Le dogme de la justification, tel que le formule le Protestantisme, a été attaqué de mille manières. Le fond central et vital de l’Évangile étant le salut, ce qui touche à l’ordre du salut, ce qui le constitue ou le détermine, affecte l’économie entière de l’Évangile et imprime au Christianisme une forme et une direction spéciales ; il est donc tout simple que la polémique se soit portée et souvent concentrée sur le dogme où tout va finalement aboutir, et dont la Réformation fit son fort. Une autre cause des attaques et des résistances qu’il a rencontrées, c’est son opposition apparente aux idées et aux tendances naturelles de l’homme, à une sorte de jugement ou de sentiment immédiat. La conscience et la raison, — nous avons eu occasion de l’indiquer, — donnent spontanément la justification par les œuvres, au sens large du mot, en révélant la dispensation de justice, règle éternelle et universelle du monde moral, et dont la dispensation de grâce n’est qu’un correctif ou un supplément momentané, car elle y a sa base et sa fina. Rien de surprenant, dès lors, que la philosophie religieuse se montre antipathique à un dogme ou à un principe qui semble heurter le sien, et que, dans les cas même où elle reconnaît pleinement l’état de péché, constaté par l’expérience individuelle et générale non moins que par l’Écriture, elle cherche la justification dans le renouvellement moral, ce qui laisse toujours dans la voie des œuvres. Il ne faut donc pas trop s’étonner des répugnances presque instinctives que soulève de prime abord le dogme évangélique, puisqu’il paraît froisser des notions, des sentiments fondés sur notre nature même, et que, d’ailleurs, il abat aux pieds du Trône de la grâce l’orgueil de l’intelligence et du cœur. Il ne faut pas s’étonner non plus que la haute théologie, la théologie scientifique, qui suit de près ou de loin la philosophie, tende, dans ses évolutions ou ses révolutions incessantes, à faire de la rédemption, et de la justification par conséquent, une simple restauration, se figurant abolir ainsi le scandale de la Croix et assurer à la sotériologie évangélique le verdict de la conscience et de la science.
a – Voyez Rapport des deux dispensions.
Aujourd’hui, le dogme de la justification par la foi est autant prôné qu’il était critiqué et conspué lorsqu’il se releva d’un si long oubli, au commencement du Réveil. Mais ce n’est qu’à la faveur d’une de ces équivoques nées de l’étrange élasticité de pensée et d’expression qui caractérise le mouvement actuel et qui s’étend à tout. Les termes dont la signification séculaire était le mieux établie abritent, dans la langue du jour, les opinions les plus diverses et les plus contraires. Vous vous croyez souvent en pleine orthodoxie ; mais, pour peu que vous alliez au fond, les choses vous échappent et il ne vous reste que des mots vides. On appelle Jésus-Christ son Seigneur et son Dieu avec Thomas ; on le prie, on le sert avec vous. Oui, mais, après explication, il se trouve que le Dieu n’est qu’un homme. On parle autant que vous, et plus peut-être, du Saint-Esprit. Oui, mais ce n’est finalement que le sens moral régénéré par l’Évangile, l’esprit chrétien ; quand ce n’est pas la vie universelle de Dieu dans la nature. On confesse l’inspiration et la révélation apostolique. Oui, mais c’est, en dernière analyse, le travail de la pensée ou du sentiment religieux sur le fait chrétien, c’est cette illumination des âmes recueillies et pieuses, à laquelle vous pouvez participer comme saint Jean ou saint Paul, qui n’ont eu d’autre avantage que de vivre dans ce qu’on pourrait nommer « les temps héroïques » du Christianisme. Ainsi de tout le reste. La vieille doctrine de la justification ne fait pas exception. Elle a non seulement contre elle ses adversaires naturels, la philosophie, le Catholicisme, les tendances sociniennes, plus vivaces qu’on ne croit ; mais aussi ces théories à la mode que tant de gens confondent avec elle, parce qu’elles se réclament de son nom et se revêtent de ses couleurs, et qui ramènent le principe catholique sous le couvert du principe protestant ; ces théories qui, à force de tourner et de retourner le dogme de la Réformation, de le travailler et de le quintessencier, finissent par y trouver simplement leur formule favorite de la religion personnelle, de l’individualisme chrétien : s’accordant, sous leurs mille formes, à le dépouiller de son caractère forensique et à ne lui laisser que son caractère moral, elles le changent et le ruinent sous prétexte de l’épurer ; elles ravivent implicitement (si ce n’est encore en fait) les objections du Catholicisme, du Socinianisme et de la philosophie, qu’il convient par cela même d’examiner, malgré l’espèce de trêve trompeuse où nous sommes, et qui ne tient qu’à une équivoque.
Ces objections peuvent se ranger en trois classes générales :
- On a essayé d’enlever aux textes qui fondent le dogme de la Réformation le sens qu’elle leur donne. (Objections exégétiques).
- On a voulu le mettre en contradiction avec d’autres doctrines ou d’autres déclarations scripturaires. (Objections dogmatiques).
- On Ta accusé d’une tendance immorale. (Objection morale).
Les objections de la première catégorie (objections exégétiques : Les textes ne donneraient pas réellement la doctrine protestante) sont de beaucoup les plus graves ; elles renverseraient notre dogme si elles portaient réellement, puisqu’il en résulterait qu’il n’est pas dans la Bible ou, ce qui revient au même, qu’il n’y est pas tel que nous l’en déduisons. Doctrine de révélation, c’est sur la révélation qu’il repose. Il n’aurait plus d’appui, si celui-là venait à lui manquer. Si, par exemple, l’une ou l’autre des interprétations de la formule de saint Paul opposées à celle qui le fonde se trouvait exacte, le système théologique auquel cette interprétation sert de base devrait être admis ; il serait le vrai et le seul vrai pour le chrétien. Mais si, au contraire, toutes ces interprétations sont définitivement écartées par une exégèse impartiale, celle de la Réformation reste et, avec elle, la doctrine qu’elle pose et impose.
Nous tenons ce premier point pour résolu, après l’examen que nous avons fait de l’enseignement du Nouveau Testament et, en particulier, de celui de saint Paul.
Quand nous ne pourrions lever pleinement les objections des deux autres classes, elles n’autoriseraient pas à rejeter la doctrine contre laquelle on les dirige, et qui, ayant sa base dans l’Écriture, y a par cela même sa démonstration… Si elles peuvent inquiéter notre pensée, elles ne doivent ni ébranler ni troubler notre foi, aussi longtemps qu’elles laissent intact l’argument scripturaire. Il faut nous accoutumer, de plus en plus, malgré les tendances actuelles, à croire simplement sur le témoignage de Dieu.
Mais nous ne sommes pas réduits à cette réponse négative, quelque légitime qu’elle soit. Les énantiophanies qu’on nous oppose se lèvent, autant qu’on peut raisonnablement l’espérer et le réclamer en un tel sujet.