« Souvenez-vous des prisonniers, comme si vous étiez eu prison. »
(Hébreux 13.3)
Celle qui devait illustrer le nom d’Elisabeth Fry naquit le 21 mai 1780. Elle était fille du banquier John Gurney, dont un ancêtre, au XVIIe siècle, avait subi l’influence de George Fox ; il était devenu Quaker et ses descendants n’avaient pas quitté la « Société des Amis ». Cependant, le milieu où grandit Elisabeth ne rappelait guère l’austérité du fondateur de la secte. Hélas ! il est mélancolique de constater à quel point l’incarnation d’un idéal dans les faits marque sa déviation certaine, en même temps que son entrée victorieuse dans l’histoire. En politique, en philosophie, en morale, en religion, les disciples d’un grand homme ne perpétuent sa pensée qu’en la trahissant. Conséquence inévitable ; puisque toute personnalité est originale, son expérience particulière est intransmissible. Le christianisme, lui-même, n’a pas échappé à cette loi fatale ; il n’est préservé de la corruption que par des Réformations successives, par une série de Réveils religieux et de Renaissances, ou de Résurrections surnaturelles. Toutefois, ce qui s’affirme alors, dans Eglise chrétienne, c’est bien plus qu’une idée, mais un Esprit, une Personne vivante, une Présence : « Je suis le Cep, vous êtes les sarments. » C’est par là que l’Eglise chrétienne ; si elle n’est pas infaillible, est du moins invincible, et, comme disait Calvin, « indéfectible ».
Mme John Gurney mourut d’une fin précoce, laissant onze enfants, dont l’aînée avait à peine dix-sept ans. Cette jeune fille prit en mains la direction de la famille, qu’elle sauva d’une catastrophe. Ses frères et sœurs s’épanouirent dans leur belle demeure, à la campagne. Elisabeth grandit au milieu des jeux et des éclats de rire ; les sept demoiselles Gurney, s’avançant bras dessus, bras dessous, barrèrent, un jour, la route et forcèrent la diligence à s’arrêter. Les distractions abondaient ; les sœurs parcouraient la contrée à chevai, en amazone rouge ; on dansait beaucoup, on cultivait des relations littéraires. Elisabeth, gracieuse et gaie, entrait dans la vie avec l’apparente insouciance d’un papillon. Et pourtant ! Une mystérieuse harmonie préétablie, une prédestination morale, s’affirmait on elle, à son insu : avant 1’âge de quinze ans, elle obtint de son père la faveur de l’accompagner dans une visite aux détenues d’une maison de correction. Saisie par le contraste entre leur sort et sa propre existence, elle se demanda : « Si le monde est cela, où est Dieu ? »
L’Esprit parlait donc en elle. Dans son âme s affirmait ce que George Fox nommait « la Lumière », ou le « Germe ». Elle écrivit, dans son Journal intime : « Je suis un navire sans pilote. J’ai idée que je vais acquérir de la religion, on quelque chose d’approchant. J’ai maintenant dix-sept ans !... A moins de quelque circonstance importante et favorable dans ma vie, mes talents seront dévorés par les vers et la rouille. »
Peu de temps après, un prédicateur américain vint prêcher dans la salle de réunion du Sentier de la chèvre. Les riantes sœurs ne se rendaient pas toujours avec enthousiasme à ces assemblées austères ; elles disaient avec esprit : « On va encore nous enchevriner ! » Les plus jeunes membres de la famille disaient : « La chèvre nous dégoûte ! » Un dimanche matin, le 4 février 1798, les sept sœurs vinrent s’asseoir, côte à côte, dans le lieu de culte. Elisabeth, âgée de dix-huit ans, s’y trouvait présente à contre-cœur ; elle prévoyait beaucoup d’ennui ; pour se procurer un objet de distraction, elle avait chaussé des souliers de couleur pourpre, lacés de ruban cramoisi. Un sermonnaire étranger prit la parole. Dès les premiers mots, il fixa l’attention d’Elisabeth ; elle parut troublée, ses yeux se mouillèrent de larmes. Après la réunion, elle demanda la permission à son père de déjeuner chez l’oncle qui hébergeait l’inconnu. L’après-midi, les demoiselles Gurney, par extraordinaire, désirèrent prendre part à un second culte ; dans la voiture qui les ramena au logis, Elisabeth pleurait. Le lendemain, l’étranger rendit visite à la famille, il « prêcha aux jeunes filles », et « prophétisa une haute et importante vocation » pour l’une d’entre elles.
Ce jour même, celle qu’il avait désignée ainsi écrivait : « Aujourd’hui, j’ai senti qu’il y a un Dieu... Si jamais je reçois la charge de prêcher, je saurai bien m’adresser aux frivoles et aux incroyants, car je connais leur cœur. » Sa transformation fut immédiate et radicale. Celle qui, jusqu’alors, animait un chœur dansant de jeunes filles, et entraînait ces charmantes « vierges folles », changea brusquement d’inclinations. Une de ses sœurs, âgée de treize ans, écrivit (elles rédigeaient, toutes, des Mémoires !) : « Je déplore que le quakerisme d’Elisabeth augmente chaque jour. Elle ne se mêle plus à nos danses et semble renoncer au chant ; elle pratique la simplicité dans ses habits, et plus encore dans son langage. Mais son caractère s’est beaucoup amélioré ; elle est active, charitable pour les pauvres, aimable et attentive pour nous tous. » Témoignage corroboré par la sœur aînée : « Nous étions incapables de comprendre le changement survenu. Quand elle refusa de participer désormais à nos danses, je raisonnai, je suppliai, je la persécutai. La fermeté de son caractère s’affirmait ; je ne me rappelle pas qu’elle ait jamais été ébranlée sur un point quelconque, envisagé comme son devoir. »
Elle étonna les siens par une requête à son père ; elle demanda l’autorisation de visiter Londres pour examiner les amusements du monde. On l’y envoya, chez des parents. Elle fit consciencieusement son enquête. Elle apprenait la danse, le matin ; l’après-midi, invitations et concerts ; le soir, spectacles ; la nuit, bals. Elle écrivit : « Je continue à ne pas aimer le théâtre. Tout cela est trop artificiel pour être intéressant. On m’avait coiffée, pour la représentation, de telle manière que j’avais l’impression d’être un singe. A Londres, elle rencontra une vieille quakeresse, qui fut très frappée par le sérieux de la jeune fille. Elle lui prédit qu’elle serait « l’œil des aveugles, et la langue des muets ». Elisabeth rapporta de la capitale cette impression : les lieux publics de divertissement propagent le mal ; donc, même si elle n’en recevait aucun dommage personnel, son devoir était de s’en abstenir, afin de ne pas encourager ce qui nuisait au prochain. Ses humbles réflexions rejoignaient, à son insu, les profondes pensées de Pascal, sur « Le Divertissement ».
Elle commit, alors, l’erreur d’identifier ce qu’elle nommait « la Religion » avec le renoncement à la littérature, à la musique, à la science, à la sociabilité, s’interdisant même de regarder le portrait de son père, qu’un artiste était en train de peindre. Mais, de pareils scrupules disparurent, à mesure qu’elle pénétrait davantage le secret de l’Evangile. « Elle devait devenir, dit sa sœur aînée, un modèle vivant de la charité décrite par saint Paul ; et il en est peu qui aient participé aussi abondamment à la liberté glorieuse des enfants de Dieu. »
Quelque temps -après son retour, Elisabeth rencontra une pauvre jeune fille, portant un sac de farine. Elle entra en conversation avec elle, et reçut la permission paternelle de l’adopter ; tel fut le début de son ministère au service du prochain. Ensuite, elle obtint l’usage de la buanderie, pour y réunir, deux fois la semaine, les enfants des villages environnants ; elle en groupa environ quatre-vingts, que son entourage nommait « les démons de Betsy ». Elle réussit, non seulement, à les discipliner, mais à les instruire. De là sortit une école du dimanche, tenue dans la maison ; puis elle organisa une école de jour, qui forma dus servantes. Ces efforts ne lui suffisaient pas. Elle prévint son père qu’elle voulait adopter la règle stricte des « Amis », et porter le costume quaker le plus démodé ; enfin, ses perpétuelles divergences d’avec les siens rendirent sa position très difficile au foyer domestique.
Survint une solution heureuse. A l’âge de vingt ans, elle épousa un banquier quaker, Joseph Fry ; il promit de ne jamais l’empêcher de suivre l’appel intérieur. Précisément, la richesse de son mari lui assurait une existence trop facile ; et, après la naissance d’un premier enfant, elle s’enquit de la misère à Londres, afin de soulager des pauvres. Ses journées étaient, d’ailleurs, très remplies par les devoirs d’une large hospitalité, par la correspondance familiale, par l’éducation de ses propres enfants, qui se succédèrent très rapidement. Mais son âme demeurait insatisfaite. Elle se sentait appelée à prendre une part plus active dans les réunions religieuses des « Amis ». Elle recula, d’abord, devant l’effort de la parole publique ; cependant, lors de l’enterrement de son père, elle s’agenouilla près de la tombe ouverte, et prononça une prière d’action de grâces. Après cette victoire sur sa timidité, elle s’enhardit à rendre témoignage dans les assemblées de culte ; et, un an plus tard, elle reçut le titre de « ministre » dans la congrégation des « Amis ».
Même alors, elle continua de chercher un plus vaste champ d’action, un contact plus réel avec les indigents : G. Fox n’avait-il pas fondé un Comité de la souffrance humaine ? Elle-même avait organisé une école pour les filles de ses voisins pauvres, un vestiaire, une distribution de remèdes et de soupe. Elle apprit à vacciner. Déjà elle acquérait un renom de philanthropie ; les requêtes, les pétitions, affluaient auprès d’elle. Toutefois, elle ne soupçonnait pas encore quel apostolat elle allait remplir, à travers tes geôles de l’Europe.
En Angleterre, comme ailleurs, au début du XIXe siècle, les prisons étaient dans un état déplorable. Des centaines d’emprisonnés y périssaient d’inanition ; nulle infirmerie ; bien portants et malades se foulaient dans des caves crasseuses. Trop souvent, les gardiens n’habitaient pas sur place ; lors d’un incendie, en Irlande, cinquante-quatre Français périrent brûlés, nul n’étant présent pour les délivrer. Des femmes rongées de fièvre demeuraient sans lit ; beaucoup de prisonnières subissaient une vraie torture, sous le poids intolérable de leurs fers. La sévérité du traitement s’aggravait avec la pauvreté des prisonniers ; car ils n’obtenaient de soulagement qu’en soudoyant les surveillants ; ceux-ci étaient souvent à peine supérieurs, moralement, aux malheureux qu’ils gardaient.
La prison de Newgate manquait de ventilation ; l’infection de l’atmosphère causait, environ, cinq morts par mois. Des prisonniers, qui avaient accueilli le verdict du tribunal avec indifférence, fondaient en larmes quand on les enterrait dans ces cavernes. Cette prison, construite pour 500 captifs, en contenait
822 dans l’année 1813. Aux enfermés pour dettes, on n’accordait ni charbon, ni chandelle, et leur literie était presque inexistante. Débiteurs et criminels, enfants et fous, jeunes gens et vieillards, tous étaient empilés ensemble ; on vendait de l’alcool, sans limitation de quantité, à quiconque pouvait s’en payer.
Dans la chapelle de la prison, l’aumônier prononçait, presque chaque semaine, un sermon pour les condamnés à mort. Les amateurs de spectacles s’y donnaient rendez-vous pour observer les misérables, entassés autour d’une table sur laquelle était placé un cercueil noir. En l’an de grâce 1833, un enfant de neuf ans fut condamné à la peine capitale, pour avoir poussé un bâton à travers la vitre d’une boutique, et dérobé des morceaux de couleur valant vingt centimes ; or, la loi punissait de mort le « vol avec effraction ». La sentence fut commuée.
C’est en 1813 que l’attention d’Elisabeth Fry fut appelée sur l’odieuse prison. Accompagnée d’une amie, elle pénétra dans une section de la geôle où elle découvrit trois cents femmes, et de nombreux enfants, abandonnés à l’oisiveté, sous la surveillance d’un seul homme aidé par son fils. Les malheureuses faisaient la cuisine, lavaient leur-linge, et dormaient – par terre. A la vue d’un étranger, ces créatures, devenues sauvages, réclamaient à grands cris de l’argent, destiné à s’enivrer ; les plus violentes, passant leurs mains à travers les barreaux, arrachaient aux visiteurs ce dont elles pouvaient s’emparer. Le gouverneur ne s’aventurait que rarement parmi ces Furies.
Les deux anges de miséricorde prirent contact avec leurs sœurs dégradées, leur apportant des vêtements chauds. Dès la troisième visite, l’amie d’Elisabeth Fry prononça quelques mots de prière. « Sans m’y être attendue, je priai à mon tour, écrit notre héroïne. J’entendis que l’on pleurait. Le silence était solennel. Quelle scène frappante, ces pauvres gens agenouillés autour de nous dans leur condition déplorable ! »
Ces poignants souvenirs la hantèrent ; mais elle avait mis neuf enfants au monde, et le premier devoir était au foyer. Elle dut se borner, pendant les années suivantes, à envoyer quelques dons à la prison. Cependant, obsédée par le hideux scandale, elle examina de nouveau, en 1817, le problème de Newgate. Elle retourna dans la geôle barbare, et obtint le privilège de rester seule, durant plusieurs heures, avec les détenues ; elle leur lut des passages de l’Evangile, et plusieurs de ces femmes demandèrent qui était « Christ ». Puis, elle exposa tout un programme, offrant d’organiser une école pour les petits, si leurs mères voulaient bien coopérer aux efforts tentés pour le relèvement de leurs enfants. Elle mit aux voix un règlement qui interdisait les jurons, la mendicité, le jeu de cartes, les querelles, et imposait la propreté. Les articles furent votés successivement, à main levée. Elisabeth Fry suggéra l’élection d’une monitrice générale, choisie parmi les prisonnières ; celles-ci, émues aux larmes, désignèrent une femme qui avait volé une montre. Par la suite, elle remplit avec une parfaite conscience la charge qui lui fut confiée.
Une cellule inoccupée fut concédée à Elisabeth Fry et à ses collaboratrices, qui se relayèrent à la prison, de jour en jour, et même d’heure en heure, pendant le premier mois. Les résultats furent stupéfiants. Les magistrats avaient prophétisé un échec total : que vaudrait un règlement, sans autorité légale et sans châtiments pour en assurer l’exécution ? Elisabeth Fry avait répondu : « Tentons l’expérience ! » Elle fut probante ; l’indécence, les imprécations, les chants licencieux, prirent fin : une sorte d’atmosphère familiale enveloppa les prisonnières, apaisées, purifiées.
Auparavant, dans la nuit qui précédait le départ pour le bagne australien, les femmes, exaspérées, cassaient tout. Mais, à l’occasion du premier transfert de condamnées, après la réforme entreprise, pas une vitre ne fut brisée ; celles qui partaient exprimèrent leur gratitude aux bienfaitrices ; les larmes versées, et la gravité du cortège, suggéraient l’idée d’une procession funèbre. Les autorités n’envoyèrent que la moitié de l’escorte ordinaire.
Mais, une fois ces femmes sur le bateau, qui prit à cœur leur sort durant la traversée ? Encore Elisabeth Fry. Elle se préoccupa de leur hygiène et de leur vêtement ; elle organisa pour elles des leçons de lecture et une instruction religieuse ; elle leur trouva une occupation facile qui leur permettait de vendre, à l’arrivée, des ouvrages de fantaisie. Sauf une exception, elle visita tous les transports qui emmenèrent des prisonnières, entre 1818 et 1841, époque de sa dernière maladie.
Une pareille persévérance entraînait de sérieuses dépenses physiques ; et à la fatigue corporelle s’ajoutait une tension morale constante. Ses frères et sœurs l’aidaient de leur sympathie et de leurs subsides. Mais elle avait assumé une charge écrasante en ajoutant, aux soins de sa grande famille, les soucis d’une entreprise tragique. La situation des condamnés à mort lui pesait lourdement sur le cœur. Elle écrivait, le 4 mars 1817 : « Je reviens d’une visite bien mélancolique à la prison. J’ai visité Elisa Fricker, qui sera exécutée demain. Ses mains étaient froides, couvertes d’une moiteur semblable à la sueur de l’agonie. Elle était tourmentée dans son esprit. Ses compagnes disaient qu’elle venait de traverser une crise de fureur... Son âme troublée finit par s’apaiser. Mais l’homme a-t-il le droit d’ôter la vie à l’homme, comme s’il possédait les prérogatives du Tout-Puissant ? Outre cette pauvre jeune femme, on va pendre six prisonniers ; l’un d’entre eux a sept petits-enfants ; et sa femme, également condamnée, est près d’être mère. L’horreur l’a rendu fou ; malgré la camisole de force, on n’a pu l’empêcher de mordre le geôlier ; j’ai vu celui-ci quitter la cellule avec une main sanglante. »
La fréquence des condamnations à mort pour vol parut scandaleuse à Elisabeth Fry ; l’opinion publique, elle-même, commençait à réagir contre le principe terrible que l’argent a plus de valeur que la vie humaine ; et souvent, les exécutions n’avaient pas lieu. D’autres fois, le verdict implacable suivait son cours. Tel fut le cas pour Henriette Skelton. Cette jeune femme, d’une expression ouverte et confiante, avait passé de faux billets, sous l’influence d’un homme qu’elle aimait. Elle fut condamnée à la peine capitale. Sa conduite en prison fut tellement bonne, que ses compagnes disaient : « Si elle a été désignée pour la mort, c’est qu’elle est mieux préparée à mourir que toutes les autres. » L’opinion s’émut. Beaucoup de dames riches s’aventuraient sous les voûtes humides, pour voir les chaînes de la pauvre enfant. Elisabeth Fry fit même agir, en faveur de l’infortunée, le duc de Gloucester, avec lequel, jeune fille, elle avait dansé. Vains efforts. La potence eut sa proie.
Ces dramatiques expériences conduisirent la quakeresse à sortir du terrain de la simple bienfaisance envers les prisonniers, pour s’élever dans la région des principes sociaux. La législation courante finit par lui paraître inique. Elle acquit la persuasion que la peine de mort n’augmentait pas la sécurité générale ; pareil code endurcissait les gens, et les criminels en venaient à se moquer de leur propre vie. Elle ne croyait pas davantage que la peur de la peine capitale favorisât le progrès moral, car elle menait plutôt à l’incrédulité, ou à l’hypocrisie, ou au fatalisme. Enfin, le verdict de mort semblait inspiré par la vengeance, plutôt que par le souci de réformer le coupable. Les prisonniers affirmaient couramment que la disproportion entre la simple fraude et la peine capitale, transformait presque le coupable en martyr ; car son péché envers la société était moindre que celui de la société envers lui.
Elisabeth Fry s’orientait ainsi, à son insu, vers certains problèmes soulevés par le christianisme social. Par exemple, quel est le fondement du droit de punir ? Et lors même qu’on trouve à la question une réponse vraiment satisfaisante, en vertu de quel « mystère d’iniquité » l’appareil de la justice répressive fonctionne-t-il, si fréquemment, contre ceux-là même qui portent déjà, dès leur naissance, et à leur détriment, le poids effroyable des inégalités sociales ?
Quoi qu’il en soit, et malgré tant de pronostics pessimistes sur l’impossibilité de relever les prisonniers, Elisabeth Fry obtint des résultats merveilleux par l’association de ces trois moyens pédagogiques : instruire les enfants, donner une occupation aux femmes, créer par la Bible une atmosphère religieuse. Le marquis de Landsdown, à la Chambre des Lords, déclara qu’Elisabeth Fry avait pénétré dans les prisons comme un « Génie du Bien ».
Le mot est significatif. Tous ceux qui l’ont vue à l’œuvre, affirment qu’elle exerçait une influence personnelle extraordinaire ; non point celle qui accompagne les manifestations, un peu théâtrales, d’un charme fascinateur ; mais celle qui rayonne avec la sereine et suave simplicité d’une âme inspirée, agissant, non par magie, mais par amour.
Deux prisonnières avaient écouté son allocution coutumière, avec un air de bravade où d’endurcissement. Elle s’approcha des récalcitrantes, saisit chacune d’elles par la main, et, sans lâcher prise, elle dit avec sa manière indescriptible : « Je suis certaine que j’apprendrai de meilleures choses à ton sujet. » Du coup, elles s’effondrèrent, et reçurent ses tendres conseils. Une déportée en Australie raconta plus tard : « Etant catholique romaine, je craignais l’influence de Mme Fry ; car, bien que mauvaise, j’aurais considéré comme la plus lourde chute, une abjuration de ma foi. Mais elle avait une façon à elle de parler ; on pouvait à peine s’empêcher de l’écouter ; alors, je m’exerçais à compter sans arrêt de 1 à 12 et de 12 à 1. Et puis, elle vous adressait la parole en particulier ; je fuyais l’occasion d’entendre ce « sermon » privé, comme nous l’appelions par moquerie. Un jour, elle m’appela. Je pensai : « Me voilà prise ! » Elle me regarda d’une manière très solennelle, elle posa ses mains sur mes épaules, et l’on aurait dit que ses doigts eux-mêmes exprimaient de la bienveillance ; elle me fit éprouver une pression qui manifestait de la sympathie pour moi ; je sentais bien ses pouces, qui appuyaient ferme. Et elle ne fit aucune conférence ! Elle dit simplement : « Que tes yeux ne convoitent pas ! » Rien de plus ; mais ses paroles, dites à voix basse et solennellement, étaient comme des paroles de mère..., et pourtant comme des paroles de juge. Eh bien ! arrivée ici, dans la colonie, je fus mise en service chez une dame, qui avait un dé en or dans sa boîte à ouvrage. Un jour, il me tenta ; je le glissai dans ma poche ; mais avant même d’avoir fermé la boite, – aussi vrai que je vous parle, – je sentis les pouces de Mme Fry contre mes épaules ; et tremblante, je remis le dé en place ! »
Voici comment un pasteur décrit un culte présidé par le bon génie de Newgate : « Je l’entendis, un jour, lire la Bible aux prisonnières. Presque tous les visages, dans l’auditoire, exprimaient la dégradation et le vice. Après un moment de prière silencieuse, elle ouvrit tranquillement le volume, au chapitre cinquante-troisième d’Esaïe. Jamais auparavant, et jamais depuis lors, je n’ai entendu personne lire à haute voix comme elle lut ce chapitre. Quelle attitude respectueuse ! Quelle articulation, exquisement nuancée, et si distincte qu’on ne perdait pas un mot de cette voix douce et touchante ! Son esprit paraissait absorbé intensément dans la lecture, et dans rien d’autre. Elle semblait pénétrer par l’âme chaque parole, et se l’appliquer à elle-même. Ensuite, elle releva la tête, et après un nouvel intervalle de silence, elle s’adressa au misérable auditoire ; son allocution fut brève, et si simple qu’elle dut être intelligible pour toute l’assemblée. Il devint évident, bientôt, qu’elle touchait les cœurs, car les visages s’apaisèrent, et des larmes coulèrent. Ce qu’elle affirmait avec tant de force persuasive et de douceur, c’est le merveilleux amour de Dieu. Chose remarquable, elle se plaçait de plain-pied avec ces femmes. Elle ne disait pas : « Vous », mais : « Nous », quand elle parlait de ceux que le péché a perdus. J’ai entendu beaucoup de prédicateurs éloquents, mais pas un en qui respirât, si complètement, l’esprit du Maître. »
Sa fille déclare que sa mère possédait trois grands dons : une apparence noble et imposante ; une voix exquise ; une aisance tranquille dans le choix du vocabulaire. Extérieurement, elle restait toujours en pleine possession d’elle-même.
Et pourtant, elle connaissait les souffrances poignantes de la sympathie. Elle affirma plus tard : « J’ai été minée par un amour excessif. » Un ami raconte le fait suivant : « Un matin que je marchais avec elle dans la rue, nous rencontrâmes une femme convenablement habillée, mais qui se semblait fort triste. Elle ne demandait rien, et ne cherchait pas non plus à fixer l’attention. Cependant, Mme Fry, comme entraînée par quelque pouvoir supérieur, alla vers cette femme et lui dit : « Tu parais en peine ; confie-moi ton chagrin, car je serai peut-être en mesure de rapporter quelque réconfort. » L’inconnue hésitait. Voyant qu’elle avait le cœur lourd, Elisabeth Fry la conduisit chez son frère, qui habitait cette même rue et là, sa tendre sollicitude amena l’étrangère à lui avouer son trouble : elle n’avait pas besoin d’aide pécunière, mais de conseils affectueux. L’amie qui venait de surgir, la sauva, car la malheureuse confessa qu’elle se dirigeait vers la Tamise, pour s’y noyer.
Comment Elisabeth Fry parvenait-elle, malgré tant de labeurs et de chocs, à conserver la sérénité ? Elle cultivait le sentiment de la présence divine. On trouve souvent, dans son journal, des expressions de ce genre : « Tu as été mon rocher, ma forteresse. »
Fidèle à la vocation d’En haut, elle ne cessa d’élargir le cercle de son activité. Dès 1818, au cours d’une tournée religieuse en Ecosse, elle trouva, le temps de visiter les prisons. Elle y découvrit un homme attaché à une longue barre de fer ; deux anneaux y étaient fixés, dans lesquels passaient les jambes du captif, ainsi écartées ; il ne pouvait ni se déshabiller, ni se reposer ; c’était la torture. La visiteuse multiplia, en vain, les efforts pour diminuer de telles souffrances. Elle vit, d’autre part, cinq hommes incarcérés pour dettes ; on les tenait enfermés, jour et nuit, dans un cabinet qui n’avait pas neuf pieds carrés de superficie. La loi, en Ecosse, rendait le geôlier responsable de la dette d’un débiteur qui s’enfuyait ; de là tant de barbarie... Et dans les prisons végétaient, aussi, les aliénés ! Ces découvertes affectèrent beaucoup Elisabeth Fry.
D’autres épreuves l’attendaient. Son mari fut partiellement ruiné ; il fallut quitter la belle résidence à la campagne. Aux pertes d’argent s’ajoutaient, pour un banquier, la douleur des sacrifices infligés à ceux qui lui avaient confié des fonds. A contre-cœur, Elisabeth Fry dut renvoyer des domestiques, ainsi privés d’une situation qui semblait assurée ; avec chagrin, elle cessa de payer des pensions à ses assistés, ou de soutenir des écoles. Sa maxime était : « Soyez justes, avant d’être généreux. » La débâcle fut empêchée par le secours financier qu’apportèrent deux frères d’Elisabeth.
Mais les économies forcées qu’elle dut s’imposer la troublèrent moins que des chagrins maternels : ses enfants entrèrent, presque tous, dans l’Eglise anglicane. Pour comprendre à quel point elle en fut affectée, il faut se rappeler qu’au moment de sa conversion elle avait saisi, avec ardeur, les principes de pure spiritualité enseignés par George Fox ; elle s’était même enrôlée, à l’intérieur du Quakerisme, dans une secte rigide. Cette intransigeance, qui avait troublé le foyer paternel, créa quelques difficultés dans son propre cercle familial. Par exemple, elle bannissait toute musique non religieuse ; puis elle s’affligeait que son mari allât quérir, au concert, ce qu’il ne pouvait trouver chez lui. Quand ses filles mariées acceptaient une invitation au bal, elle avait peine à s’en consoler. Mais ce n’étaient là que de petites épreuves, auprès du fait que ses enfants semblaient s’orienter, l’un après l’autre, vers une église épiscopale et ritualiste.
Elle chercha une diversion au dehors. Comme si la réforme des prisons, qui s’étendait de jour en jour, ne suffisait pas à remplir ses journées, elle fonda une œuvre destinée à former des servantes, assurées d’un abri et d’une pension à l’âge de la retraite ; elle organisa une institution de garde-malades ; elle créa une bibliothèque circulante pour les garde-côtes. Elle prit part à la campagne anti-esclavagiste ; dans une réunion de trois mille personnes, elle déclara : « C’est un honneur que de prendre la défense des opprimés. »
Mais, tous ces labeurs, qui l’usaient, n’auraient pas suffi à la consoler de son affliction intime, si elle n’avait acquis la grâce de modifier graduellement son point de vue. Après avoir noirci de prières manuscrites beaucoup de papier, elle finit par comprendre que la vraie « largeur », dans le domaine religieux, consiste à tolérer les croyants « étroits ». Tant que ceux-ci ne prétendent pas incarner, seuls, une vérité infaillible, c’est un devoir et une douceur que de leur concéder avec charité, même avec bonne grâce, le libre exercice d’une piété qui peut nourrir moralement leur âme. Elle écrivit : « Une amère expérience m’a prouvé que les Amis s’arrêtent trop à des questions extérieures ; il faudrait insister davantage sur l’œuvre spirituelle ; alors nos chaînes tomberaient... » Pensée capitale ; ainsi, le rejet des formes peut devenir un formalisme ! Tel huguenot, en écartant avec horreur la possibilité d’esquisser le signe de la croix, est superstitieux à sa manière : il s’oriente vers une région où les symboles extérieurs prennent une importance usurpée, puisque leur présence cause un tel malaise ; il se rapproche du paysan qui demande au prêtre romain de multiplier ce même signe de croix dans une étable, pour écarter l’épizootie.
En 1832, par scrupule de conscience, Elisabeth Fry n’assista point à la bénédiction du mariage de son bien-aimé fils William : « Les paroles ne peuvent exprimer l’intensité de mes supplications à Dieu pour lui et les siens. » L’année suivante, elle écrivait : « Nous avons eu nos quinze enfants (en comptant les couples mariés) à notre table, et nos neuf petits-enfants étaient présents pour le dessert. Pas un des miens n’est en pleine communion religieuse avec moi ; l’essentiel est que j’aperçoive les signes de la vie chrétienne. Dans l’après-midi, je lus avec eux le Psaume cent-troisième, et j’insistai sur cet idéal : Se conformer à la volonté de Dieu, être de « bons dispensateurs de ses dons variés ». Alors, même par des chemins différents nous serons réunis dans le lieu où les barrières n’existeront plus, où tout sera enfin amour, joie et paix. Je leur donnai ma bénédiction. »
Vous voyez le progrès réalisé dans la délivrance intérieure. Une de ses filles dit que ça mère acquit la conviction suivante : « Il ne faut pas confondre les scrupules des sectes avec la croix de Christ. » Dans une prière pour ses enfants, elle s’exprimait ainsi : « Quel que soit le chemin sur lequel tu jugeras bon de les mener, oh ! qu’ils parviennent à connaître la vérité, éternellement bénie, révélée en Jésus. » Elle écrivait encore : « Plus j’avance, plus la tâche de l’éducation me paraît difficile, surtout quand nous imposons certaines contraintes religieuses à nos enfants. Je me demande s’il ne faudrait pas laisser à des jeunes, vraiment sérieux, le soin de choisir par eux-mêmes. Je vois, je sens, je sais, que des scrupules adoptés au nom d’un principe confèrent une bénédiction ; mais, quand on les adopte pour se conformer aux vues d’autrui, je me demande s’ils ne sont pas une pierre d’achoppement. »
Elle était trop large de sentiment pour ne pas écrire, dans une lettre collective aux siens : « Si, après avoir cherché à connaître la volonté de Dieu, telle que son Esprit nous la révèle dans nos cœurs, et telle que les Saintes Ecritures l’enseignent, vous concluez que votre devoir est de vous rattacher à une Eglise quelconque, hors de la nôtre, que Dieu vous accompagne ! » Elle proposa ensuite à ses enfants une réunion de famille, mensuelle, consacrée à fortifier mutuellement la foi commune. On commencerait par lire la Bible ensemble, pour mieux connaître la pensée du Seigneur, dans le double domaine de la doctrine et de la conduite. De plus, chacun exprimerait dans quelle mesure il est réellement engagé dans le service de l’humanité. « Tous les membres de cette petite communauté se transmettraient ce qu’ils auraient trouvé d’utile ou d’intéressant dans les livres religieux, et ils apporteraient des renseignements sur tout ce qui s’opère dans le monde pour le bien du genre humain. » Ce programme fut adopté de bon cœur, et la quakeresse devint le centre rayonnant de cette réunion si originale, et si généreuse d’inspiration, marquée du signe authentique des « Amis ». Elle avait alors cinquante-sept ans.
L’année d’après, elle commença les voyages épuisants qui brisèrent, définitivement, sa santé. Vingt ans auparavant, sur une invitation royale, elle avait rencontré la reine Charlotte ; celle-ci, petite, couverte de diamants, faisait des courbettes à la quakeresse, vêtue d’un costume austère, et qui, malgré sa haute taille, s’abstenait de rendre les saluts. Ce détail est donné dans une lettre écrite par la fille aînée d’Elisabeth Fry : « Sa Majesté questionna notre mère ; elle lui demanda si elle ne craignait pas d’entrer dans les prisons ; et combien elle avait d’enfants... Quand la reine lui adressa la parole, les vivats éclatèrent dans la salle ; ils furent repris dans la rue par la foule, et parvinrent aux oreilles de mon père, assis au bureau de sa banque. »
Celle qui avait conquis une telle notoriété en Angleterre, dès l’âge de trente-sept ans, était connue dans toute l’Europe vingt ans plus tard. En 1838, elle se rendit à Paris, où elle visita des prisons et des hôpitaux. Dans rétablissement des « Enfants trouvés », elle donna des conseils pratiques aux Bonnes Sœurs sur la façon de vêtir les petits. A la Salpêtrière, qui abritait plus de cinq mille malades et infirmes, elle approuva les soins qu’ils recevaient, mais déplora la négligence de leurs besoins religieux. A trois reprises, elle visita la prison de Saint-Lazare ; elle expliqua l’Evangile aux femmes avec une telle ferveur de sympathie, que les gardiens ne purent dissimuler leur émotion. Apercevant une Anglaise, parmi les détenues, elle lui demanda : « Depuis quand es-tu là ? – Depuis six ans. » Alors, la fixant attentivement, elle ajouta : « Tu n’aurais pas dû te trouver ici. » La malheureuse cacha sa figure et sanglota. Scène rapide et poignante, qui rappelle certains incidents racontés dans l’Evangile (1).
(1) Cette remarque est de la duchesse de Broglie.
Elisabeth Fry fut invitée, aux Tuileries, par la famille royale. Elle offrit à la reine son recueil de « Passages bibliques ». Elle entretint Louis-Philippe des réformes qui s’imposaient dans le régime pénitentiaire. D’ailleurs, au cours des dîners et des réceptions organisés en sa faveur, à Paris, elle racontait ce qu’elle venait de voir dans les prisons. Ces réunions mondaines, ou officielles, lui fournissaient des occasions précieuses de rendre son témoignage. Elle écrit : « J’ai pu, à diverses reprises, exprimer librement la vérité chrétienne, avec charité, en ce qui regarde le bal et le théâtre. Chez notre ambassadeur, plusieurs personnes étaient en larmes durant la conversation. » Le caractère français fit impression sur elle. « Quelle nation ! Quel peuple supérieur ! Quelle place il occupe dans le monde ! Et Satan cherche à le détruire par l’incrédulité, la superstition, la frivolité, un esprit d’agitation et de guerre. Pourtant, j’ai vu beaucoup de caractères chrétiens très remarquables, soit parmi les catholiques romains, soit parmi les protestants. »
Cette mission à Paris fut épuisante. Elisabeth Fry l’avouait : « Avec les rendez-vous, les affaires, les allées et venues, j’ai senti parfois que je ne pourrais pas supporter longtemps un pareil fardeau, surtout quand je ne pouvais obtenir un peu de repos dans l’après-midi. Un jour, je me laissai tomber sur ma chaise et fondis en pleurs. Mais, que tous les miens sachent à quel point le Saint qui est mon secours demeura près de moi. »
A son retour, des symptômes d’usure s’affirmèrent ; le cœur faiblissait, et sa famille s’alarma. Cependant, écrit une biographe anglaise, « comme Jeanne d’Arc, elle entendait une voix : Fille de Dieu, va, va ! Je te soutiendrai. » Elle repartit, et visita l’Ecosse. L’autorité morale dont elle jouissait partout s’affirme, d’une manière extraordinaire, dans la lettre suivante, où elle s’exprime sur le ton d’un ministre d’Etat : « J’ai constaté, avec beaucoup de satisfaction, les progrès réalisés, depuis ma dernière visite à Aberdeen, dans la construction des bâtiments et l’arrangement des cours... Il faudra une matrone pour instruire, chaque jour, les prisonnières ; elle aura une assistante sous ses ordres. Elles résideront l’une et l’autre à prison, et aucun homme n’entrera dans la Section des femmes, excepté le gouverneur et l’aumônier... L’adoption d’un uniforme pour les détenues à mon entière approbation. »
En 1839, elle retourna en France. On rassembla, pour prendre congé d’elle, seize fils et filles, et treize petits-enfants. A cette époque, les voyages en diligence étaient fatigants ; savoir où passer la nuit restait un problème ; on recevait de rares nouvelles du foyer que l’on avait quitté, Cette fois, elle ne fut pas invitée chez le roi, car l’archevêque de Paris était mécontent de sa propagande biblique parmi les prisonniers. Elle inspecta les établissements déjà visités, pour voir si l’on avait tenu compte de ses suggestions. Dans un hôpital d’enfants, un nourrisson criait ; elle pria la religieuse d’enlever les bandages qui l’emmaillotaient ; aussitôt, il s’apaisa. D’autres petits profitèrent de cette expérience ; on cessa de les ligoter.
Dans un établissement qu’elle parcourut, on n’apercevait d’autres symboles chrétiens que des images de la Vierge. Elle s’en émut, et réunit, dans son hôtel, une soixantaine de notables, catholiques romains et protestants ; elle insista auprès d’eux sur l’importance de la vérité religieuse, telle que l’Ecriture la révèle. Elle se rendit, ensuite, à Fontainebleau, Lyon, Avignon, Nîmes. Dans cette ville, les autorités, inquiètes, cachèrent des soldats près de la prison, pour défendre les visiteurs contre l’effervescence possible des prisonniers. Mais l’apparition d’Elisabeth Fry ne provoqua aucune émeute. Elle obtint la délivrance d’un détenu, enchaîné par les mains et les pieds ; sa conduite en fut améliorée. De plus, elle reçut une lettre de gratitude : « Très honorée Dame, la visite que vous avez bien voulu faire à de malheureux prisonniers a été, pour beaucoup de nous, un grand sujet de consolation... Ah ! s’il vous était possible d’assister, dimanche prochain, au service divin, vous nous combleriez de joie.
En 184o, on trouve Elisabeth Fry en Belgique, en Hollande, en Allemagne. « Je reviens, écrivait-elle, en mauvais état de santé. et très déprimée ; mais je sens profondément les grâces du Seigneur envers moi » Elle repartit, cependant, l’année suivante, pour les Pays-Bas : elle eut une entrevue avec le roi, et avec la reine, sœur de l’empereur de Russie. Puis elle se rendit en Danemark, où elle fut reçue par le couple royal. En Allemagne, dans le Hanovre, elle découvrit une prison où plus de mille détenus, la plupart pour fautes peu graves, étaient chargés de chaînes ; sa protestation auprès du gouvernement ne fut pas vaine ; quelques semaines plus tard, elle constata que tous les prisonniers, sauf un, très violent, étaient délivrés de leurs fers. Les détenus furent si touchés de sa visite, qu’ils achetèrent d’innombrables figurines en plomb de la Vierge Marie, – en hommage à la Religion.
Au cours de ce voyage, elle souffrit d’une telle raideur dans les membres, qu’elle avait besoin d’aide pour gravir un escalier ou monter en voiture. De retour en Angleterre, elle se retira au bord de la mer pour chercher un peu de solitude, et en profita pour organiser des réunions religieuses destinées aux marins. Sa santé s’améliora. Elle accepta une invitation à l’Hôtel de Ville, à Londres, pour rencontrer le prince Albert, le duc de Wellington, vainqueur de Napoléon à Waterloo, le célèbre homme d’Etat, sir Robert Peel, et d’autres notabilités. A la même époque, elle eut un entretien avec le roi de Prusse, qui lui rendit sa visite ; elle lui présenta huit filles et belles filles, sept fils, et vingt-six petits-enfants.
Ces hautes relations ne lui tournaient pas la tête ; elle considérait tous ces personnages comme des collaborateurs possibles, et parfois les enrôlait. Son cœur demeurait avec les prisonnières. En 1842, elle s’occupa très activement d’un convoi de deux cent cinq détenues, embarquées sur un navire ; elle s’arrangea pour fournir à chacune d’elles une Bible, un tablier, un chapeau, un sac, du ruban de fil, des épingles, des aiguilles et un dé, du coton, de la laine, des ciseaux, des lunettes quand c’était nécessaire, un peigne, un couteau, une fourchette. En même temps, elle écrivait une lettre à la présidente du Comité chargé de surveiller les transports de femmes. Dans ces pages, elle indique l’esprit qui devra inspirer les deux dames qui ont accepté d’accompagner les détenues. « Elles se rappelleront que les servantes du Seigneur doivent prouver leur foi par des actes, plutôt que par des paroles ; qu’elles s’abstiennent du patois de Canaan ; que leur conduite soit droite, sainte, toute de renoncement et de vigilance ; ainsi, elles prêcheront la Justice, et montreront quel est Celui en qui elles ont cru. Je suis souvent humiliée, inexprimablement, quand je regarde au saint exemple de notre Seigneur béni. Pour moi et tous ceux que j’aime, j’aspire intensément à marcher de plus près avec Dieu. » En même temps, elle recommandait « que les surveillantes usassent de bon sens et fie prudence envers les détenues, avec la douceur de la sagesse, leur témoignant pitié et courtoisie. »
Ayant repris quelques forces, elle jugea que son devoir était de retourner en France, pour affermir l’œuvre de réforme commencée dans les cachots. Le programme qu’elle préconisait, partout, tenait en trois points : renoncer au système de l’isolement individuel pour les détenus ; ne pas imposer la règle tyrannique du silence ; laisser la clarté du jour entrer dans les prisons. « La lumière, l’air, le privilège d’apercevoir quelque chose d’autre que les murs monotones d’une cellule, tout cela, disait-elle, est d’une importance capitale. »
A Paris, elle visita, au palais des Tuileries, la duchesse d’Orléans, la jeune veuve de l’héritier présomptif du trône ; la grande-duchesse de Mecklembourg, protestante également, assistait à l’entretien avec la quakeresse ; il se prolongea une heure et demie. Elisabeth Fry, sa Bible en main, essaya de consoler l’affligée ; elle lui donna des conseils pour l’éducation chrétienne des enfants de la Maison d’Orléans. Elle fut invitée à dîner chez le célèbre écrivain et homme d’Etat, le protestant Guizot ; assise à sa droite, elle en profita pour causer avec lui des questions sociales et religieuses dont elle avait le cœur plein. Elle visita, un dimanche, la prison de Saint-Lazare : « J’ai rarement vu, dit-elle, pareille scène de désordre et de mal profond : jeu, cris, tumulte. » Elle supplia qu’on prît au sérieux la réforme de l’établissement.
Durant son séjour à Paris, elle célébra son soixante-cinquième anniversaire, et rentra vraiment à bout de forces. Elle perdit, tout ensemble, sommeil, appétit, sérénité. « La détresse est terrible, mais Il est resté avec moi. Dans mes plus durs moments, il m’est impossible d’exprimer le bonheur d’être à Son service. Mon. Sauveur est ma lumière, ma vie, ma joie, mon espérance éternelle. » Un soir, elle dit : « Depuis que mon cœur fut touché d’En-Haut, quand j’avais dix-sept ans, je crois ne m’être jamais réveillée sans que ma première pensée fût : Comment pourrai-je le mieux servir mon Seigneur ? » Elle disait aussi : « Aimer, encore aimer ! Mon cœur est débordant d’amour pour chacun. »
On se figure, parfois, que la sérénité de certains caractères est un trait de nature ; alors qu’il s’agit d’une conquête obtenue par des luttes secrètes. La méthode suivie par un écrivain, ou les procédés adoptés par un artiste, pour parvenir au chef-d’œuvre, passionnent le monde ; à plus forte raison, convient-il de rechercher par quelle discipline cachée se forment les saints. Mais ceux-ci, le plus souvent, gardent le silence de l’humilité ; ils ne lèvent qu’un pan du voile. L’adolescente aux souliers rouges lacés d’écarlate, qui entrait dans la vie en dansant, et qui, plus tard, vit s’ouvrir tant de prisons et tant de palais devant le rayonnement de sa personnalité, connut la crainte obscure de la mort, l’humiliation indicible du péché, les durs combats pour la maîtrise de l’Esprit. Durant sa dernière maladie, elle disait: « Que de choses j’ai traversées, que nul mortel ne soupçonne ! Ma vie a été pleine de vicissitudes ; j’ai suivi un chemin cèle à tous les yeux ; j’ai erré dans le désert, sans trouver une ville où habiter. J’ai été menacée par de grands dangers spirituels ; j’ai reçu les applaudissements du monde ; on ne sait pas quelle épreuve ce fut, et quelles profondes humiliations j’en éprouvai ; mais cette approbation est loin d’être aussi redoutable que les éloges venus des milieux religieux... La maladie m’a permis d’examiner toute ma vie, et de passer en revue les activités diverses vers lesquelles je fus conduite. »
Elle n’était pas au bout de ses peines. En 1844, elle perdit successivement une belle-sœur, une petite-fille, un petit-fils, puis le père de celui-ci, fils bien-aimé d’Elisabeth Fry, puis une nièce, qui mourut peu après la mort d’un nouveau-né ; enfin, l’un de ses gendres, saisi par la fièvre, quitta l’Angleterre avec sa femme, pour passer l’hiver dans l’île Madère. La malade ne se laissa pas abattre par tant de coups. Elle disait prier continuellement pour les autres. On lui demanda comment elle en trouvait le temps. « C’est une chose qui est toujours dans mon cœur ; je crois que l’âme s’élève à Dieu, même durant le sommeil ! C’est là, si j’ose le dire, vivre dans la communion de Christ. Autrement, que deviendrais-je ? ou je perdrais l’esprit, ou je périrais. Je souhaite que mes fautes les plus secrètes soient connues de Christ. Oh ! je ne pourrais rien lui cacher. »
Le dimanche, elle pouvait encore, parfois, assister à la réunion des « Amis », et même y prendre la parole. Mais la faiblesse augmenta subitement. Quelqu’un s’étonna qu’elle ne parût pas désirer la fin de ses souffrances. Elle répondit qu’elle redoutait la mort, ou plutôt le dernier combat (ce que Montaigne appelait « le mourir »). Mais elle ajouta qu’elle avait confiance : toute frayeur lui serait enlevée, le moment venu ; ou bien, par égards pour la timidité de sa nature, elle recevrait la grâce de traverser inconsciemment la vallée ténébreuse.
Le 10 octobre, elle eut une attaque de paralysie. Une de ses filles lui lut le passage d’Esaïe : « Ne crains point dit l’Eternel, je te saisirai par la main droite. » Un peu plus tard, la mourante murmura : « Oh ! mon cher Seigneur, secours et protège ta servante ! » Ce furent ses dernières paroles. Elle perdit connaissance...
Une de ses nièces écrivit, après sa mort : « Nous ne pouvons pas demander à nos successeurs de croire ce que nous savons, au sujet de ce pur trésor. Ils se formeront quelque idée de son activité extérieure ; ils resteront ignorants de sa personnalité. Elle fut merveilleuse par ses dons ; mais le réel miracle fut sa grâce, et sa puissance extraordinaire d’amour. »