Le jésuitisme tient une place trop grande dans l’histoire moderne et nos préoccupations contemporaines, il est, en outre, trop étroitement uni à l’antinomisme politique, pour que nous puissions nous dispenser de lui consacrer une étude attentive.
Bien loin de professer le fatalisme, le jésuitisme affirme très hautement, la liberté morale. A l’en croire, cette affirmation serait même sa seule raison d’être. On sait qu’il ne fait jamais rien qu’au nom de Dieu et au seul effet de le glorifier. Mais les choses saintes ne sont pour lui que le moyen de conquérir les royaumes de ce monde. On sait encore avec quelle souveraine habileté il a su s’initier à tous les secrets de la politique. L’Eglise seule lui tient à cœur, la conquête des âmes, seule également, tente son ambition et stimule son zèle. Et l’on sait également que, tout en respectant le secret du confessionnal, il a su en faire l’agent le plus efficace pour répandre au loin sa redoutable influence.
Pour le jésuitisme, l’antinomisme se dissimule toujours sous les formes de la stricte observance de toutes les pratiques pieuses et le respect méticuleux de la lettre de la loi. A l’en croire, il ne veut que servir et glorifier la morale. Il prétend même que Dieu l’a suscité à la seule fin de défendre la liberté et la morale contre la réforme qui les méconnaissait par son dogme de la prédestination et du salut gratuit. Mais en réalité, il veut, avant tout, défendre l’absolutisme du pape et conquérir le monde à l’Eglise, le seul pouvoir de droit divin, dont les rois et les magistrats, si souverains soient-ils, ne sont que les délégués et les serviteurs. Cette œuvre première est pour le jésuite la seule chose nécessaire. Aussi, pour lui, il n’est qu’une seule question, la recherche et la mise en œuvre des moyens les meilleurs pour en garantir le succès. Comme conséquence, il ne veut connaître qu’un seul devoir, mais absolu et inexorable, l’obéissance à la papauté. Ce devoir prime tous les autres et tous les autres ne valent qu’à la condition d’en faciliter et d’en préparer l’exécution. En politique, on le verra, selon les circonstances, se faire l’avocat et le défenseur de la monarchie absolue, de l’obéissance passive, ou le séide de la révolution et du droit populaire. Il peut même revendiquer l’honneur d’avoir, le premier, prêché la révolte comme le plus saint de tous les devoirs pour un peuple opprimé par un souverain hérétique. Ce sont encore les jésuites qui ont enseigné le meurtre des tyrans comme une œuvre pie et singulièrement méritoire. Quand une fois il est assis au confessionnal, le jésuite ne connaît plus qu’un seul devoir, conquérir le monde, en faire la possession et la chose de l’Eglise. Dès lors, tous les intérêts de la morale, pour lui, se subordonnent à cet intérêt suprême. Telle est la cause de ce probabilisme, la doctrine fameuse, à l’aide de laquelle on peut pécher, moralement et sans s’inquiéter pour sa conscience. Et pour que le doute à cet égard ne vienne pas nous tourmenter, le jésuitisme nous enseigne qu’attendu que, dans la plupart des cas, il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, à la raison humaine de préciser avec une parfaite rigueur ce qui constitue le vrai devoir, nous pouvons, sans crainte de pécher, prendre pour règle de nos actes la maxime la plus commode et la plus probable. Il faut cependant, pour faire une opinion probable, que nous ayons soin, au préalable, de nous assurer l’approbation d’un docteur autorisé. Mais toute opinion devient probable lorsqu’elle a pour elle l’autorité d’un ou de plusieurs docteurs en renom ; plus les docteurs jouissent d’une autorité incontestée, et plus probable devient leur opinion. De plus, comme il peut se faire qu’entre eux il y ait de grandes divergences, on peut prévoir le cas où, en considération des intérêts du moment, l’opinion la moins probable devienne la plus sûre et la plus vraie.
Le probabilisme constitue donc l’antinomisme le plus révoltant que connaisse l’histoire de la sophistique. La loi morale, malgré tout ce qu’elle a de sacré et d’inviolable, il sait la faire plier à toutes les exigences et à tous les caprices de la volonté individuelle. Et tout en connivant aux convoitises de l’instinct mauvais, plus habilement que pourrait le faire l’antinomisme sensuel, il sait si bien et toujours respecter les convenances, il se montre si parfaitement raisonnable, si saintement accommodant pour les faiblesses de l’homme, qu’il faudrait vouloir résolument préférer le mal au bien pour ne pas consentir à pécher dévotement sous la direction des révérends pères. Si l’on veut voir tout ce que ce système renferme d’odieux, il suffit de le mettre en regard du commandement de l’amour de Dieu, ce premier et le plus grand de tous les commandements. Au lieu de le considérer comme la loi elle-même dans son essence souveraine, il en fait un détail infiniment petit, une lettre qu’on peut effacer à son gré. En face de ce commandement, il ose se demander quelles sont les circonstances qui nous obligent à le pratiquer ! Aimer Dieu en tout temps et en toute occasion, ce serait trop exiger de la faiblesse humaine. Aussi, il a des docteurs pour nous prouver qu’il est bien suffisant d’aimer Dieu au moment de la mort, ou en présence d’une grande tentation ou d’un danger redoutable, ou bien encore lorsqu’on reçoit de Dieu un grand bienfait, ou que l’on participe aux sacrements. D’autres, font mieux, ils enseignent qu’il est suffisant d’aimer Dieu tous les cinq ans, d’autres, plus exigeants veulent qu’on l’aime au moins tous les dimanches. Il en est qui prétendent que Dieu nous dispense de l’aimer pourvu que nous accomplissions tous les autres commandements de la loi. Au cas où ces accommodations nous paraîtraient insuffisantes, voici venir Escobar, il prouve que pour aimer Dieu, il suffit de ne pas le haïra ! C’est ici que l’on voit se rencontrer et s’entendre le pharisaïsme et le sadducéisme ! Le pharisaïsme abandonne l’esprit de la loi et n’en retient que la lettre et le sadducéisme consent au respect de la lettre pourvu qu’on lui en sacrifie l’esprit et la substance. Après nous avoir affranchis de l’obligation de l’amour de Dieu, ce n’est qu’un jeu pour le probabilisme de nous apprendre comment on peut mentir, voler, se livrer à l’impureté toujours dévotement et saintement. Avec ce probabilisme qui a inventé la dévotion aisée, on peut aller au ciel en effeuillant des roses sur la voie large et spacieuse et en portant le joug de Christ comme une parure à la mode ! Mais contre ce probabilisme la conscience proteste et Pascal a écrit ses immortelles lettres à un provincial. Cette œuvre vengeresse reste une date dans la littérature française. Pour la première fois, on vit dans la polémique religieuse le comique austère et redoutable servir à venger la vérité chrétienne, tout en restant toujours inexorable et railleur. Le Christianisme de Pascal, ascétique et rigoriste, ignore, il est vrai, la piété évangélique qui sait allier la sainteté de la loi à la liberté de la grâce ; mais il n’en est pas moins puissant par la vigueur avec laquelle il revendique le sérieux moral comme l’état d’âme que seul peut réaliser la communion intime et vraie de l’homme et de Dieu. Aussi est-ce avec une conviction émue et saintement éloquente, qu’il affirme l’autorité imprescriptible de la loi, son caractère sacré et pour tous obligatoire. La verve indignée de sa parole, quand il requiert contre les profanateurs du temple, rappelle infiniment plus l’avocat général que le prédicateur de l’Évangile et cependant l’on ne peut s’empêcher de l’aimer car il est, on le sent, l’exécuteur de la justice de Dieu. Nous sommes heureux de le constater, la dogmatique de Pascal est la nôtre, elle va d’Adam à Christ ! Sa morale, comme la nôtre, ne connaît que le péché et la grâce, le péché qui nie la morale et la grâce qui en est l’accomplissement.
a – D’après le jésuite Ant. Escobar. Voir la dixième provinciale.
Mais il serait injuste de ne pas le dire, si malgré les misères et les loques morales que le jésuitisme traîne après lui, il trouve un si facile accès auprès de l’opinion c’est qu’il a su se faire du cœur naturel, naturellement païen, son premier allié et son meilleur interprète. Et puis, n’est-ce pas évident, la morale que le jésuitisme traduit en système à l’aide de ses doctrines les plus en renom, n’est après tout que la casuistique du premier Adam ? On peut en effet retrouver les principes du jésuitisme jusque dans le jardin d’Eden. Avant que Suarez et Escobar les eussent réduits en système, ils étaient déjà nombreux, ceux qui les pratiquaient comme la seule sagesse possible. Il faut aussi l’avouer, par un instinct inhérent à notre propre cœur, la loi est tout à la fois le besoin le plus impérieux de notre être et le joug qui provoque le plus ses impatiences et ses révoltes. Elle est pour nous cette liberté dont les romains dégénérés ne consentaient pas à se passer et qu’ils étaient cependant incapables de pratiquer. Nous voulons, il est vrai, nous sentir sous la garde de la loi, en règle avec elle, mais au moyen d’observances et de pratiques qui, tout en nous donnant l’illusion de la justice véritable, nous dispensent cependant de la prendre trop au sérieux. Et cette liberté, nous entendons la retenir pour commettre tel acte, à notre convenance, quoiqu’il soit un péché. Plus nous le sentons en contradiction avec la loi, et plus nous voulons le justifier à nos propres yeux et devant la loi, à l’aide de distinctions et de sophismes que nous savons fort bien imaginer selon l’occurrence. Pour nous, en cette affaire, l’essentiel est de rester en règle avec la loi tout en retenant la direction de notre existence et en ne faisant jamais que ce qui nous agrée.
Malgré Pascal et sa satire vengeresse, nous ne sommes que trop portés à croire qu’un commandement qui nous obligerait à aimer Dieu, toujours et perpétuellement, est trop rigoureux, trop au-dessus de nos forces et que Dieu est trop bon pour nous l’imposer. Et facilement nous nous persuadons qu’il suffit d’accomplir les autres préceptes de la loi, sans qu’il soit nécessaire d’aimer Dieu continuellement. Nous n’avons pas besoin d’un docteur autorisé pour décider que l’on peut pratiquer les commandements de Dieu sans l’aimer, l’essentiel étant de ne point le haïr. Et qu’il en est qui vivent sans Dieu et se rassurent dans leur indifférence, à l’aide de ce fameux sophisme, sans se douter que les jésuites l’ont érigé en système ! Et si paradoxal que cela puisse paraître, on en trouverait en plein protestantisme qui, en fait de dévotion, ne vont pas au-delà de la pratique jésuitique et vivent parfaitement en règle avec la loi « à la condition d’aimer Dieu chaque dimanche et quelquefois au cours de l’année. » Et quand, au lieu de doctrines religieuses, il ne s’agit plus que de questions d’intérêt, nous sommes bien obligés de le reconnaître, pour le plus grand nombre, les arrêts de la conscience doivent toujours s’incliner devant les exigences de la question pratique. Il faut encore le confesser, le mot de probabilisme peut être d’invention jésuitique, mais la chose que ce mot représente existait bien avant les jésuites. Ils ne sont plus à compter ceux qui trouvent que leurs convenances sont des guides meilleurs et plus sûrs que les plus fermes affirmations de la conscience. Ils ne reconnaissent pas, je le veux, l’autorité de l’église romaine, mais ils n’en sont pas moins les esclaves de leurs circonstances et des passions de leur milieu. C’est avec crainte et tremblement qu’ils se recueillent devant l’opinion publique, leur seul et grand oracle. Et devant elle, il n’est pas d’ambitieux, si grand ou si inaperçu soit-il, qui ne tremble, cherchant à pressentir ses désirs les plus secrets, pour conformer son geste et son attitude à son froncement de sourcil. Ils sont légion ceux qui ne connaissent que cette seule maxime : « S’accommoder toujours et quand même à tous les temps et à toutes les circonstances ». On n’en est plus à compter, dans le monde de la politique, autant dire le monde réel, les changements, les conversions ou les apostasies. Et quand on en vient à se demander quelle est l’influence qui préside à toutes les transformations radicales et parfois instantanées, on est obligé de reconnaître qu’elles ne relèvent que de l’opportunisme, c’est-à-dire du probabilisme par excellence. Le jésuitisme n’est donc pas une invention récente, il est, au contraire, de très ancienne et très noble origine, et d’une origine qui se perd dans la nuit des temps. Il a beau changer et se transformer pour être à la portée de tous et à la hauteur de toutes les exigencesb, toujours il est le jésuitisme, notre pauvre et païenne naturec.
b – Vinet : Etudes sur Pascal, p. 248, qu’est-ce que le probabilisme, si ce n’est le nom le plus extraordinaire de la chose la plus ordinaire du monde : Le culte de l’opinion, la préférence donnée à l’autorité sur la conviction individuelle aux personnes sur les idées, aux hasards des rencontres sur les oracles de la conscience.
c – Il y aurait injustice à ne pas le rappeler, ce n’est pas le jésuitisme mais le confessionnal qui a inventé le probabilisme. Il n’a fait que le perfectionner. Mais on commet une injustice plus grande encore quand on on oublie qu’il a plus que tous pratiqué et propagé la théorie qui fait de la prière une pénitence que le confesseur inflige au pénitent comme le professeur dans sa classe condamne son élève aux cent lignes. — N. d. T.
Les principes antinomistes d’une manière plus ou moins consciente dominent l’opinion et, par elle, disposent de la morale du grand nombre. Grâce à cette opinion, la morale en raison des temps et des circonstances, revêt une forme changeante et diffuse et cependant toujours affirmative. Par elle encore, nous voyons se faire cette indulgence qui prend sous sa protection certains actes qu’elle entend pardonner, oublier et ne pas peser trop attentivement aux balances de la justice. A cette tendance se rattache toute une littérature, à la fois mondaine et religieuse : c’est à elle que nous sommes redevables de ces manuels de la civilité puérile et honnête et de cette délicate et bonne morale qui a la prétention de nous prescrire la manière de nous conduire avec nos semblablesd. On ne peut pas dire que dans les ouvrages de ce genre, il n’y ait que faussetés et mensonges, on peut, au contraire, y rencontrer parfois d’excellentes indications dignes d’être relevées et surtout d’êtres mises en pratique. Mais dans ces écrits on est assuré de rencontrer toujours le levain de l’antinomisme. Aussi, il faut les lire avec beaucoup de circonspection et une critique toujours en éveil. Ils excellent à nous donner des règles de savoir-faire qui, par leur forme concise, ambiguë, ne sont pas sans certaines analogies avec les proverbes qui résument la morale populaire. On ne peut pas se le dissimuler, le gros vieux bon sens de nos pères, affiné par une longue expérience, bien souvent trahit sous une forme narquoise et naïve une arrière-pensée d’indifférence et de scepticisme. D’entre ces proverbes, on pourrait extraire de véritables perles de prudence et de sagesse. Mais trop souvent aussi, par les formes détournées qu’ils affectent, ils rappellent qu’ils n’ont été conçus que pour servira l’intérêt pratique et dans ce qu’il a de plus vulgairement utilitaire. Il en est même pour professer naïvement cet égoïsme naturel, inhérent au cœur de l’homme et pour s’entendre avec la morale qui sait vivre en bons rapports avec le péché. Comme exemples on peut citer les suivants : « Nous sommes à nous-mêmes notre prochain le plus proche », « Chacun dans son métier doit être quelque peu voleur ». « Il faut hurler avec les loups ». « Il est quelqu’un dont il faut toujours chanter la louange, c’est celui dont on mange le pain ». Dans le nombre, il en est envers lesquels on serait souverainement injuste, à les presser trop rigoureusement car, ou ils sont d’un sens douteux, ou ils expriment involontairement l’impression d’une heure attristée contre laquelle on n’a pas su réagir. C’est en général l’esprit de ces proverbes qui inspire ces manuels qui, sous une forme élégante, formulent à l’usage des classes élevées ce qu’on pourrait appeler la morale du comme il faut. Dans le nombre, nous pouvons citer : « l’Oracle de la civilité et de la sagesse mondaines, à l’usage des gens comme il faut. » Ce livre, composé par l’espagnol Gracian, a été traduit par Schopenhauere. L’auteur était un jésuite, mais d’un esprit étendu et toujours bien informé. Il vivait au XVIIe siècle. Il évite les extrêmes de la morale jésuitique proprement dite ; il ne veut être, ni confesseur, ni directeur, mais simplement homme du monde et de bon conseil. Son style, d’une correction irréprochable et d’un accent essentiellement laïque, dès l’abord, gagne la confiance du lecteur. Aussi son manuel a-t-il été bien souvent et utilement étudié. On a pu, et non sans raison, en recommander l’étude aux jeunes gens de famille, qui se préparent pour les hautes études et les carrières gouvernementales.
d – Tels sont les Essais de Michel Montaigne, si justement appelés « le bréviaire des honnêtes gens ».
e – Balthazar Gracian : L’oracle et le manuel de la sagesse humaine. Don Vincencio Juan de Lastonoso le composa à l’aide d’extraits des œuvres de l’auteur et Schopenhauer l’a traduit avec beaucoup de soin sur l’original espagnol. Après la mort de Schopenhauer il fut édité par J. Frouenstœds. On en a une traduction française, mais sous un titre qui ne donne nullement l’idée de l’ouvrage : L’homme de cour, par Gracian Balthazar.
Il débute par cette maxime : « Aujourd’hui tous les arts ont atteint un haut degré de perfection, mais il n’en est aucun qui se soit plus grandement perfectionné que celui de se faire valoir et de se produire dans le monde. De nos jours, un homme comme il faut doit posséder à lui seul le savoir qui aurait pu suffire autrefois à sept hommes de son rang et de sa position ». Et ce même livre se termine comme une somme théologique du temps, par une exhortation à la sainteté. Pour l’auteur tout est compris dans la sainteté, elle est la vertu excellente, la condition de toutes les perfections et de toutes les félicités. Entre ce début et cette conclusion, on voit se produire les oracles de la sagesse. Ce sont en général des vérités pratiques et qui toujours dénotent une expérience consommée. Toutes, elles ont pour but de nous apprendre comment un homme du monde, sans jamais provoquer la suspicion mauvaise et sans rien abandonner de son honneur, peut se faire la position la plus heureuse, la plus enviée, la plus pleine de biens. Il nous apprend que celui qui veut en cette vie gagner l’honneur et le crédit, « et tel est, dit-il entre parenthèses, le désir de tous les hommes, » doit éviter avec soin la compagnie des malheureux et rechercher l’intimité des heureux de ce monde. Car le plus souvent, dit-il, « le malheur en ce monde n’a d’autre cause que la folie du malheureux ; et à vivre avec lui, au contact de son infortune on court le danger de prendre son mal » « Si l’on ne sait pas quels sont les heureux, il faut alors rechercher, pour se joindre à eux, les plus prudents, parce qu’on est sûr avec eux, tôt ou tard, d’arriver au bon but ». Et pour atteindre à ce but, « il faut regarder aux voies et moyens qui le mieux nous en rapprochent sans trop nous soucier de leur valeur intrinsèque ». « Car au vainqueur qui vient de remporter la couronne on n’a pas l’habitudes de demander qu’il lui plaise de rendre ses comptes ». Le succès n’est-il pas le rayon de soleil qui dore les plus vilaines masures ? Quand on ne peut pas se mettre dans la peau du lion, il faut savoir s’accommoder à celle du renard. Ce que la force nous refuse, il faut avoir la modestie de le demander à la ruse. Pour devenir véritablement populaire il faut apprendre à se taire, à penser avec le petit nombre, à parler comme tout le monde. Il n’appartient qu’à un Socrate de lutter contre le courant. A combattre l’erreur, on ne gagne jamais rien qu’à provoquer le danger, car on offense toujours un homme quand on prend la liberté de n’être pas de son avis. Dans les grandes assemblées, le sage doit parler non point avec sa voix à lui mais avec celle de l’universelle folie. Quant à son opinion vraie, il ne doit la dire que dans le tête à tête de quelques rares élus, hommes d’intelligence et de raison. Il faut savoir comme le sage Prothée condescendre à toutes les formes et toutes les revêtir. Avec les saints il faut être saint, savant avec les savants. Car pour conquérir la bienveillance d’un homme il n’y aura jamais rien de mieux que de simuler son goût et ses opinions. Avant d’accorder son instrument il faut s’assurer de l’impression du milieu. Il est un temps où il faut savoir oser la contradiction non point pour dévoiler son propre sentiment, mais au seul effet de plaider le faux afin de connaître le vrai. Une bonne contradiction qui sait venir à son heure et s’exprimer sous la forme modeste du doute, peut produire l’effet d’un réactif qui oblige les pensées les plus secrètes à se produire au grand jour. « Et encore il faut savoir se permettre dans sa vie publique quelques péchés véniels ; il n’est pas de meilleure recommandation pour le bon renom. Une perfection trop longtemps soutenue finit par provoquer la défaveur publique, le pire de tous les ostracismes. La jalousie est un véritable Argus. Sans cesse à l’affût, elle observe et déchire les plus nobles actions, cherchant si elles ne recouvrent pas quelque noir méfait et quand elle parvient à le découvrir elle éprouve une indicible satisfaction. Le bon Homère doit parfois s’endormir ». Quand on est dans tout l’éclat de la faveur publique par la vaillance du talent ou du succès, il ne faut pas craindre de produire au dehors quelques incorrections, c’est le seul moyen de ménager l’opinion, d’empêcher au poison de l’envie de nous atteindre. Il faut faire semblant de courir deux lièvres à la fois, mais sans jamais perdre de vue celui qui est l’objet principal de notre poursuite, c’est là une règle de prudence dont on ne doit jamais se départir. Sous le couvert de l’intérêt d’autrui, il faut savoir poursuivre son intérêt propre. C’est également un talent à conquérir que celui qui sait toujours faire retomber sur autrui la faute que l’on vient de commettre. Si l’on est pour exercer les hautes fonctions du gouvernement, il faut avoir toujours auprès de soi, à la portée de la main, un bouc émissaire sur lequel on se décharge de toutes les fautes que l’on peut commettre. Qu’on se garde donc de jouer jamais le rôle de soleil couchant et qu’on ne se laisse jamais obscurcir par aucune clarté nouvelle, à moins que ce ne soit comme le soleil pour reparaître plus éclatant. Il faut toujours s’appliquer à surprendre les hommes par de nouveaux levers de soleil ; et toujours tenir en réserve quelque surprise nouvelle ! »
D’après ces quelques citations, on peut s’assurer que l’auteur connaît le monde dans lequel nous vivons et que la morale qu’il prêche est celle que pratique la grande majorité de nos semblables. Mais comment maintenant concilier ses principes ou plutôt son absence de principes avec la recommandation à la sainteté ? Nous ne pouvons le contester, il affirme la vertu et la sainteté comme les seuls moyens de la félicité véritable. Mais alors pourquoi si souvent nous en dispense-t-il ? Car il est par trop évident, qu’avec elles il nous serait impossible de suivre toutes les règles de prudence qu’il veut bien nous prescrire. Il laisse à son lecteur le soin de trouver la réponse. Chacun de nous peut, en effet, la pressentir. La pratique qu’il veut concilier avec la sainteté, n’est pas autre que la recherche du bonheur. Kant l’avait impitoyablement proscrite. Mais pour notre auteur, elle est le but inévitable de l’existence. Il ne la comprend pas, si elle ne sert pas à conquérir l’honneur et les biens de ce monde, sans lesquels le bonheur ne saurait se concevoir ici-bas. Mais étant donnés le monde et les hommes tels qu’ils sont aussi longtemps que dure la poursuite du bonheur la sainteté doit s’écarter et le laisser passer. Mais une fois conquis, il faut savoir la rappeler, car sans elle, viendraient les imprudences, les écarts qui bientôt le rendraient impossible. Ce n’est donc point comme une loi première, mais comme un adjuvant nécessaire que notre auteur réclame la sainteté.
Ce serait une erreur, toutefois, de croire que le Christianisme interdit la recherche de la prudence et des règles, qui peuvent en faciliter l’application. Sous ce rapport le Christ nous a donné une leçon que nul ne doit oublier. Lui qui nous a commandé d’être simples comme la colombe, veut également que nous soyons rusés comme le serpent (Matthieu 10.16). Il nous commande d’aimer les hommes, mais il veut que nous nous tenions en garde contre eux (Matthieu 10.17). Nous ne devons donc pas dans nos rapports avec eux nous laisser aller à un optimisme facile et crédule ; nous serions nos propres dupes. Cette même instruction, il nous la donne non seulement par sa parole mais également par sa propre manière de faire. Nous n’avons sous ce rapport qu’à nous rappeler quelques-unes des réponses et des questions à l’aide desquelles il imposa silence à ses contradicteurs. Il nous suffira de rappeler le denier à l’effigie de César. Le principe qui doit se subordonner toutes les règles de la prudence se résume dans son commandement : « efforcez-vous de rechercher le Royaume de Dieu et sa justice et tout le. reste vous sera donné par dessus ». Tandis que sur la terre il n’est pas un seul but que l’on puisse poursuivre exclusivement sans entrer immédiatement en conflit avec la loi de la sainteté, le but surnaturel de la recherche du Royaume de Dieu, est le seul qui jamais ne se trouve en contradiction avec elle. Et la raison en est bien simple, la loi du Royaume de Dieu n’est pas de ce monde, et ce qui est dans le monde doit lui être soumis. La prudence chrétienne nous assigne donc pour but, non point le bonheur ici-bas mais le salut dans le Royaume de Dieu. Dans la parabole de l’économe infidèle (Luc ch. 16) le Seigneur nous met en présence d’un homme qui sait allier la prudence à la recherche de son propre salut. Les enfants de la lumière doivent apprendre des enfants du monde la prudence dans l’emploi des moyens. Sous ce rapport, ils leur sont de beaucoup inférieurs. De même que les enfants du monde sont ingénieux et inventifs quand il s’agit des moyens qui réalisent leur injuste poursuite ; les enfants de la lumière doivent savoir les imiter pour conquérir l’idéal divin, le Royaume de Dieu, notre éternel salut. Notre vie tout entière doit être consacrée à cette poursuite. Mais comme la recherche du Royaume de Dieu est après tout celle de la sainteté, et que l’on ne peut pas comprendre le Royaume de Dieu sans la sainteté, tout moyen qui serait en contradiction avec la sainteté, au lieu d’être un aide ne pourrait être qu’un obstacle.