L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français

12
Du chemin royal de la sainte croix

Homme, apprends qu’il te faut renoncer à toi-même,
Que pour suivre Jésus il faut porter ta croix :
Pour beaucoup de mortels ce sont de rudes lois ;
Ce sont de fâcheux mots pour un esprit qui s’aime ;
Mais il sera plus rude encore et plus fâcheux
Pour qui n’aura suivi ce chemin épineux,
D’entendre au dernier jour ces dernières paroles.
« Loin de moi, malheureux, loin, maudits criminels,
Qui des biens passagers avez fait vos idoles,
Trébuchez loin de moi dans les feux éternels ! »
En ce jour étonnant, qui du sein de la poudre
Fera sortir nos os à leur chair rassemblés,
Les bergers et les rois, également troublés,
Craindront de cet arrêt l’épouvantable foudre ;
Les abîmes ouverts des célestes rigueurs
D’un tremblement égal rempliront tous les cœurs
Où cette auguste croix ne sera point empreinte :
Mais ceux qui maintenant suivent son étendard
Verront lors tout frémir d’une trop juste crainte,
Et dans ce vaste effroi n’auront aucune part.
Ce signe au haut du ciel tout brillant de lumière,
Quand Dieu se fera voir en son grand tribunal,
Sera de ses élus le bienheureux fanal,
Et des victorieux l’éclatante bannière :
Lors du Crucifié les dignes serviteurs,
Qui pour en être ici les vrais imitateurs
Se sont faits de la croix esclaves volontaires,
Auront à son aspect de pleins ravissements,
Et ne s’en promettront que d’éternels salaires,
Quand le reste en craindra d’éternels châtiments.
La croix ouvre l’entrée au trône de la gloire ;
Par elle ce royaume est facile à gagner :
Aime donc cette croix par qui tu dois régner ;
En elle est le salut, la vie et la victoire,
L’invincible soutien contre tous ennemis,
Des célestes douceurs l’épanchement promis,
Et la force de l’âme ont leurs sources en elle ;
L’esprit y voit sa joie et sa tranquillité ;
Il y voit des vertus le comble et le modèle,
Et la perfection de notre sainteté.
C’est elle seule aussi qui doit être suivie ;
Ce serait t’abuser que prendre un autre but ;
Hors d’elle pour ton âme il n’est point de salut,
Hors d’elle point d’espoir de l’éternelle vie.
Je veux bien te le dire et redire cent fois,
Si tu ne veux périr, charge sur toi ta croix,
Suis du Crucifié les douloureuses traces ;
Et les dons attachés à ce glorieux faix,
Attirant dans ton cœur les trésors de ses grâces,
T’élèveront au ciel pour y vivre à jamais.
Il a marché devant, il a porté la sienne,
Il t’a montré l’exemple en y mourant pour toi ;
Et cette mort te laisse une amoureuse loi
D’en porter une égale, et mourir en la tienne.
Si tu meurs avec lui, tu vivras avec lui ;
La part que tu prendras à son mortel ennui
Tu l’auras aux grandeurs qui suivent sa victoire,
La mesure est pareille ; et c’est bien vainement
Qu’on s’imagine au ciel avoir part à sa gloire
Quand on n’a point ici partagé son tourment.
Ainsi pour arriver à cette pleine joie
Tout consiste en la croix, et tout gît à mourir ;
C’est par là que le ciel se laisse conquérir,
Et Dieu pour te sauver n’a point fait d’autre voie.
La véritable vie et la solide paix,
Le calme intérieur de nos plus doux souhaits,
Le vrai repos enfin, c’est la croix qui le donne.
Apprends donc sans relâche à te mortifier,
Et sache que quiconque aspire à la couronne,
C’est à la seule croix qu’il se doit confier.
Revois de tous les temps l’image retracée,
Marche de tous côtés, cherche de toutes parts,
Jusqu’au plus haut des cieux élève tes regards,
Jusqu’au fond de la terre abîme ta pensée,
Vois ce qu’a de plus haut la contemplation,
Vois ce qu’a de plus sûr l’humiliation,
Ne laisse rien à voir dans toute la nature ;
Tu ne trouveras point à faire un autre choix,
Tu ne trouveras point ni de route plus sûre,
Ni de chemin plus haut que celui de la croix.
Va plus outre, et de tout absolument dispose,
Règle tout sous ton ordre au gré de ton désir,
Tu ne manqueras point d’objets de déplaisir,
Tu trouveras partout à souffrir quelque chose :
Ou de force, ou de gré, quoi qu’on veuille espérer ;
Toujours de quoi souffrir et de quoi soupirer
Nous présente partout la croix inévitable ;
Et nous sentons au corps toujours quelque douleur,
Ou quelque trouble en l’âme, encor plus intraitable,
Qui semblent tour à tour nous livrer au malheur.
Dieu te délaissera quelquefois sans tendresse ;
Souvent par le prochain tu seras exercé ;
Souvent, dans le chagrin par toi-même enfoncé,
Tu deviendras toi-même à charge à ta faiblesse ;
Souvent, et sans remède et sans allégement,
Tu ne rencontreras dans cet accablement
Rien qui puisse guérir ni relâcher ta peine ;
Ton seul recours alors doit être d’endurer
Par une patience égale à cette gêne
Tant qu’il plaît à ton Dieu de la faire durer.
Ses ordres amoureux veulent ainsi t’instruire
A souffrir l’amertume et pleine et sans douceur,
Afin que ta vertu laisse aller tout ton cœur
Où son vouloir sacré se plaît à le conduire :
Il te veut tout soumis, et par l’adversité
Il cherche à voir en toi croître l’humilité,
A te donner un goût plus pur de sa souffrance ;
Car aucun ne la goûte enfin si purement
Que celui qu’a daigné choisir sa Providence
Pour lui faire éprouver un semblable tourment.
La croix donc en tous lieux est toujours préparée ;
La croix t’attend partout, et partout suit tes pas ;
Fuis-la de tous côtés, et cours où tu voudras,
Tu n’éviteras point sa rencontre assurée ;
Tel est notre destin, telles en sont les lois ;
Tout homme pour lui-même est une vive croix,
Pesante d’autant plus que plus lui-même il s’aime ;
Et, comme il n’est en soi que misère et qu’ennui,
En quelque lieu qu’il aille, il se porte lui-même,
Et rencontre la croix qu’il y porte avec lui.
Regarde sous tes pieds, regarde sur ta tête,
Regarde-toi dedans, regarde-toi dehors,
N’oublie aucuns secrets, n’épargne aucuns efforts,
Tu trouveras partout cette croix toujours prête ;
Tu trouveras partout tes secrets confondus,
Ton espérance vaine et tes efforts perdus,
Si tu n’es en tous lieux armé de patience :
C’est là l’unique effort qui te puisse en tous lieux
Sous un ferme repos calmer la conscience,
Et te prêter une aide à mériter les cieux.
Porte-la de bon cœur, cette croix salutaire,
Que tu vois attachée à ton infirmité,
Fais un hommage à Dieu d’une nécessité,
Et d’un mal infaillible un tribut volontaire :
Elle te portera toi-même en tes travaux,
Elle te conduira par le milieu des maux
Jusqu’à cet heureux port où la peine est finie :
Mais ce n’est pas ici que tu dois l’espérer,
La fin des maux consiste en celle de la vie ;
Et l’on trouve à gémir tant qu’on peut respirer.
Si c’est avec regret, lâche, que tu la portes,
Si par de vains efforts tu l’oses rejeter,
Tu t’en fais un fardeau plus fâcheux à porter,
Tu l’attaches à toi par des chaînes plus fortes ;
Son joug mal secoué, devenu plus pesant,
Te charge malgré toi d’un amas plus cuisant,
Impose un nouveau comble à tes inquiétudes ;
Ou si tu peux enfin t’affranchir d’une croix,
Ce n’est que faire place à d’autres croix plus rudes,
Qui te viennent sur l’heure accabler de leur poids.
Te pourrais-tu soustraire à cette loi commune
Dont aucun des mortels n’a pu se dispenser ?
Quel monarque par là n’a-t-on point vu passer ?
Qui des saints a vécu sans croix, sans infortune ?
Ton maître Jésus-Christ n’eut pas un seul moment
Dégagé des douleurs et libre du tourment
Que de sa Passion avançait la mémoire ;
Il fallut comme toi qu’il portât son fardeau ;
Il lui fallut souffrir pour se rendre à sa gloire,
Et, pour monter au trône, entrer dans le tombeau.
Quel privilège as-tu, vil amas de poussière,
Dont tu t’oses promettre un plus heureux destin ?
Crois-tu monter au ciel par un autre chemin ?
Crois-tu vaincre ici-bas sous une autre bannière ?
Jésus-Christ, en vivant, n’a fait que soupirer,
Il n’a fait que gémir, il n’a fait qu’endurer ;
Les plus beaux jours pour lui n’ont été que supplices ;
Et tu ne veux pour toi que pompe et que plaisirs,
Qu’une oisiveté vague où flottent les délices,
Qu’une pleine licence où nagent tes désirs !
Tu t’abuses, pécheur, si ton âme charmée
Cherche autre chose ici que tribulations ;
Elle n’y peut trouver que des afflictions,
Que des croix, dont la vie est toute parsemée :
Souvent même, souvent nous voyons arriver
Que plus l’homme en esprit apprend à s’élever,
Et plus de son exil les croix lui sont pesantes ;
Tel est d’un saint amour le digne empressement,
Que plus dans notre cœur ses flammes sont puissantes,
Plus il nous fait sentir notre bannissement.
Ce cœur ainsi sensible et touché de la sorte
N’est pas pourtant sans joie au milieu des douleurs,
Et le fruit qu’il reçoit de ses propres malheurs
S’augmente d’autant plus que sa souffrance est forte ;
A peine porte-t-il cette croix sans regret,
Que Dieu par un secours et solide et secret
Tourne son amertume en douce confiance ;
Et, plus ce triste corps est sous elle abattu,
Plus par la grâce unie à tant de patience
L’esprit fortifié s’élève à la vertu.
Comme l’expérience a toujours fait connaître
Que le nœud de l’amour est la conformité,
Il soupire à toute heure après l’adversité
Qui le fait d’autant mieux ressembler à son Maître :
L’impatient désir de cet heureux rapport
Dans un cœur tout de flamme est quelquefois si fort,
Qu’il ne voudrait pas être un moment sans souffrance.
Et croit avec raison que plus il peut souffrir,
Plus il plaît à ce Maître et qu’enfin sa constance
Est le plus digne encens qu’il lui saurait offrir.
Mais ne présume pas que la vertu de l’homme
Produise d’elle-même une telle ferveur ;
C’est de ce Maître aimé la céleste faveur
Qui la fait naître en nous, l’y nourrit, l’y consomme ;
C’est de la pleine grâce un sacré mouvement,
Qui sur la chair fragile agit si puissamment,
Que tout l’homme lui cède et se fait violence,
Et que ce qu’il abhorre et que ce qu’il refuit,
Sitôt que cette grâce entre dans la balance,
Devient tout ce qu’il aime et tout ce qu’il poursuit.
Ce n’est pas de nos cœurs la pente naturelle
De porter une croix, de se plaire à pâtir,
De châtier le corps pour mieux assujettir
Sous les lois de l’esprit ce dangereux rebelle ;
Il n’est pas naturel de craindre et fuir l’honneur,
De tenir le mépris à souverain bonheur,
De n’avoir pour soi-même aucune propre estime,
De supporter la peine avec tranquillité,
Et d’être des malheurs la butte et la victime,
Sans faire aucun souhait pour la prospérité.
Tu ne peux rien, mortel, de toutes ces merveilles,
Quand ce n’est que sur toi que tu jettes les yeux ;
Mais, quand ta confiance est tout entière aux cieux,
Elle en reçoit pour toi des forces sans pareilles :
Alors victorieux de tous tes ennemis,
La chair sous toi domptée et le monde soumis,
Ton âme de tes sens ne se voit plus captive ;
Et tu braves partout le prince de l’enfer
Quand ton cœur à sa rage oppose une foi vive,
Et ton front cette croix qui sut en triompher.
Résous-toi, résous-toi, mais d’un courage extrême,
En serviteur fidèle, à porter cette croix
Où ton Maître lui-même a rendu les abois,
Pressé du seul amour qu’il avait pour toi-même.
Te redirai-je encor qu’il te faut préparer
A mille et mille maux que force d’endurer
Le cours de cette triste et misérable vie ?
Te redirai-je encor que le premier péché
En a semé partout une suite infinie,
Qui te sauront trouver où que tu sois caché ?
Je ne m’en lasse point : oui, c’est l’ordre des choses
Il n’est point de remède à ce commun malheur ;
Tu te verras sans cesse accablé de douleur,
Si tu ne veux souffrir, si tu ne t’y disposes.
Contemple de Jésus l’affreuse Passion,
Bois son calice amer avec affection,
Si tu veux avoir part à son grand héritage ;
Et remets, en souffrant, le soin à sa bonté
De consoler tes maux durant cet esclavage,
Et d’ordonner de tout suivant sa volonté.
Cependant de ta part ne reçois qu’avec joie
Ce qu’il te fait souffrir de tribulations ;
Répute-les pour toi des consolations,
Des grâces que sur toi sa main propre déploie :
Songe que, quoi qu’ici tu puisses supporter,
Tes maux, pour grands qu’ils soient, ne peuvent mériter
Le bien qui t’est promis en la gloire future,
Et que, quand tu pourrais souffrir tous les mépris,
Souffrir tous les revers dont gémit la nature,
Tu ne souffrirais rien digne d’un si haut prix.
Veux-tu faire un essai du paradis en terre ?
Veux-tu te rendre heureux avant que de mourir ?
Prends, pour l’amour de Dieu, prends plaisir à souffrir,
Prends goût à tous ces maux qui te livrent la guerre.
Souffrir avec regret, souffrir avec chagrin,
Tenir l’affliction pour un cruel destin,
La fuir, ou ne chercher qu’à s’en voir bientôt quitte,
C’est se rendre en effet d’autant plus malheureux ;
L’affliction s’obstine à suivre qui l’évite,
Et lui porte partout des coups plus rigoureux.
Range à ce que tu dois ton âme en patience,
Je veux dire à souffrir de moment en moment,
Et tes maux recevront un prompt soulagement
De la solide paix qu’aura ta conscience.
Fusses-tu tout parfait, fusses-tu de ces lieux
Ravi comme saint Paul au troisième des cieux,
Tu ne te verrais point affranchi de traverses,
Puisque enfin ce fut là que le Verbe incarné
Lui fit voir les travaux et les peines diverses
Qu’à souffrir pour son nom il l’avait destiné.
Tu n’as point à prétendre ici d’autres délices
Qu’une longue souffrance ou de corps ou d’esprit,
Du moins si ton dessein est d’aimer Jésus-Christ,
Si tu veux jusqu’au bout lui rendre tes services.
Et plût à sa bonté que par un heureux choix
Un violent désir de supporter sa croix
Te fit digne pour lui de souffrir quelque chose !
Que de gloire à ton cœur ainsi mortifié !
Que d’allégresse aux saints dont tu serais la cause !
Que ton prochain par là serait édifié !
On recommande assez la patience aux autres,
Mais il s’en trouve peu qui veuillent endurer ;
Et quand à notre tour il nous faut soupirer,
Ce remède à tous maux n’est plus bon pour les nôtres.
Tu devrais bien pourtant souffrir un peu pour Dieu,
Toi qui peux reconnaître à toute heure, en tout lieu,
Combien plus un mondain endure pour le monde ;
Vois ce que sa souffrance espère d’acquérir,
Vois quel but a sa vie en travaux si féconde,
Et fais pour te sauver ce qu’il fait pour périr.
Pour maxime infaillible imprime en ta pensée
Que chaque instant de vie est un pas vers la mort,
Et qu’il faut de ton âme appliquer tout l’effort
A goûter chaque jour une mort avancée ;
C’est là, pour vivre heureux, que tu dois recourir :
Plus un homme à lui-même étudie à mourir,
Plus il commence à vivre à l’Auteur de son être ;
Et des biens éternels les célestes clartés
Jamais à nos esprits ne se laissent connaître
S’ils n’acceptent pour lui toutes adversités.
En ce monde pour toi rien n’est plus salutaire,
Rien n’est plus agréable aux yeux du Tout-Puissant,
Que d’y souffrir pour lui le coup le plus perçant,
Et par un saint amour le rendre volontaire.
Si Dieu même, si Dieu t’y donnait à choisir
Ou l’extrême souffrance ou l’extrême plaisir,
Tu devrais au plaisir préférer la souffrance ;
Plus un si digne choix réglerait tes desseins,
Plus ta vie à la sienne aurait de ressemblance,
Et deviendrait conforme à celle de ses saints.
Ce peu que nous pouvons amasser de mérite,
Ce peu qu’il contribue à notre avancement,
Ne gît pas aux douceurs de cet épanchement
Qu’une vie innocente au fond des cœurs excite ;
Non, ne nous flattons point de ces illusions :
Ce n’est pas la grandeur des consolations
Qui pour monter au ciel rend notre âme plus forte ;
C’est le nombre des croix, c’en est la pesanteur,
C’est la soumission dont cette âme les porte
Qui l’élève et l’unit à son divin Auteur.
S’il était quelque chose en toute la nature
Qui pour notre salut fût plus avantageux :
Ce Dieu, qui n’a pris chair que pour nous rendre heureux,
De parole et d’exemple en eût fait l’ouverture ;
Ses disciples aimés suivaient par là ses pas ;
Et quiconque après eux veut le suivre ici-bas,
C’est de sa propre voix qu’à souffrir il l’exhorte ;
A tout sexe, à tout âge, il fait la même loi :
« Renonce à toi, dit-il, prends ta croix, et la porte
Et par où j’ai marché viens et marche après moi. »
Concluons en un mot, et de tant de passages,
De tant d’instructions et de raisonnements,
Réunissons pour fruit tous les enseignements
A l’amour des malheurs, à la soif des outrages ;
Affermissons nos cœurs dans cette vérité :
Que l’amas des vrais biens, l’heureuse éternité,
Ne se peut acquérir qu’à force de souffrances,
Que les afflictions sont les portes des cieux,
Qu’aux travaux Dieu mesure enfin les récompenses
Et donne la plus haute à qui souffre le mieux.

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