Jésus-Christ se continue dans le monde par l’Église. Elle n’est pas seulement la montagne du Seigneur, la maison de Dieu où habitent ses enfants : elle est le corps de Jésus-Christ. Et comme Jésus-Christ était hier, est aujourd’hui, et sera au siècle des siècles, l’Église, prise dans sa plus large acception, est l’assemblée de tous les saints, membres de Jésus-Christ, qui ont vécu, qui vivent et qui vivront jusqu’à la fin des temps. Et non seulement des hommes, mais des anges et des principautés qui, eux aussi, ont été, au témoignage de l’Apôtre, réconciliés dans le Christ. C’est la belle idée de l’Église qu’a donnée Niceta dans son commentaire du symbole : « Ecclesia quid est aliud quam sanctorum omnium congregatio ? » (10). Il en conclut que, dans l’Église, le fidèle bénéficie de la communion des saints, formule qui apparaît dans le symbole pour la première fois chez lui ou du moins à cette époque, bien qu’elle puisse être plus ancienne. Dans un sens positif, elle indique que le fidèle entre, par le baptême, en société de foi, de suffrages et de mérites avec tous ceux qui font partie de l’Église, tous les saints, défunts, vivants ou à venir. Au sens négatif, elle marque qu’il est séparé des païens et des sectes qui ne sont pas l’Église de Jésus-Christ, qui sont la communio malorum. Imaginée peut-être d’abord par les rebaptisants et les novatiens, qui n’admettaient dans leur église que des justes, l’expression fut adoptée, à la fin du ive siècle, par les orthodoxes pour signifier l’union entre eux des membres de la vraie Église universelle. Mais venons plus précisément à l’Église de la terre, à l’Église militante.
A l’occasion du schisme de Novat, saint Cyprien avait déjà proclamé avec force que cette Église doit être une, et qu’elle est établie sur l’épiscopat groupé autour du siège de Rome. Le schisme donatiste allait amener saint Optat, puis saint Augustin, à préciser encore et à développer ces idées. L’ecclésiologie latine est, en grande partie, une création des africains.
On se rappelle quelle était, sur l’Église, l’erreur des donatistes. Confondant le corps et l’âme de l’Église, l’église visible et l’église invisible, ils prétendaient, comme les novatiens, que l’Église même visible ne pouvait comprendre que des justes, et que le péché grave suffisait à en exclure. La grande marque de l’Église pour eux était la sainteté. Cette sainteté, ils ne la trouvaient naturellement que dans leur secte : celle-ci était donc la seule vraie Église.
L’évêque Parménien, combattu par saint Optat, avait cependant énuméré quelques autres caractères ou notes de la vraie Église : c’étaient 1° la chaire, c’est-à-dire le siège épiscopal ; 2° l’ange, c’est-à-dire le fait de posséder un évêque légitime, ou, d’une façon plus générale, le pouvoir de dispenser les choses saintes ; 3° l’Esprit donné aux chrétiens par Dieu ou par ses ministres ; 4° la source (fons), par où il faut entendre la vraie foi, ou peut-être le baptême dans lequel on la professe ; 5° le sceau ou l’anneau (sigillum, annulus), probablement le baptême qui scelle la vraie foi et en marque le croyant ; 6° enfin l’ombilic, c’est-à-dire l’autel, la vraie eucharistie ou le vrai culte. Optat rejette ce dernier caractère comme note de la vraie Église (ii, 8) ; il accepte les cinq autres, et s’efforce de montrer qu’on ne les trouve que chez les catholiques ; mais toute sa façon d’en traiter montre avec évidence qu’il reconnaît surtout deux grandes notes de la vraie Église, la catholicité et l’unité.
La catholicité : « Ubi ergo erit proprietas catholici nominis, cum inde dicta sit catholica, quod sit rationabilis et ubique diffusa ? » (ii, 1). L’Église doit être catholique, parce que Dieu a promis à son fils l’héritage de toutes les nations, et que c’est par l’Église que le Christ en devient le maître. « Concedite Deo ut hortus eius sit longe lateque diffusus » (ii, 11).
L’unité. Saint Optat distingue avec soin entre le schisme et l’hérésie (i, 10, 12, etc.). Celle-ci altère le symbole et va contre la foi ; celui-là rompt l’unité de la communion et détruit la charité. Or, cette unité de son Église, Jésus-Christ l’a voulue. Pour cela il a fait de Pierre le prince des apôtres ; il lui a donné à lui, le premier, la chaire épiscopale de Rome, à lui seul le pouvoir des clefs. C’est en cette chaire unique — c’est-à-dire par la communion avec elle — que l’unité doit être gardée ; qu’elle devait être gardée par les apôtres mêmes qui ne devaient point élever chaire contre chaire, la leur contre celle de Pierre, puisque au fond il ne doit dans l’Église y en avoir qu’une. Ce pouvoir des clefs, conféré à Pierre, devait être communiqué aux autres apôtres, mais d’abord il l’a reçu seul : « Igitur negare non potes scire te in urbe Roma Petro primo cathedram episcopalem esse conlatam, in qua sederit omnium apostolorum caput Petrus ; unde et Cephas est appellatus : in qua una cathedra unitas ab omnibus servaretur, ne ceteri apostoli singulas sibi quisque defenderent, ut iam scismaticus et peccator esset qui contra singularem cathedram alteram collocaret » (ii, 2 ; cf. 6, 9). « Bono unitatis, beatus Petrus, cui satis erat si, post quod negavit, solam veniam consequeretur, et praeferri apostolis omnibus meruit, et claves regni caelorum communicandas ceteris solus accepit » (vii, 3). Nous retrouvons ici, mais renforcés encore, les idées et le langage de saint Cyprien sur l’unité de l’Église.
Ces principes posés, saint Optat n’a pas de peine à prouver que seuls, les catholiques, à l’exclusion des donatistes, possèdent cette catholicité et cette unité, notes de la vraie Église : la catholicité, puisqu’ils sont répandus dans le monde entier, tandis que le schisme est confiné en Afrique ; l’unité, parce qu’ils ont pour eux la chaire de Pierre, et que, par elle, ils communient avec l’universalité des chrétiens : « Igitur de dotibus supradictis cathedra est, ut diximus, prima, quam probavimus per Petrum nostram esse » — « per cathedram Petri quae nostra est » (ii, 6, 9). — « Cum quo (Siricio) nobis totus orbis commercio formatarum, in una communionis societate concordat » (ii, 3). Et les donatistes sans doute ont essayé d’établir des évêques à Rome ; mais ces évêques ne siègent pas sur la, cathedra Petri : ce sont des étrangers.
L’Église catholique romaine est donc la vraie Église ; et le fait qu’elle contient des bons et des méchants, des justes et des pécheurs, ne détruit pas cette conclusion, car l’Église est un corpus mixtum. Ce mélange a été voulu ou du moins permis par Jésus-Christ lui-même, et nous le devons tolérer jusqu’à la fin du monde : « Pariter iussit Christus in agro suo per totum orbem terrarum, in quo est una Ecclesia, et sua semina crescere et aliena… Nefas est enim ut episcopi faciamus quod apostoli non fecerunt, qui permissi non sunt vel semina separare, vel de tritico zizania evellere » (vii, 2).
Cette doctrine du corpus mixtum est aussi celle de saint Hilaire. Au contraire, saint Pacien — si son texte n’est pas altéré — exclut de l’Église le pécheur impénitent : « Quamdiu peccat et non paenitet, extra Ecclesiam constitutus est. » Mais il est d’accord avec saint Optat sur l’unité et la catholicité de l’Église : « Ergo Ecclesia plenum est corpus et solidum, et toto iam orbe diffusum » — « Christianus mihi nomen est, catholicus vero cognomen ». La catholicité d’ailleurs implique l’unité, unité que Jésus-Christ a établie en donnant d’abord à Pierre seul le pouvoir des clefs : « ad unum, ideo ut unitatem fundaret ex uno. ».
Le ive siècle cependant avait vu les empereurs devenir chrétiens, quelques-uns hérétiques, et l’Église avait senti plus d’une fois menacée par eux l’indépendance de sa parole et de son ministère. Les premiers dans l’ordre civil et militaire, ces nouveaux chrétiens le voulaient être aussi — comme les empereurs à qui ils succédaient — dans l’ordre religieux. Par la voix des Hosius, des Hilaire, des Martin et des Ambroise, l’Église latine repoussa cette prétention. D’Hosius saint Athanase a conservé la noble protestation contre Constance : « Ne te mêle pas des choses ecclésiastiques ; et ne nous commande rien en ces matières : c’est à toi qu’il convient d’en être instruit par notre bouche. Dieu t’a donné l’empire : à nous il a confié ce qui regarde l’Église. Et de même que celui qui usurperait ton pouvoir irait contre l’ordre de Dieu, redoute aussi, en t’immisçant dans le gouvernement de l’Église, de te rendre coupable d’un grand crime : Rendez, est-il écrit, à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieua. » Hilaire et saint Martin protestèrent, l’un contre le même Constance, l’autre — on l’a déjà dit — contre l’usurpateur Maxime ; et quant à saint Ambroise, on sait avec quelle fierté il revendiqua et maintint vis-à-vis de Théodose et de ses successeurs l’indépendance et les droits des évêques en matière ecclésiastique : « Quando audisti, clementissime imperator, in causa fidei laicos de episcopo iudicare ? »
a – Athanase, Historia arianorum ad monachos, 44.
L’Église est donc, comme telle, indépendante des pouvoirs laïques ; mais elle-même a-t-elle un chef visible, un évêque plus élevé qui la gouverne. On a vu que les Grecs, à l’époque où nous sommes, reconnaissaient au siège de Rome une primauté, une autorité plus haute à laquelle quelques-uns de leurs évêques eurent recours. Si les Grecs eurent cette opinion, on peut sans témérité augurer que les Latins abondèrent dans le même sens. On a lu plus haut les textes d’Optat et de Pacien sur les privilèges de saint Pierre. Presque tous nos autres auteurs, saint Hilaire, Victorin, saint Ambroise, l’Ambrosiaster, saint Jérôme parlent de même : Pierre est le fondement de l’Église, préposé à son gouvernement, le prince des apôtres, celui qui a reçu une autorité exceptionnelle, la primauté, qui a été établi chef pour couper court à toute tentative de schisme. « Ubi ergo Petrus, conclura saint Ambroise, ibi Ecclesia ; ubi Ecclesia, ibi nulla mors, sed vita aeterna ». Et saint Jérôme : « Si quis cathedrae Petri iungitur, meus est. »
Or cette chaire de Pierre est à Rome : et saint Optat en concluait qu’être hors de la communion romaine équivaut à se trouver hors de l’Église. Saint Ambroise et saint Jérôme ne parlent pas autrement, mais en mettant plus en relief, ce semble, l’autorité juridictionnelle de ce centre d’unité. Leurs textes sont classiques : « Totius orbis romani caput romanam Ecclesiam atque illam sacrosanctam, apostolicam fidem, ne turbari sineret, obsecranda fuit clementia vestra ; inde enim in omnes venerandae communionis iura dimanarunt ». — « Ego nullum primum nisi Christum sequens, beatitudini tuae, id est, cathedrae Petri, communione consocior : super illam petram aedificatam ecclesiam scio. Quicumque extra hanc domum agnum comederit, profanus est… Quicumque tecum non colligit, spargit, hoc est, qui Christi non est Antichristi est ». D’où saint Ambroise conclut encore qu’être en communion avec l’Église de Rome, c’est l’être avec l’Église catholique, et que les novatiens ne sauraient posséder l’héritage de Pierre puisqu’ils n’en possèdent pas le siège.
[Jérôme, Epist. XV, 2 ; CXXX, 16 ; Apologia adv. libr. Rufini, I, 4. Dans la lettre à Evangelus (Epist. CXLVI, 1), qui contient plus d’une boutade, saint Jérôme écrit que « si l’on considère l’autorité, celle de l’univers est plus grande que celle de Rome », que tous les évêques ont même mérite et même sacerdoce, que tous sont successeurs des apôtres. Ces paroles, pour avoir besoin d’être interprétées, ne détruisent pas ce que l’auteur a dit ailleurs.]
A Rome, on le conçoit, et plus qu’ailleurs, on a conscience de cette situation, et on le montre par les faits. Dans sa lettre aux eusébiens, le pape Jules leur déclare qu’il reste, malgré leur condamnation, en communion avec Marcel d’Ancyre ; il blâme généralement toute leur conduite, et, en appelant à l’autorité de saint Paul et de saint Pierre, il reproche en particulier aux adversaires d’Athanase d’avoir traité l’affaire du patriarche d’Alexandrie sans l’avoir prévenu par écrit lui, évêque de Rome, « comme c’est l’usage » en pareil cas. Damase, écrivant aux évêques orientaux à propos d’Apollinaire et de Timothée, donne à ces évêques le nom de fils très honorés (filii honoratissimi) et non pas de frères, et les félicite de la déférence qu’ils ont pour le siège apostolique. Siricius parle du soin de toutes les églises qui lui incombe. Innocent répondant, en 417, aux évêques des synodes de Milève et de Carthage, leur rappelle que toute cause même agitée dans les provinces les plus éloignées ne peut être terminée sans que le siège apostolique en ait pris connaissance et en ait confirmé le jugement ; que toute question, surtout s’il s’agit de la foi, doit être soumise au successeur de Pierre, pour qu’il indique quelle est la doctrine à suivre. C’est là l’antiqua regulae forma, « quam toto semper ab orbe mecum nostis esse servatam ». Même attitude et plus marquée encore s’il se peut dans Zosime. Et autour des papes, les empereurs font preuve du même sentiment de l’autorité romaine. C’est à un concile romain, sous Miltiade, que Constantin, sollicité par les donatistes d’examiner leur cause, en confie d’abord le jugement. C’est la foi de Rome et d’Alexandrie que Théodose déclare d’abord vouloir suivre, avant de convoquer le second concile général.