C’est dans les limites de l’empire romain d’occident que s’était développée, jusqu’au ve siècle, la théologie latine. Mais le moment était venu où cet empire lui-même allait disparaître et où, de ses débris, allaient se former de nouveaux royaumes. Saint Augustin était mort dans Hippone investie par les Vandales. Neuf ans après, en 439, ceux-ci s’emparaient de Carthage et devenaient maîtres de toute l’Afrique. Le génie de Bélisaire la leur arracha, il est vrai, cent ans plus tard, en 534 ; mais, dès 640, de nouveaux ennemis, les Arabes, envahissaient l’Égypte et menaçaient la Cyrénaïque. En 698, Carthage tombait définitivement en leur pouvoir. Ce fut la fin, en Afrique, de la domination byzantine et presque de l’Église chrétienne.
Les Vandales étaient venus de l’Espagne où ils avaient pénétré, de concert avec les Suèves et les Alains, dès l’an 409. Les Visigoths y entrèrent à leur tour en 414, et le pays fut d’abord divisé entre ces divers conquérants. Puis, successivement, l’unité se fit au profit des Visigoths. En 585, elle était achevée par Léovigilde, le père d’Herménégilde et de Récarède. Le nouveau royaume cependant ne dura que cent vingt-cinq ans. En 711, les Arabes, sous la conduite de Tarik, passaient la mer et soumettaient toute l’Espagne. Un groupe seulement de patriotes irréductibles se retrancha dans les montagnes des Asturies, et, patiemment, commença contre l’islam l’œuvre de la libération du territoire.
La Gaule fut l’objet de conquêtes et de remaniements analogues. En 413, les Burgondes y fondent, dans la partie supérieure du bassin du Rhône, le royaume de Burgondie, pendant que les Visigoths s’établissent au-sud-ouest entre la Loire et les Pyrénées. De leur côté, les Francs s’avancent au Nord jusqu’aux bords de la Somme (428). Clovis s’empare successivement des provinces du centre toujours sujettes des Romains (486), de l’Aquitaine moins la Septimanie qui reste aux Visigoths (507), et de la Burgondie qui devient, tributaire (500)b. Les cités armoricaines elles-mêmes, au nord-ouest, reconnaissent son autorité. L’unité cependant n’est que transitoire. Refaite sous Clotaire Ier (558-561), puis sous Clotaire II (613-628), elle se trouve constamment rompue par les partages qui distribuent le territoire entre les enfants du roi défunt, et par les luttes intestines qui arment ces héritiers les uns contre les autres. La dynastie des mérovingiens s’épuise au milieu de ces divisions, et disparaît, complètement en 752, pour céder la place à Pépin le Bref et aux carolingiens.
b – La Burgondie fut incorporée au royaume des Francs en 534.
Dans la Grande-Bretagne, la domination impériale avait pratiquement disparu dès le premier quart du ve siècle, avec la retraite des troupes romaines sur le continent (426). Incapables de se défendre seuls, les Bretons indigènes avaient dû subir les invasions des Saxons (453), puis des Angles (547), d’où était sortie l’Heptarchie saxonne (584), c’est-à-dire la réunion des sept royaumes fondés par les envahisseurs.
Quant aux provinces placées au nord et à l’est de l’Italie, ; le long du Danube, leur appartenance à l’empire n’était guère que nominale et le devint de plus en plus. Occupées en grande partie par les Goths, Les Huns et les Vandales, elles furent comprises dans le royaume des Ostrogoths et de Théodoric en 493.
Restent l’Italie et Rome, le cœur de cette vaste organisation. Dès 402, Ravenne était devenue la capitale effective des possessions impériales en Occident. Une première fois, Rome est prise et pillée par Alaric et ses Visigoths en 410 ; une seconde fois, en 455, par les Huns de Genséric. Au milieu d’un incroyable désordre et parmi d’innombrables compétitions, l’empire romain d’Occident s’écroule sous les coups des barbares qui, seuls, le soutenaient depuis un siècle, et qui n’eurent, pour l’anéantir, qu’à se retourner contre lui. En 476, Odoacre, roi des Hérules, est proclamé roi d’Italie. Son règne ne dure que dix-sept ans. Dès 493, Théodoric, qui l’a vaincu et tué, s’installe à sa place avec ses Ostrogoths. Sous son gouvernement intelligent et ferme, la sécurité revient pour quelque temps. Mais ses successeurs ne savent pas garder sa conquête. Elle leur est arrachée par Bélisaire et Narsès, lieutenants de Justinien, et l’année 553 voit la fin du royaume des Ostrogoths en Italie et la restauration de l’autorité des empereurs byzantins. Celle-ci se trouve bientôt réduite à l’exarchat de Ravenne (Rome, Naples, la Sicile), par l’invasion et l’établissement des Lombards dans la Haute-Italie (568). En 752, leur roi Astolphe s’empare même de l’exarchat, et menace Rome. Les papes invoquent contre lui et son successeur Didier le secours de Pépin, puis de Charlemagne. En 774, le royaume lombard disparaît, et Charles est proclamé roi des Lombards et patrice de Rome, en attendant qu’il soit couronné empereur d’Occident (800).
Les lignes qui précèdent ne donnent même pas une idée des convulsions qui ont agité les territoires occupés par l’Église latine pendant la période que nous étudions : elles n’ont pour but que de fournir une orientation générale et de fixer quelques dates. Au milieu de ces convulsions cependant, la foi de l’Église se perpétue, elle s’étend même malgré les persécutions des envahisseurs idolâtres ou hérétiques ariens ; l’unité religieuse retient les membres de cette grande famille que les barbares se partagent. Mais on comprend que des temps pareils soient peu faits pour la sereine contemplation et la spéculation pure. A mesure que les destructions s’opèrent et que les ténèbres s’épaississent, on sent au contraire de plus en plus le besoin de condenser en des formules simples et d’un caractère pratique, adaptées aux générations nouvelles, les résultats acquis par les Pères et les théologiens des âges précédents. C’est à saint Augustin généralement qu’on en emprunte la matière. Il avait lui-même résumé toute la tradition des quatre premiers siècles : il alimentera celle des siècles suivants, mais sans d’ailleurs les faire hériter ni de son génie, ni de la plénitude de sa pensée. L’augustinisme de saint Césaire, de saint Grégoire, de saint Isidore sera un augustinisme étriqué, ramené au niveau des esprits moyens. Grâce à eux cependant le meilleur de la réflexion religieuse ancienne sera conservé et passera au moyen âge, en attendant qu’une renaissance se produise, et donne à la théologie un nouvel essor.
Il serait trop long, on le conçoit, d’énumérer et d’apprécier ici les nombreux écrivains qui se sont succédé dans l’Eglise latine depuis la mort de saint Augustin jusqu’au début du règne de Charlemagne. Nommons au moins les principaux. A Rome, deux papes personnifient admirablement le génie romain, saint Léon(év. 440-461), et saint Grégoire (590-604). La postérité leur a donné à tous deux le surnom de Grand, et ils le méritent par la force de leur caractère, par leur dévouement au bien de l’Église et de l’État, par la sagesse et Fart suprême de leur gouvernement. Théologiens, ils le sont comme des romains de naissance et de tempérament pouvaient, et comme des papes le doivent être, avec cette juste mesure qui néglige les questions oiseuses et qui exclut les solutions extrêmes. Seulement, saint Léon est plus original, plus capable de spéculations et de vues personnelles. Appelé à départager l’Orient dans la querelle christologique, il a médité profondément le mystère de l’incarnation, et en tire, pour tout son enseignement moral, des conséquences lumineuses. Je ne parle pas de son style, un des plus beaux qu’ait connus la Rome chrétienne. A côté de cette parole, celle de saint Grégoire paraît singulièrement terne. Sa doctrine théologique aussi est, dans son ensemble, moins vivante et moins haute. Elle s’est formée par la lecture de saint Augustin, mais elle s’attempère à la médiocrité du temps, et au caractère tout pratique que peuple et clergé donnent alors à la religion. On a beaucoup reproché à saint Grégoire la crédulité dont il fait preuve dans ses Dialogues. Mais il ne faut voir, je crois, dans ce livre curieux, que l’honnête délassement d’un esprit fatigué des affaires, et qui trouve volontiers, dans un merveilleux qu’il ne discute pas, une diversion aux tristesses de la réalité. C’est par sa correspondance surtout qu’il convient de juger de l’intelligence et du caractère du grand pontife ; et cette correspondance est de tout point admirable.
Saint Pierre Chrysologue († vers 450) et saint Maxime de Turin († vers 470) sont contemporains de saint Léon. Ils ont laissé l’un et l’autre des sermons dont l’édition définitive n’est pas encore faite, et qui n’ont pour l’histoire du dogme qu’une importance secondaire. Il en va autrement des écrits philosophiques et théologiques de Boèce(v. 480-525), le ministre malheureux de Théodoric. Les premiers devaient initier tout le moyen âge à la connaissance d’Aristote et de Porphyre ; les seconds, fort courts, représentent un effort rigoureux pour justifier rationnellement et traduire en langage philosophique surtout les mystères de la Trinité et de l’incarnation. Quant au De consolatione philosophiae, le plus connu des ouvrages de Boèce, c’est proprement un livre de philosophie religieuse, qui peut passer, si l’on veut, pour une apologie de la Providence, et où le christianisme, sans se montrer, soutient tout. C’est à tort qu’on a voulu y voir l’œuvre d’un païen.
Boèce est un spéculatif : Cassiodore (v. 477-570), son ami et, comme lui, ministre de Théodoric, est un génie tout pratique. S’étant retiré du monde vers l’an 540, il aurait voulu fonder pour l’Occident une école de théologie qu’il sentait nécessaire. Ne le pouvant pas, il donne du moins dans ses Institutiones divinarum et saecularium lectionum, un guide pour l’acquisition des sciences divines et humaines, et travaille à développer dans les monastères le goût de l’étude. Peu d’hommes ont mérité, autant que lui, de la civilisation et des lettres.
Entre les prélats africains qui bataillèrent contre le semi-pélagianisme, on a déjà plus haut nommé saint Fulgence (év. 507 ou 508, † 533). Bossuet l’appelle « le plus grand théologien de son temps », et il est vrai que Fulgence est un théologien d’un esprit net, précis, vigoureux, qui débrouille bien les multiples difficultés qu’on lui soumet, et qui sait trouver ordinairement dans son saint Augustin la réponse à y faire. C’est dire qu’il est généralement peu personnel ; mais ce n’est pas un simple plagiaire : il s’est assimilé la doctrine du maître, et il la reproduit comme une chose qu’il a faite sienne par la méditation et l’étude. A côté de lui, paraît le diacre Ferrand, de Carthage, que l’on sait avoir été aussi fort consulté par ses contemporains, mais dont il ne reste que quelques lettres et une compilation canonique.
Saint Fulgence ne s’était pas occupé seulement des questions de la grâce : il s’était occupé aussi, on l’a vu, de la question christologique, en réponse aux moines scythes : il s’occupa du problème trinitaire pour réfuter les Vandales ariens. Sur ce dernier terrain de combat, ses auxiliaires paraissent avoir été nombreux, si nous en jugeons par le grand nombre d’écrits africains de cette époque, dirigés contre l’arianisme, écrits dont il est parfois difficile de désigner les auteurs. Au moins sait-on que l’évêque de Tapse, Vigile, mort peu après 520, en avait composé plusieurs, dont un au moins est conservé. On possède également un court traité de l’évêque Céréalis de Castellum (v. 484) contre l’arien Maximin. La controverse des trois chapitres, dans laquelle les africains en général prirent parti contre le pape et l’empereur, suscita aussi une littérature abondante. On connaît entre autres le grand traité de Facundus d’Hermiane, Pro defensione trium capitulorum (546-548), son Liber contra Mocianum et son Epistula fidei ; les Excerptiones de gestis chalcedonensis concilii de Verecundus de Junca († v. 552), et le Breviarium, surtout historique, du diacre Liberat de Carthage (560-566).
Si de l’Afrique nous remontons en Gaule, nous remarquons d’abord que toute l’activité théologique semble concentrée dans le midi, autour de Lérins, Marseille et Vienne. C’est de Marseille et de Lérins que part le mouvement contre la doctrine augustinienne de la grâce et de la prédestination ; non pas qu’on n’y tienne en très haute estime le génie et les ouvrages de saint Augustin ; mais, si fidèlement qu’on le suive sur les autres points de son enseignement, on ne croit pas, en celui-ci, devoir adopter ses vues. A Marseille appartiennent Cassien, dont on a déjà parlé, le moraliste Salvien et le prêtre Gennade (fin du ve siècle). A Lérins appartient saint Vincent, l’auteur du fameux Commonitorium (434) ; et de Lérins sont sortis Honorat et Hilaire d’Arles, Eucher de Lyon, dont les écrits sont perdus ou sans intérêt pour notre objet, Fauste de Riez, encore vivant vers la fin du ve siècle, et son adversaire, Césaire d’Arles († 543). Ce dernier, un des meilleurs orateurs populaires de l’ancienne Église latine, est au plus haut point représentatif du caractère pratique et régulateur de cette Église. Césaire tourne à la conduite des âmes les dogmes les plus abstraits ; il aime les formules qui fixent et résument, les distinctions qui précisent, les classifications qui introduisent dans les problèmes de la morale quelque chose des procédés du droit. Vivant au milieu des barbares, et sentant que la haute culture va se perdre, il veut au moins transmettre quelques règles de foi et de conduite simples au peuple qui l’environne. Sa popularité même. malheureusement a nui à son héritage littéraire, et on lui a si souvent emprunté qu’il est devenu difficile de lui restituer entièrement ce qui lui appartient.
Fauste trouva un adversaire de sa doctrine de l’âme dans le prêtre Claudien Mamert de Vienne († v. 474). Un peu plus tard le grand évêque de la même ville, saint Avit (évêque 490, † 526), se distingua dans la poésie, mais écrivit aussi en prose contre les eutychiens et les ariens.
En Espagne, la littérature théologique, longtemps empêchée de se produire par les guerres qui bouleversèrent la péninsule ibérique, jeta, un nouvel éclat à la fin du vie et durant le viie siècle. Saint Martin de Braga († 580) est surtout un moraliste : on lui doit cependant un opuscule sur le rite baptismal. Mais le grand docteur espagnol est saint Isidore de Séville (év. v. 600, † 636). Célébré par les conciles à l’égal des Pères les plus fameux, saint Isidore mérite ces éloges par l’étendue de son érudition et la fécondité de sa plume. Il s’est efforcé, dans ses écrits encyclopédiques, d’embrasser les sciences divines et naturelles à la fois, et de léguer au moyen âge un répertoire des connaissances-humaines. Mais c’est là, on le comprend, bien plus une œuvre de compilation que de réflexion personnelle. Saint Grégoire et saint Augustin ont fournit le plus clair de sa théologie.
De l’évêque de Tolède saint Ildefonse (év. 659-667) on possède entre autres un traité assez important De cognitione baptismi qui reproduit au moins dans son fond, ont pensé quelques critiques, un ancien traité (perdu) sur le même sujet de Justinien évêque de Valence, mort après 546. Tolède eut un second théologien peut-être égal, et même supérieur en originalité à saint Isidore, dans l’évêque saint Julien (év. 680-690). Né de parents juifs, Julien fut à la fois historien, théologien et controversiste, homme d’Église et homme d’Etat, et jeta, par son talent, un dernier éclat sur le royaume visigothique expirant.
C’est par le nom du vénérable Bède (672-735) que nous clorons cette courte revue patrologique. Bède a été pour l’Angleterre ce que saint Isidore a été pour l’Espagne, un écrivain qui s’est efforcé de lui transmettre un résumé des sciences connues, et en particulier la quintessence des auteurs ecclésiastiques qui l’ont précédé. Esprit original et libre quand il compose l’Histoire de l’Église d’Angleterre, il s’attache étroitement à ses devanciers dès qu’il parle doctrine et théologie. C’est peut-être chez lui modestie voulue autant que réserve prudente, et moins preuve d’impuissance que d’humilité.
Quoi qu’il en soit, cette note d’impersonnalité est en somme, on le voit, la note dominante chez les écrivains dont nous avons à nous occuper, surtout vers la fin de la période que nous envisageons ici. Ils ne croient pas qu’après les génies qui les ont précédés, il soit possible de renouveler ni de faire progresser l’exposé doctrinal. Ils classent, ils codifient, ils donnent à leurs correspondants des solutions et des éclaircissements ; ils tiennent des conciles pour réformer les mœurs, mais ils restent plutôt à la surface du dogme. Et l’on ne saurait vraiment s’en étonner quand on songe au temps où ils ont vécu. C’était beaucoup, à cette époque et dans ce milieu, que de conserver le passé, et que d’inculquer aux terribles néophytes qui entraient dans l’Église, les éléments du catéchisme.