La disposition anormale place-t-elle, par elle-même (ex se, per se), indépendamment des actes volontaires qu’elle produit, dans un état de culpabilité et de pénalité ?
Opinions diverses. — Question moins importante que les précédentes ; non traitée directement par la Bible. — On peut l’envisager ou à l’égard de l’homme en possession de lui-même ou antérieurement à. l’éveil de l’intelligence et de la volonté.
Les anciens Pères n’ont rien de très précis à ce sujet, quoiqu’ils cherchent fréquemment dans le pédobaptisme une preuve de la souillure et de la coulpe originelle et qu’ils la reconnaissent en fait chez les enfants (Origène, Cyprien). Saint Augustin, considérant tous les hommes comme ayant participé à toutes les conséquences morales et pénales du péché d’Adam, fut conduit par cela même à admettre que le vicium originis, dont le trait caractéristique est la concupiscence, entraîne la condamnation de ceux qui n’en ont pas été purifiés parle baptême. Il exceptait les justes de l’Ancienne Alliance qui ont cru au futur Médiateur, et les hommes qui, depuis l’établissement du christianisme, meurent dans la foi, quoique les circonstances les mettent dans l’impossibilité de recevoir le sacrement. Il supposait aussi quelque adoucissement au sort des enfants et même à celui des païens dont la conduite avait été comparativement bonne.
A la Réformation, les Eglises protestantes adoptèrent la doctrine Augustinienne dans toute sa rigidité et enseignèrent que le péché originel est vraiment péché et qu’il occasionne à lui seul, indépendamment de tout acte volontaire de désobéissance, l’éternelle perdition. Nous avons cité ailleurs la Confession de La Rochelle ; voici les expressions de la Confession d’Augsbourg : « après la chute d’Adam, tous les hommes, perpétués selon la nature sont nés avec la faute c’est-à-dire sans crainte de Dieu, sans confiance envers Dieu, et dotés de concupiscence en sorte que cette maladie ou vice d’origine est vraiment un péché damnant et conduisant dès maintenant à la mort éternelle ceux, qui ne sont pas renés par le baptême et l’Esprit Sainta. » Ce fut la doctrine générale des Eglises réformées. En vain Zwingle déclara-t-il que la contagion originelle est une maladie et non un péché (morbus non peccatum), sa voix resta sans écho : la Confession Helvétique elle-même renferme l’opinion commune, quoiqu’elle soit moins expresse sur ce point-là que ne le sont la plupart des autres.
a – Jalaguier cite la phrase en latin (ThéoTEX).
Notre question actuelle fut donc résolue à la Réformation de la manière la plus affirmative et la plus absolue. La disposition vicieuse (prava concupiscentia) fut universellement tenue pour un péché et pour un péché tellement grave qu’il place à lui seul tout le genre humain sous la condamnation. Les Symboles enseignent de concert qu’il rend tous les fils d’Adam coupables devant Dieu, les prive de sa gloire et les assujettit à sa colère ; qu’on n’en est délivré que par la foi et la régénération, qu’après la conversion la convoitise qui reste est toujours péché quoiqu’elle ne soit plus imputée au croyant, et que « ce vice duquel sont entachés même les petits enfants dans le sein de leurs mères » suffit pour que quiconque demeure étranger à l’Eglise soit éternellement perdu. On croyait cependant, en général, au salut des enfants nés de parents chrétiens ; du moins lorsqu’ils avaient été baptisés. Cet article donna lieu à d’assez vives controverses, ainsi que nous l’avons dit ailleursb. Le salut des enfants morts dans l’Eglise avant l’âge de raison, se comprend aisément au point de vue catholique où l’on attache au sacrement une efficacité intrinsèque, dépendant de l’acte lui-même, une vertu mystérieuse, à la fois justifiante et régénératrice, qui abolit et la coulpe et la peine et verse la grâce dans les âmes opere operato ; mais il n’en est pas de même au point de vue protestant où l’on ne reconnaît pas au sacrement cette vertu inhérente, et où l’on fait tout dépendre de la disposition de ceux qui le reçoivent, disposition qu’il paraît difficile d’attribuer aux nouveau-nés. Aussi, pour maintenir le salut des enfants baptisés et ne pas heurter sur ce point la croyance et les instincts populaires, les protestants furent obligés de faire plier ou d’élargir un peu leur doctrine des sacrements. Les Luthériens soutinrent que les enfants reçoivent la foi dans le baptême par l’opération du Saint-Esprit, mais en se refusant à déterminer quelle est la nature de cette foi et la manière dont elle se produit. Les Réformés disaient au contraire que les enfants reçoivent seulement la semence ou la faculté de la foi (fidem seminalem, potentialem). On sait ce que les Puséystes font aujourd’hui de quelques expressions de la Confession anglicane à cet égard (celle de régénération baptismale, par exemple).
b – De l’Eglise, chap. Du baptême.
L’Eglise romaine enseigne, nous avons eu occasion de le dire, que la disposition anormale, la concupiscence, n’est point péché par elle-même, formaliter, qu’elle ne l’est que causaliter, en tant qu’elle vient du péché et qu’elle le produit… Le Concile de Trente ne mentionnant que les régénérés, il s’ensuit qu’il considère la concupiscence comme criminelle en soi chez les autres hommes. Il semble que ce soit là la vraie doctrine catholique et c’est, en effet, sur la question ainsi restreinte que roula d’abord la discussion avec les protestants. Mais peu à peu les théologiens catholiques l’ont généralisée, cette première position n’étant guère tenable, car il est difficile de concevoir que ce qui n’est pas péché chez les uns le soit chez les autres.
Les Arminiens, les Memnonites, les Quakers soutiennent aussi que le penchant au mal ne devient coupable et imputable que par l’acquiescement volontaire. C’est, pour le fond, l’idée du rationalisme et de la philosophie, qui voient dans ce penchant une disposition primitive, une tendance essentielle de notre nature et une condition nécessaire de la vertu véritable, car la vertu étant une conquête du libre arbitre exige, à côté de la conscience du bien, la pente vers le mal ; d’où la lutte dans laquelle l’esprit, dominé d’abord par la chair, se l’assujettit à la fin. L’école panthéiste nie, non seulement la viciosité du penchant au mal, mais la réalité du mal lui-même (tout en reconnaissant ce que l’Eglise et le monde appellent de ce nom), le péché originel lui-même. Elle affirme qu’il n’existe que dans la pensée de l’homme placé au point de vue de l’entendement, qu’il n’est que la privation ou l’ombre du bien, que la limitation ou l’imperfection des êtres particuliers, qu’une apparence. En effet, si tout est un, tout est bien, et l’éternelle différence entre le juste et l’injuste va se perdre, avec toutes les autres oppositions des choses, dans l’identité absolue.
Bien des théologiens orthodoxes des diverses communions protestantes, en admettant que les hommes ont reçu d’Adam une inclination au péché qui opère chez tous, et les place tous dans un tel état qu’ils auraient péri sans l’intervention de la miséricorde divine en Jésus-Christ, se refusent à appeler cette inclination du nom de péchéc et à la tenir pour criminelle en elle-même. M. Stuart ne voit dans cette discussion qu’une logomachie ; il soutient qu’on est d’accord sur le fond et qu’on ne diffère que sur les termes, les uns appelant péché ce que les autres nomment simplement disposition au péché. « Je crois pleinement, dit-il, que cette disposition existe chez les enfants, à tel point que dès que leur développement moral se fera, elle les conduira certainement au mal. Qu’est-ce que les défenseurs du péché inhérent croient de plus ? Seulement ils appellent péché cette disposition native ; ce que je ne fais pas et que je ne puis faire, excepté dans un sens adouci et figuré. Je ne fais aucune difficulté de la nommer vicieuse en tant qu’elle conduit au mal, de même que je parle d’une faculté rationnelle qui rend les enfants des êtres raisonnables. Je n’ai pas d’objection contre cette terminologie quand elle est ainsi entendue. Mais représenter comme un péché cela même que je tiens du pouvoir créateur de Dieu et de sa Providence, ce qui est devenu une partie de ma nature antérieurement à tout choix, à toute violation, à tout acte de ma part ; représenter l’auteur de mon être comme ayant a prima origine marqué mon âme du sceau de l’éternelle perditiond… c’est ce que je ne puis forcer mon esprit à admettre.
c – Mot de Zwingle, cité plus haut.
d – Stuart exagère et fausse par cela même l’opinion qu’il combat et qui ne considère pas le penchant au mal comme mis dans l’âme dès l’origine par le pouvoir créateur de Dieu.
En un mot, quand on reconnaît que tous les hommes ont en eux-mêmes un tel tempérament, un tel penchant, une telle disposition ou viciosité, si l’on veut, qu’ils pécheront certainement lorsque leur développement moral se sera opéré ; quand on reconnaît que cet état est en eux une suite ou une conséquence de la chute d’Adam, et qu’il amènerait leur perte si la miséricorde divine n’intervenait en leur faveur : quand on reconnaît pleinement tout cela, je suppose qu’on admet tout ce qui est réellement essentiel, tout ce qui peut être scripturairement prouvé. »
L’opinion de M. Stuart me paraît être celle de la nouvelle école orthodoxe. Je la trouve dans la dogmatique de J. Muller : « La corruption se transmet par la génération à tout le genre humain, de telle sorte cependant qu’en tant qu’héréditaire cette anomalie psychique n’entraîne aucune culpabilitée ».
e – La même idée s’est bien des fois produite dans les thèses et les dissertations.
Peut-être eût-il mieux valu que la question n’eût jamais été soulevée, ainsi que bien d’autres. Mais elle existe, elle se discute et il ne dépend guère de nous de l’éviter. D’ailleurs toute secondaire qu’elle est, elle a encore plus de gravité qu’il ne le semble au premier abord, par les conséquences qu’elle entraîne selon qu’elle est affirmativement ou négativement résolue. Elle finit, à vrai dire, par toucher aux bases fondamentales de la religion, car elle atteint et la notion du péché et la notion même de Dieu. Elle était jugée telle par les protestants au xvie et au xviie siècle, malgré le champ plus restreint où elle s’agitait alorsf. Et s’ils tenaient pour très grave l’opinion que la convoitise n’est point criminelle en soi chez le régénéré, combien n’auraient-ils pas jugé plus grave encore celle qui la décharge de toute culpabilité chez l’homme en général. Ils l’auraient accusée de renverser dans sa base le dogme du péché originel, et c’est ainsi que pensent aujourd’hui même bien des théologiens. Avant d’en commencer l’examen, je ferai remarquer :
f – Voy. Chemnitz : Exam. de relig., p. 95.
1° Qu’on pourrait se borner à répondre que le penchant au mal, étant une déviation de la loi, base de l’ordre et du bonheur universel, il entraîne nécessairement par sa nature même des conséquences funestes, le désordre, quelqu’il soit, excluant ipso facto des prérogatives de l’ordre. Cette assertion générale repose sur des données rationnelles et bibliques si évidentes, qu’elle serait, je pense, peu contestée. Mais on lui reprocherait peut-être de ne pas pénétrer assez avant dans la question.
2° Que nous envisageons le fait dans ses rapports avec la dispensation de justice ou avec la loi et non avec la dispensation de grâce ou avec la rédemption. Tout en considérant la disposition anormale comme vicieuse et punissable par elle-même, on peut admettre (et nous y inclinons pour notre part) que là où elle n’a pas ôté reconnue par l’intelligence et consentie par la volonté, elle est couverte en Jésus-Christ par la céleste miséricorde. Ce sont deux questions bien distinctes, quoique collatérales, que celle du fait lui-même et celle de son résultat final ou providentiel ; et nous n’en avons qu’une seule à examiner, savoir si la disposition dont il s’agit ne constitue pas un état de culpabilité, par cela seul qu’elle est anormale.
3° Que cette question, telle qu’elle est posée, n’a pas été et n’a pu être directement traitée dans la Bible. La Bible envisage toujours l’homme à l’état d’être ou d’agent moral, en possession de sa raison et de sa volonté ; et ici nous faisons abstraction de cet état, nous considérons la disposition anormale, non in actu mais in potentia, pour parler le langage de l’école. Ce serait donc se faire illusion que d’espérer trouver dans la Bible une solution positive du point particulier qui fait l’objet de notre recherche actuelle ; cette solution, nous pouvons seulement l’inférer des principes et des faits que la Bible renferme.
4° Que la certitude nous importe beaucoup moins sur cette troisième question que sur la première (existence du penchant au mal) et même que sur la deuxième (origine de ce penchant). Elle ne concerne, en dernière analyse, que des êtres hors d’état de se la poser, et dont la condition reste la même vis-à-vis de Dieu, quelle que soit l’opinion que l’homme adopte. Quand nous resterions tout à fait dans le doute, ou qu’il serait démontré que la disposition anormale n’entraîne, par elle-même, ni criminalité, ni pénalité, elle rendrait toujours indispensables la rédemption et la régénération puisqu’elle est telle — les faits le prouvent, l’Ecriture le déclare, et tout le monde à peu près en convient (moins les Pélagiens absolus) –qu’aussitôt que les facultés morales entrent en exercice, elle produit des actes coupables par sa résistance à la loi. Ainsi, à part chez ceux en qui la raison et la conscience ne se sont pas développées (enfants, idiots), ses conséquences seraient exactement les mêmes que si elle était criminelle de sa nature (in se, ex se, per se), de sorte que, dans la réalité des choses, le résultat général est à peu près identique pour l’opinion qui l’innocente que pour celle qui en admet la coulpe, là du moins où son existence et son action sont pleinement reconnues.
Mais je tiens à constater ce qu’il en est.
Sur cette question, comme sur la plupart de celles que traîne à sa suite le dogme dont nous nous occupons, comme sur une foule d’autres, tant philosophiques que théologiques, il est infiniment regrettable qu’on n’ait pas su s’arrêter aux grandes données de la conscience et de l’Ecriture, qui proclament si hautement l’une et l’autre que là où il y a déviation de la loi, il y a désordre et péché ; que là où il y a désordre et péché, il y a souffrance et condamnation ; et que plus les principes du mal souillent les sources intérieures de la vie, plus il y a de péché et conséquemment de culpabilité. Pourquoi ne s’être pas tenu à cette sorte d’axiomes généraux, qui se légitiment d’eux-mêmes devant le sens moral, en laissant subsister les mystères de la condition humaine et de la dispensation divine ? Ne suffisent-ils pas à la religion pratique, c’est-à-dire à la religion réelle ? Hélas ! un désir trop ardent, une exploration trop curieuse de l’arbre de la science peut, aujourd’hui comme aux premiers jours, faire perdre l’arbre de vie. Que de terribles exemples nous en avons sous les yeux !
Mais la question indiquée est là devant nous. Nous voudrions l’éviter, redisons-le, que nous ne le pourrions pas. Si nous l’écartions ici, elle reviendrait ailleurs. Le plus simple et le plus sûr est donc de l’examiner, une fois pour toutes, à cette place où elle se pose directement. Et puis elle va toucher, quand on la suit jusqu’au bout, aux fondements mêmes de la dogmatique, puisque la rédemption, fond central de l’Evangile, correspond à la condition morale de l’homme, et que la notion de l’une se forme sur celle de l’autre. A y regarder de près, dans certaines directions de la haute métaphysique religieuse, cette question, qui semble au premier abord secondaire, finit par se trouver la question principale. La plupart des écoles philosophiques et théologiques admettent maintenant le penchant au mal, et son universalité, et le désordre intérieur et extérieur qu’il entraîne. Mais elles en font un des éléments primitifs de notre nature et de notre destinée. Il n’est là que pour fournir matière à la lutte qu’implique l’épreuve et d’où sort la vertu, selon l’expression philosophique, la sainteté, selon l’expression théologique. Il est là, parce que Dieu l’y a mis, parce qu’il entrait comme moyen dans cet immense plan providentiel qui a nécessité la rédemption et qui s’étend de la création à ce que l’Écriture nomme le rétablissement de toutes choses. Dès qu’il vient ainsi de Dieu il ne peut porter en soi ni criminalité ni pénalité, et le dogme de la chute, dépouillé de sa raison d’être, devrait, ce semble, finir logiquement par ne plus même se poser.
On voit la portée et la gravité que prend à la fin cette question, malgré les premières apparences, et la nécessité de ne pas se livrer légèrement à la solution négative vers laquelle incline l’esprit du temps. Ce point noir peut envahir de près ou de loin presque tout le champ du christianisme théorique et pratique. Il faut donc nous y arrêter un instant. Il s’agit de décider si la disposition anormale est péché par elle-même, comme l’ont cru saint Augustin et les églises protestantes, ou si elle ne le devient que par l’assentiment de l’intelligence et de la volonté, comme le veulent le catholicisme, le rationalisme et la philosophie.
Sur cette troisième question, prise dans sa généralité, nous nous rangeons du côté de l’Augustinisme, quoique tout penche et porte aujourd’hui dans un sens contraire. Nous croyons fondée l’idée de la Réformation, du moins quant au fait lui-même, et c’est le fait, non la théorie qui importe ; c’est le fait que nous devons constater à la double lumière de l’Ecriture sainte et de la conscience morale ; c’est le fait auquel nous devons tenir, à travers les courants philosophico-théologiques qui tantôt restent en deçà et tantôt portent au delà. Il nous semble que bibliquement et rationnellement la disposition anormale, la prava concupiscentia est péché par elle-même, qu’elle l’est formaliter aussi bien que causaliter. Voici quelques-unes des considérations qui l’établissent, selon nous.