s'en allèrent donc, tandis que les Égyptiens se lamentaient et regrettaient de les avoir traités si durement ; ils firent route par Latopolis[1], qui était alors déserte ; Babylone y sera fondée plus tard, lorsque Cambyse conquerra l'Égypte. Ils effectuent leur marche rapidement et arrivent le troisième jour au bourg de Belséphon près de la mer Érythrée[2]. Et comme la terre ne leur fournissait rien, car c'était un désert, ils se nourrissent de farine de froment un peu détrempée et qu'une brève cuisson convertit en pains[3] ; ils en firent usage pendant trente jours[4] : ils ne purent se suffire plus longtemps avec ce qu'ils avaient emporté de l'Égypte, quoiqu'ils eussent rationné la nourriture, se bornant au nécessaire sans manger à satiété ; de là vient qu'en mémoire de ces privations, nous célébrons la fête dite des azymes pendant huit jours[5]. A considérer toute la foule des émigrants, y compris les femmes et les enfants, il était difficile de les compter ; ceux qui avaient l'âge de porter les armes étaient environ 600.000.

[1] Correspond au Soukkot de la Bible (aujourd'hui Vieux-Caire).

[2] Exode, XIV, 2.

[3] Exode, XII, 39.

[4] Ce détail n'est pas formellement dans la Bible. Il est dit (Ex., XVI, 2) que les Israélites arrivèrent au désert de Sin le 15 du 2e mois. C'est là qu'ils commencèrent à manger la manne. Il faut donc croire qu'ils se nourrirent d'azymes durant trente jours, puisqu'ils quittèrent l'Égypte le 15 du 1er mois (Nisan). Ce calcul est, d'ailleurs, établi par la tradition rabbinique (Sabbat, 87 b).

[5] Dans un autre passage (liv. III, X, 5), Josèphe indique, pour la fête de Pâque, conformément à Nombres, XXVIII, 17, une durée de sept jours et non de huit. On a voulu expliquer (Voir Olitzki, Fl. Josephus und die Halacha, Berlin, 1885, p. 54) que, dans notre passage, Josèphe insistait particulièrement sur la fête des azymes (τὴν τῶν ἀζύμων λεγομένην) et par là se rencontrait avec la Halacha (Pesahim, 5 a), qui défend le pain levé dès le 14 Nisan, de sorte qu'en effet, on se nourrit d'azymes pendant huit jours. Mais dans l'autre passage, précité, Pâque est appelée également ἡ τῶν ἀζύμων ἑορτή. A la vérité, il ne faut pas trop presser les termes de Josèphe, qui se se soucie pas toujours, on le voit par sa chronologie, de faire concorder ses propres données (voir note suivante).

Date de l'exode.

2. Ils quittèrent l'Égypte au mois de Xanthicos, le quinzième jour de la lune, 430 ans après que notre ancêtre Abram était venu en Chananée ; l'émigration de Jacob avait eu lieu 215 ans[6] après. Moïse avait déjà 80 ans[7], son frère Aaron avait trois ans de plus, ils emportaient avec eux les ossements de Joseph, selon les recommandations que ce dernier avait faites à ses fils.

[6] Ce chiffre est contraire aux indications données par Josèphe lui-même (liv. I, XVI, 2), à savoir que Jacob naquit après la mort d'Abraham. Or, cette naissance, d'après Gen., XII, 4, et XXV, 7, a dû survenir au moins cent ans après la venue d'Abraham en Canaan. Et comme Jacob a 130 ans à son arrivée en Égypte (plus haut VI, 8), le total des années écoulées depuis l'immigration d'Abraham est donc de 230 ans, et non de 215. Mais Josèphe se soucie peu d'exactitude. Le total de 430 lui est fourni par la Bible (Ex., XII, 40, 41) et le chiffre de 215 lui vient probablement, selon Freudenthal (Hellenistisehe Studien, Breslau, 1874-1875, I, p. 49) de l'historien Démétrios, qui calcule ainsi (Eus., Praep. ev., IX, 21) : Jacob vit en Égypte, jusqu'à la naissance de Kehat, 17 ans ; Kehat vit 40 ans jusqu'à la naissance d'Amram ; Amram, 78 ans jusqu'à la naissance de Moïse ; en ajoutant les 80 ans qu'avait Moïse lors de la sortie d'Égypte, on obtient le chiffre 215. On remarquera, en outre, que 215 est la moitié de 430 : l'émigration de Jacob coupe ainsi en deux parties égales la durée comprise entre la première occupation de Canaan et l'Exode.

[7] Exode, VII ; XIII, 19.

Poursuite des Égyptiens.

3.[8] Mais les Égyptiens se repentaient d'avoir laissé partir les Hébreux, et, comme le roi était vivement contrarié à l'idée que tout était arrivé par les sortilèges de Moïse, on résolut de marcher contre eux. Ils prennent les armes et tout leur attirail et se mettent à les poursuivre ; leur but était de les ramener s'ils parvenaient à les joindre : on n’avait plus rien à craindre de Dieu, puisqu'on les avait laissés partir. Et l'on pensait vaincre aisément des gens sans armes[9] et épuisés par le voyage. Ils s'informent auprès de chacun par où les Hébreux ont passé et poussent vivement la poursuite, quoique le pays fût pénible à traverser, non seulement pour des troupes, mais même pour des voyageurs isolés. Moïse avait fait prendre ce chemin aux Hébreux[10] afin que, si les Égyptiens se ravisaient et voulaient les poursuivre, ils fussent punis de leur mauvaise foi et de leur infraction aux conventions ; c'était aussi à cause des Philistins (Palestiniens), qu'une ancienne inimitié leur rendait hostiles et à qui il voulait, coûte que coûte, dérober sa marche ; car leur pays est limitrophe de celui des Égyptiens. Voilà pourquoi il ne conduisit pas le peuple par la route qui mène en Palestine ; c'est par le désert, en un circuit long et pénible, qu'il voulait envahir la Chananée ; au surplus, c'était pour se conformer aux prescriptions de Dieu, qui lui avait commandé d'amener son peuple sur le mont Sinaï pour y faire des sacrifices. Cependant les Égyptiens, ayant rejoint les Hébreux, se disposent à combattre et les refoulent, grâce à leur supériorité de forces, dans un étroit espace[11] : ils étaient suivis, en effet, de six cents chars de guerre avec 50.000 cavaliers et des hoplites au nombre de 200.000[12]. Ils barrèrent tous les chemins par où ils pensaient que les Hébreux chercheraient à s'enfuir et les tenaient prisonniers entre des escarpements inaccessibles et la mer ; vers la mer, en effet, se terminait une montagne que ses sentiers trop rudes rendent infranchissable et impropre à une retraite. Ainsi, profitant des rapprochements de la montagne et de la mer, ils fermaient toute issue aux Hébreux en postant leur camp à l'entrée même, afin de les empêcher de s'échapper vers la plaine.

[8] Exode, XIV, 5.

[9] Cf. Démétrios (Eus., Praep. ev., IX, 29 fin), surtout les mots : ἄνοπλος ἐξελθόντες « partis sans armes ».

[10] Exode, XIII, 17.

[11] Exode, XIV, 9.

[12] On ne trouve aucun de ces derniers chiffres dans l'Écriture ; ils sont de pure fantaisie. Pour les chars, cf. Ex., XIV, 7.

Détresse des Hébreux.

4. Incapables d'attendre à la façon des assiégés, faute des vivres nécessaires, ne voyant aucun moyen de fuir et dépourvus d'armes[13], au cas où l'idée leur viendrait d'engager un combat, les Hébreux croyaient déjà à un complet désastre, s'ils ne se livraient eux-mêmes de plein gré aux Égyptiens. Et ils incriminaient Moïse, oubliant tous les miracles accomplis par Dieu en vue de leur libération, au point qu'incrédules à la parole du prophète qui les encourageait et leur promettait le salut, ils voulaient le lapider et étaient d'avis de se remettre entre les mains des Égyptiens. On n'entendait que lamentations, gémissements des femmes et des enfants : la mort devant les yeux, enfermés entre les montagnes, la mer et les ennemis, ils ne trouvaient aucun moyen de leur échapper.

[13] Voir plus haut et la note sur Démétrios.

Exhortations de Moïse.

5. Moïse, malgré l'irritation du peuple contre lui, ne se relâchait pas de sa sollicitude à leur égard et s'en remettait à Dieu, qui avait fait tout ce qu'il avait promis pour leur délivrance et ne les laisserait pas maintenant tomber aux mains des ennemis, ni devenir esclaves, ni périr. Se levant au milieu d'eux, il s'écrie : « Même envers des hommes qui vous auraient gouvernés heureusement jusqu'à présent, il y aurait de l'injustice à douter qu'ils restent les mêmes dans l'avenir ; mais désespérer de la vigilance de Dieu, ce serait de votre part un acte de démence, puisque c'est à lui que vous devez tout ce qui s'est fait par mon entremise pour votre salut et votre délivrance de l'esclavage, quand vous ne vous y attendiez nullement. Il vaut bien mieux, dans cette situation critique où vous croyez être, espérer en l'assistance de Dieu ; c'est lui qui a fait en sorte que nous fussions cernés dans ce difficile passage, afin que de ce péril dont vous ne croyez pas, ni vous ni l'ennemi, que vous puissiez échapper, il vous retire et fasse voir sa puissance et la sollicitude dont il vous entoure. Car ce n'est pas dans d’infimes rencontres que la divinité prête son appui à ceux qu'elle favorise, c'est quand elle voit les hommes désespérer d'un sort meilleur. Aussi, ayez foi en un tel défenseur, qui a le pouvoir de faire grand ce qui est petit et de décréter l'affaiblissement de ces grandes puissances. Ne vous laissez pas effrayer par l'attirail des Égyptiens et, parce que la mer et derrière vous les montagnes n’offrent point de moyens de fuite, n'allez pas pour cela désespérer de votre salut : ces montagnes pourraient devenir des plaines, si Dieu voulait, et la mer une terre ferme ».

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