Je veux donc je suis
Nous avançons, Messieurs, dans notre travail de mineurs. Notre critique du sensationnisme nous avait mis en présence d’un facteur x, irréductible au mouvement et à l’étendue, que nous avons appelé facteur psychique, ou spirituel. Ce facteur d’essence inconnue pouvait être interprété par ses quantités intellectuelles ou par ses quantités volitives. Les premières étant plus apparentes que les secondes, le premier terme de l’alternative s’est imposé d’abord à notre enquête. Il faisait de l’homme et de l’essence universelle une pensée pensante ; de l’explication universelle une mathématique ; de la vérité une démonstration dialectique. — Après examen, cette solution intellectualiste s’est trouvée insuffisante. Quelque chose dans l’homme, dans l’affirmation : je suis, lui échappait irrémédiablement. L’homme, l’affirmation : Je suis, interprétés par l’intellectualisme seul, ou par la combinaison de l’intellectualisme et du sensationnisme, ne réussissaient pas à se maintenir et retombaient misérablement sur eux-mêmes. « L’intelligence pure est impossible : c’est une notion abstraite que l’analyse résout en contradiction et qu’elle force à se transformer. En effet, l’intelligence est une activité ; l’intelligence pure serait une activité pure ; mais cette activité pure consiste à s’apercevoir soi-même. Dans la conscience, le sujet et l’objet sont identiques et cependant ils sont distincts. L’objet perçu par la conscience ne peut pas être l’acte de s’apercevoir, sans quoi l’intelligence pure serait vide et nous tomberions dans le nihilismea. Et cependant l’objet perçu doit être un acte, puisqu’il est question d’une pure activité. Il faut donc que l’objet de l’intelligence pure soit un acte distinct de la conscience de soib, mais essentiel à cette conscience. Et nous voyons tout de suite en quoi un tel acte peut consister. Pour se connaître il faut être. L’acte qui précède nécessairement toute conscience et qui fait l’objet de l’intelligence pure est donc l’acte d’être : la production, l’affirmation de soi-même, c’est-à-dire la volontéc. »
a – Par l’identité sans distinction.
b – Qui est l’acte même de l’intelligence.
c – Ch. Secrétan, Recherche de la méthode, p. 65-66.
Non, cependant, que l’insuffisance de l’intellectualisme fût entière ; ce serait se tromper grossièrement que d’entendre en ce sens le résultat de notre analyse. L’intellectualisme, au contraire, expliquait un élément considérable de l’affirmation : je suis ; il expliquait tout ce qui touche à la pensée et au développement de la pensée humaine. Mais il manquait à expliquer, d’abord le point de départ, l’origine, le sujet de la pensée : l’homme lui-même, et en particulier le moi humain ; et ensuite le point d’arrivée, l’objet suprême de la pensée : Dieu. Les deux termes nécessaires à la pensée lui manquaient à la fois, et la pensée laissée à elle-même, n’ayant d’autre sujet et d’autre objet qu’elle-même, se dissout dans une évolution dialectique sans terme et sans commencement. Il en a donc été à peu près des résultats de notre seconde analyse, comme il en avait été du résultat de la première. De même que l’examen du sensationnisme nous avait mis en présence d’un facteur transcendant à la sensation, et qui, transformant la sensation en idées, enchaînant les idées en pensée logique, par le concept de causalité, laissait entrevoir déjà la possibilité de l’intellectualisme ; de même l’examen de l’intellectualisme nous a mis en présence d’un facteur transcendant à la pensée pure, savoir : la volonté. Mais pas plus que la pensée n’annulait la sensation (ou le mouvement nerveux qui est l’amorce physiologique de la sensation) ; pas davantage, la volonté ne doit être conçue comme annulant la pensée. La sensation et la pensée, leur importance, leur rôle et leur fonction propre subsistent dans le volitionnisme, comme la sensation, son rôle et son importance subsistent dans l’intellectualisme. Seulement, dans le volitionnisme, la volonté se présente comme l’élément que ni l’une ni l’autre ne réussissaient à expliquer, et de plus, comme l’élément essentiel et suprême ; comme celui que les autres n’expliquent pas, mais qui explique les autres ; comme l’essence de l’être, ou la substance. Dans le volitionnisme, non seulement les formules précédentes : je sens donc je suis, et je pense donc je suis, font place à la formule : je veux donc je suis ; mais encore cette dernière formule est conçue comme enfermant les deux autres. Le je veux donc je suis, signifie donc : je veux donc je sens, je veux donc je pense. Si je sens et si je pense, c’est parce que je suis, et je suis parce que je veux.
Comment cet emboîtement de la sensation et de la pensée se conçoit-il ? Comment la sensation et la pensée procèdent-elles de la volonté ? C’est là, sans doute, une question à laquelle le volitionnisme doit répondre par une théorie psychologique conforme aux faits et à ses propres, prémisses. Nous essaierons de le faire plus tardd ; pour le moment, il faut nous assurer d’abord si la position du volitionnisme est tenable ; si réellement nous sommes en droit de dire : je veux, donc je suis.
d – Et pas même dans la théorie du volitionnisme proprement dit, mais à la suite de notre chapitre sur le moralisme. Les raisons de ce délai apparaîtront d’elles-mêmes au cours de notre exposition.
Commençons par rappeler les raisons, obtenues par les critiques précédentes, et qui nous font conclure affirmativement. Il y en a de deux ordres : des raisons négatives (elles se résument dans l’échec de l’intellectualisme et sont encore présentes à vos esprits), et des raisons positives.
La première raison positive qui nous incline du côté du volitionnisme, c’est que le doute dont part Descartes (et qui est le seul point de départ légitime de la spéculation dialectique apriorique, c’est-à-dire de l’intellectualisme conséquent) est un doute volontaire. Le doute de Descartes n’est pas un doute nécessaire, c’est un doute voulu. La formule : je doute donc je pense, doit se compléter par celle-ci : je doute parce que j’ai voulu douter, je doute donc je veux.
La seconde raison positive en faveur du volitionnisme, c’est l’intervention manifeste de la volonté dans la preuve dite « preuve cosmologique ». Nous avons vu la volonté y arrêter en un certain point l’exercice du principe de causalité, refuser d’aller au delà, et statuer, en dépit du principe de causalité, une cause causante non causée, c’est-à-dire une cause première. Et nous avons dégagé le caractère nettement volontaire de ce procédé, dialectiquement illégitime.
La troisième raison positive en faveur du volitionnisme, c’est notre découverte que l’argument téléologique n’a de valeur que s’il est interprété par des jugements d’appréciation morale ; or la moralité s’applique à la volonté. Ici encore la volonté transparaît, car introduire dans une démonstration le critère moral, c’est y introduire indirectement la volonté.
Une quatrième raison positive enfin, qui nous pousse vers le volitionnisme, c’est que, dans le domaine de la conscience, la volonté est un fait premier au même titre que la sensation et la pensée. Je sens, je pense, je veux, voilà les trois affirmations évidentes dans lesquelles l’affirmation : je suis, est susceptible de se décomposer. Je veux est une évidence de conscience primordiale ; c’est une certitude première et pratique aussi certaine que les deux autres. Elle a les mêmes droits que les deux autres à être prise pour base d’une explication universelle, c’est-à-dire pour point de départ d’une philosophie. Or comme les deux autres ne nous ont pas conduits au but, il est plausible de penser que celle-ci, la seule qui reste, sera la véritable. — Je dis : la seule qui reste… Je me trompe. Il en reste deux encore : je suis libre, et je suis obligé (ou je dois), qui sont elles aussi des certitudes primordiales de conscience, des évidences premières. Mais un peu d’attention montre que la conscience de la liberté et la conscience du devoir se rapportent à la conscience de la volonté. Dire : je suis libre, et dire : je veux, ce n’est pas dire deux choses différentes, c’est dire une seule et même chose. Il n’y a pas de volonté sans liberté, ni de liberté sans volonté. Et si l’affirmation : je dois, ne paraît pas être, à première vue, aussi essentielle à l’affirmation : je veux (en ce sens qu’une volonté sans obligation est concevable, tandis qu’une volonté sans liberté ne l’est pas), au moins suppose-t-elle la volonté, comme un mode suppose une substance. L’affirmation : je dois ou je suis obligé, revient à celle-ci : je veux sous le mode d’obligation. Point d’obligation sans volonté.
Nous sommes donc justifiés à faire de la volonté un point de départ positif d’explication universelle (surtout après l’échec de la sensation et de la pensée), et ramener à la conscience de la volonté, les deux faits de conscience qui s’y rapportent : celui de la liberté et celui de l’obligation.