Il résulte du principe de division de ce chapitre que les modalités successives de la loi dans l’état anormal, qui correspondent exactement à celles qui viennent d’être décrites, n’en diffèrent que par les modifications introduites en elles par l’intervention du péché. L’homme pécheur aura à traverser les mêmes phases que l’homme innocent, à cette différence près, que, partant d’un point non seulement plus éloigné du but, mais opposé au but, il a une distance plus grande à parcourir, avec des difficultés proportionnées à la gravité de sa chute elle-même. Ce n’est donc plus une marche purement et simplement ascensionnelle qu’il aura à fournir pour atteindre sa destination, comme c’était le cas de l’homme dans l’état normal ; il faut qu’il rétrograde tout d’abord, pour reprendre ensuite sa vraie route ; il doit, tout en avançant et en progressant, condamner et abandonner une partie de lui-même ; mourir pour revivre, suffire tout ensemble à l’attaque et à la défense ; sa marche vers le bien, qui eût été paisible et continue dans l’autre alternative, ne peut se poursuivre maintenant qu’à travers une lutte, lutte ardente, lutte sans merci avec le mal.
L’état sans loi se présente à nous sur le grand théâtre de l’humanité dans deux milieux distincts et en partie opposés : aux origines de l’histoire du peuple de Dieu et dans toute la partie de l’humanité étrangère aux révélations particulières ; en d’autres termes : dans l’ère patriarcale et dans le paganisme. Mais dans l’un et l’autre cas, le terme ἄνομος ne peut se prendre que dans un sens relatif, vu que, ni chez les patriarches, ni dans le monde païen, l’absence de loi n’était absolue.
Dans la période anté-mosaïque de l’histoire de la race élue, la loi positive et révélée n’est apparue que sous forme de commandements particuliers et individuels, d’ordres adressés soit à Noé, soit à Abraham, et n’obligeant qu’eux, dans des circonstances locales et temporaires. Cette période s’écoule d’ailleurs pour les fidèles dans une sorte d’innocence instinctive, relevée par des aspirations toujours plus conscientes d’elles-mêmes et plus distinctes vers un avenir de salut et de délivrance. C’était un état de relations avec Dieu, exempt des grandes luttes intérieures que suscite la connaissance intime et complète du bien et du mal, la conscience claire des exigences souveraines de la loi de Dieu. C’est dans ce sens relatif que le patriarche pourra être appelé ἄνομος.
Le païen lui aussi, et toujours dans un sens relatif, était sans loi, et est appelé ἄνομος (Romains 2.12) ; car, si la révélation de Dieu dans la nature, commune aux païens et aux Juifs, manifestait les perfections divines et impliquait dès lors des obligations envers Dieu, elle ne les énonçait pas. A la différence du patriarche, le païen ne possédait que le νόμος γραπτὸς ἐν τῇ καρδίᾳ, sans aucune révélation extérieure de la volonté de Dieu, non pas même sous forme de commandements particuliers et d’ordres individuels. Mais aussi, à cette infériorité du païen en regard du Juif, qui possédait la loi écrite, correspondaient, d’après saint Paul, une responsabilité et une culpabilité, réelles sans doute (ἀναπολογήτους, Romains 1.20), mais moindres (Romains 2.12).
Ce degré est représenté chez l’individu par la période de la première enfance, résumée par Paul dans ces deux mots : « je vivais », et opposée par lui à celle qui s’ouvre par l’apparition du commandement devant la conscience ἐλθούσης τῆς ἐντολῆς, Romains 7.9). Jésus-Christ déjà attribuait à la première enfance une innocence, relative sans doute, mais qu’il ne craint pas de proposer en exemple à ses disciples (voir la contrepartie, 1 Corinthiens 14.20), en ce que les principes de la sensualité et de l’orgueil ne sont pas à cet âge encore développés ; que le vice ne s’y est pas encore transformé en activité consciente et délibérée, en transgression. Cette innocence du premier âge n’est pas identique sans doute à celle du premier homme, chez qui le principe du mal, le vice actuellement inhérent à la nature humaine, n’existait pas encore ; mais, si le péché est déjà chez l’enfant, tout au moins il sommeille, il fait le mort, et le sujet vit, respire et jouit, dans cette ignorance ingénue des grandes responsabilités et des grandes culpabilités.
L’enfant peut donc être appelé ἄνομος dans les premières années de son existence, en ce qu’il ne possède pas la connaissance claire ni du bien ni du mal, mais seulement la connaissance instinctive de l’un et de l’autre, et le sentiment instinctif d’improbation et de malaise ne se manifeste encore chez lui après la faute que par des symptômes extérieurs et, pour ainsi dire, physiologiques, la rougeur de la honte et de la peur.
Et même à l’époque marquée pour l’éveil de la vie morale, la loi n’intervient encore dans son existence, comme dans l’âge patriarcal, que sous la forme de commandements particuliers et d’ordres spéciaux, d’un caractère limité et d’un degré inférieur ; elle ne communique encore avec lui que par l’organe de ses parents et tuteurs, et l’obligation morale se réduit presque tout entière à la piété filiale. C’est là encore une de ces accommodations intelligentes et bienfaisantes de la loi morale, un de ces moyens pédagogiques employés par le législateur suprême dans l’éducation morale de l’homme, que d’avoir confié l’enfant à des autorités médiatrices, par le moyen desquelles le commandement gagnera en efficacité ce qu’il aurait pu perdre en austérité et en intégrité.
Mais à cette absence du sentiment distinct de l’obligation, correspond aussi l’absence ou la diminution de la responsabilité personnelle, dont le degré se proportionne à celui de la connaissance morale. Au vice spécifique et purement héréditaire que l’homme porte en lui déjà avant l’éveil de sa raison et de sa conscience, correspond une coulpe purement spécifique, qui se traduit chez tous par la souffrance naturelle, et pour toute la partie de l’humanité retirée de cette terre avant d’avoir atteint l’âge de la raison et de la conscience, par la mort physique (Romains 5.14). Seul le péché commis avec connaissance et délibération mérite le nom de transgression, παράβασις, et seule la transgression encourt une imputation personnelle qui peut devenir éternelle. (Sur le rapport de la connaissance de la loi à l’imputabilité du péché, comp. Romains 4.15 ; 5.13, où nous entendons les mots οὐκ ἐλλογεῖται au sens objectif d’une imputation personnelle ; 1 Jean 3.4 ; Jean 9.41)g.
g – Voir Exposé, tome III. p. 592 et suiv. : du rapport de la coulpe spécifique à la coulpe individuelle.
La proposition qui vient d’être énoncée, portant qu’il y a proportion entre le degré de la connaissance morale et celui de la responsabilité, pourrait susciter, à propos de l’état légal, la même objection, et plus forte encore, que celle que l’on pouvait faire à l’opportunité du commandement dans l’état normal ; c’est que le second état, ὑπὸ νόμον, non seulement fait courir à l’individu des chances funestes, ce qui était déjà le cas dans l’état normal, mais lui apporte des dommages positifs et certains qui annulent même le bénéfice des chances favorables. Ne vaudrait-il pas mieux demeurer ἄνομος et irresponsable que d’être exposé à devenir non seulement plus responsable, mais plus coupable ? L’état du patriarche n’était-il pas supérieur à celui de l’Israélite soumis au joug théocratique ? Celui du païen n’était-il pas moins à plaindre que celui du Juif en rébellion ? L’âge de la première enfance, avec le charme qu’il apporte et fait rayonner autour de lui, n’est-il pas préférable à celui de l’adolescence, où déjà toutes les passions s’éveillent et se démènent, surexcitées par le contact même des règles instituées pour les réprimer. Nous chercherons, comme dans la section précédente, la solution de la difficulté, en considérant successivement l’état légal dans l’humanité et dans l’individu.
Ce degré de l’éducation morale de l’humanité se présente à nous dans la période dite mosaïque, ou régime théocratique, qui a succédé chez la race israélite à l’époque patriarcale.
Mais comment s’était terminée l’ère patriarcale, qui a laissé dans les fastes de l’humanité de si radieux souvenirs ? La Genèse nous l’apprend, et la réponse peut se donner en deux mots : dans la fange et dans le sang. Les crimes monstrueux ou sanguinaires des fils de Jacob annoncent une déchéance morale gagnant la race élue et montrent la nécessité de moyens curatifs propres à prévenir une ruine totale. La famille patriarcale, au terme même de l’ère marquée par les noms d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, allait rejoindre très promptement, par l’effet de causes jusqu’ici comprimées, le niveau de la corruption païenne. La mort envahissait le foyer réservé pour le salut, si des dispensations nouvelles et promptes n’étaient intervenues. La transplantation en Egypte et la longue et dure servitude qui suivit, étaient les premières mesures réclamées par les circonstances, mais d’un effet négatif et qui serait devenu nuisible en se prolongeant. L’institution d’un régime enveloppant l’existence humaine d’un réseau serré d’ordonnances, toujours présentes devant l’homme pour prescrire ou proscrire, répétant sans cesse : « Ne fais pas ceci, ne fais pas cela, ne mange pas, ne goûte pas, ne touche pas ! » (Colossiens 2.21), tel fut le moyen par lequel le peuple dut passer de l’état de nature, où il se trouvait depuis des siècles, à l’état adulte, où l’homme considère le devoir et l’accomplit. Le régime théocratique, succédant aux ordres et commandements isolés, donnés aux personnages principaux de l’ère patriarcale, était une manifestation de la loi supérieure aux précédentes, plus précise que celles-ci et plus complète, une expression du bien moral plus rapprochée de la fin suprême de l’homme, de l’unité essentielle de la loi. Mais cette forme n’était pourtant encore qu’imparfaite et provisoire, et ce caractère d’imperfection de la législation théocratique se révèle à la fois dans son contenu et dans sa forme.
Nous venons de signaler le caractère le plus frappant au premier abord de la législation théocratique, la multiplicité des obligations, qui portaient non seulement sur le bien à faire et sur le mal à éviter dans les cas les plus particuliers et les plus infimes de l’existence individuelle, domestique et nationale d’Israël, mais sur les réparations diverses et multiples, nécessitées par ces innombrables transgressions, et témoignant par leur complexité même de leur commune insuffisance.
Si sévère cependant, minutieuse et prévoyante que se montre à nous la législation théocratique, elle ne laissait pas d’être lacuneuse à l’égard de certains vices : polygamie, divorce, mensonge officieux, esclavage, vengeance privée, implicitement désapprouvés, contenus dans les plus étroites limites possibles, mais dont la répression immédiate et complète dépassait les ressources de l’institution, et qui étaient couverts pour cette raison d’une tolérance provisoire (« à cause de la dureté de vos cœurs », Matthieu 19.8).
Le caractère généralement prohibitif et négatif, propre à neuf des dix commandements du décalogue, est un troisième élément d’infériorité à signaler dans la législation mosaïque. L’unité essentielle du bien, l’amour pour Dieu, mentionnée comme en passant dans le motif du deuxième commandement, n’arrive que dans le Deutéronome (Deutéronome 6.5) à la pleine évidence, émergeant avec éclat, comme une cime maîtresse, des accidents de terrain qui l’environnaient et la cachaient jusqu’alors.
Quant à sa forme, le caractère d’imperfection de la loi se révèle par la fréquence des symboles et des rites dont se revêt l’idée religieuse et morale. Cette forme convenait et ne pouvait convenir qu’à un peuple enfant, créateur et amateur d’images et ayant besoin de se représenter les objets invisibles de sa vénération et de sa reconnaissance dans un espace déterminé. En même temps, toujours pour s’accommoder à la nature charnelle de ce peuple, la loi théocratique, qui régit en Israël l’ordre civil en même temps que l’ordre religieux et moral, emprunte à l’action de la loi civile ses caractères d’extériorité et d’immédiateté, et, comme elle, elle entend être satisfaite, soit par une obéissance volontaire, soit par le retranchement immédiat du délinquant.
La législation théocratique était donc, sous sa forme primitive et élémentaire, destituée des trois caractères généraux que nous avons attribués à la loi morale : l’unité, l’universalité et l’absoluité ; puisqu’elle se décomposait en préceptes, dont l’essence commune ne fut que tardivement révélée ; qu’elle avouait son insuffisance à l’égard de certaines manifestations de la corruption humaine, et qu’enfin l’ancienne alliance elle-même, par la voix de ses plus éminents prophètes, prévoyait et annonçait sa propre péremption. Elle n’était donc qu’une des modalités de la loi, multiple, partielle et temporaire dans son rôle historique ; et, par conséquent, l’état du peuple soumis à ce régime ne pouvait être lui-même que temporaire et préparatoire. C’est cette vérité capitale qui est développée dans les épîtres aux Romains, aux Galates et aux Hébreux.
Et cependant, cette législation bien comprise n’en constituait pas moins, au jugement de Paul lui-même, un privilège insigne pour le peuple auquel elle avait été donnée et pour la partie de ce peuple fidèlement soumise à ce régime.
Privilège, disons-nous, et non, comme cela est si souvent enseigné, un simple instrument de condamnation et de mort. Elle avait été donnée pour être observée, non pour être violée ; et en même temps qu’elle apportait avec elle sa sanction immédiate, elle offrait aux fidèles des moyens d’exécution ou de propitiation suffisants jusqu’à l’avènement d’une économie nouvelle. Jamais le législateur n’a fait appel à la force propre, à la vertu naturelle pour accomplir le commandement divin ; la propre justice n’a pas plus figuré parmi les motifs de la religion israélite que parmi ceux de la religion chrétienne ; et quand Moïse disait : « Fais ces choses, et tu vivras », il était bien entendu que l’œuvre commandée n’était autre que la foi vivante au vrai Dieu, la confiance en sa grâce, l’appel à sa force et à son secours, indispensables à tout homme et à tout fidèle. Aussi Paul n’oppose-t-il point, dans Romains 10.5, Moïse à l’Evangile, et le commandement mosaïque authentique au langage de la foi ; mais le Moïse travesti par la tradition des Juifs au Moïse véritable, qui a tenu déjà dans le Deutéronome (Deutéronome 30.12), le même langage que Paul lui-même, le langage de la foi de l’homme qui attend tout et reçoit tout de Dieu.
Le but prochain et le plus apparent de la législation donnée aux Israélites, qui devaient être un royaume de sacrificateurs au milieu des autres nations (Exode 19.6), c’était de rendre cette grande mission possible, de sauvegarder les conditions extérieures de sa réalisation. La loi n’était pas le salut, mais elle préparait un lieu pour le salut et le Sauveur futurs ; elle n’avait pas de force régénératrice, mais elle arrêtait le peuple sur la voie de la corruption païenne ; elle n’était pas la vie, mais elle prévenait l’envahissement de la mort ; elle empêchait au sein de l’humanité la prescription de l’ignorance et du vice, et elle maintenait au sein des ténèbres de l’ancien monde un foyer pour la lumière et la vie.
Dans l’intention divine, le peuple d’Israël devait être le plus religieux, le plus moral et par là même le plus heureux, le seul heureux des peuples de l’antiquité, dans la terre que son Dieu lui avait donnée ; et, en faisant cela, l’institution théocratique rendait service à l’humanité tout entière, qui était comprise dans les destinées futures de ce peuple unique. Retranchez ce peuple et ses institutions de l’histoire ancienne, toute l’histoire moderne devient impossible.
Cet effet moralisateur de la loi, cette intention première du législateur d’arrêter, dans le sein du peuple tout d’abord, les explosions du mal, est relevée par Paul dans le passage 1 Timothée 1.9 ; mais là s’arrêtait son action à l’égard du mal : limiter, restreindre, réprimer le mal extérieur, le surexciter dans le for intime de l’individu.
A la période qui termina l’ère patriarcale, et qui, comme nous l’avons dit, donna le signal de l’explosion de toutes les passions cruelles ou brutales dans le sein de la famille abrahamitique, correspond dans la vie individuelle l’âge de l’adolescence, de douze à seize ans. C’est alors aussi que les puissances du mal, qui jusqu’ici avaient paru endormies, se réveillent une à une et comme en sursaut ; à la docilité première succèdent l’insubordination de l’intelligence et du cœur, l’affectation de mépriser ce qui est saint et élevé, la honte de la piété, l’excitation des passions charnelles ; tels sont les phénomènes que cet âge amène d’ordinaire avec lui. Quelle mauvaise passe dans la vie que celle-là ! Est-il possible que cet enfant si candide et si pur soit devenu cet adolescent revêche et endurci ! La croissance du corps ne semble-t-elle pas signalée par l’atrophie du cœur ? Oui et non ; oui, car il y a plus de mal déclaré qu’auparavant ; non, car cette crise peut être passagère et porte en elle un perfectionnement plus plein, plus riche.
Que s’est-il donc passé ? C’est que le commandement est venu, provoquant par son intervention même les résistances de la nature humaine. Les eaux dérobées sont douces au palais, a dit le sage, et le pain pris en cachette est agréable (Proverbes 9.17). Le contact immédiat de la discipline impérative et coercitive avec le vice latent, le penchant naturel tout à coup irrité, va susciter un conflit intérieur, provoquer une insurrection des principes pervers, jusqu’alors inertes, captifs et assoupis, et il faut reconnaître que, pendant les différentes phases de ce conflit, les chances de progrès décisif et de déchéance déclarée sont singulièrement partagées.
Le régime légal cependant, tel qu’il a été institué et a fonctionné pendant la période normale qui lui a été assignée, ayant pour but non pas la condamnation du pécheur, mais son relèvement prochain, ne doit point lui faire croire que sa misère est sans remède. Toute éducation morale bien entendue, et l’éducation donnée au peuple d’Israël au premier rang, doit réaliser l’art de tempérer l’austérité du commandement et de la défense, en accompagnant la loi qui ordonne de la grâce qui donne ; et il est conforme à l’intention de l’Éducateur suprême qu’à chaque moment le don de la grâce soit proportionné au degré de l’obligation, en sorte qu’il n’y ait jamais de commandement qui excède la vertu naturelle ou acquise, et qu’il n’y ait jamais non plus de vertu qui, faute d’une obligation correspondante, demeure sans emploi. La foi, qui change d’objet sans changer de nature, est dans l’état légal comme dans l’état supérieur l’acte par lequel l’homme accepte et saisit le secours reconnu nécessaire pour accomplir le bien, et demeure, dans toutes les économies du salut, la condition fondamentale du rapport normal de l’homme à Dieu.
Or c’est la différence de proportion entre ces deux éléments du don et du commandement, destinés à agir toujours concurremment, qui a déterminé les différences que nous constatons dans les effets produits par ce régime chez les individus. Selon, en effet, que le sujet s’attache plus exclusivement soit à l’élément du commandement aux dépens de celui de la grâce, soit à la grâce aux dépens du commandement, ou qu’il a su au contraire ajuster correctement l’un à l’autre, la crise morale, qui est inévitable, sera plus ou moins intense, douloureuse et passagère, et engendrera les variétés de types que le N. T. nous fait connaître.
Au moment où l’Ancienne Alliance allait finir et où l’aube de la Nouvelle s’était levée, apparaissent les représentants de l’élite d’Israël, produits authentiques du régime théocratique, qualifiés par le troisième évangéliste lui-même de « justes devant Dieu, observant d’une manière irréprochable tous les commandements et les ordonnances du Seigneur » (Luc 1.6) ; ce sont les Zacharie, puis les Nathanaël (Jean 1.48), les Jean et les Nicodème, âmes sans fraude, amies de la vérité (Jean 3.21) ; avant d’être devenus enfants de Dieu, ils étaient déjà « de Dieu » (1 Jean 4,6).
Ce n’est pas que tous ces hommes fussent littéralement sans péché, ni rigoureusement justes, puisque personne ne l’est ; mais, comme les psalmistes, n’ayant pas cessé de croire et de recourir aux moyens de propitiation offerts par l’Ancienne Alliance au pécheur, ils ont passé de la loi à l’Evangile, de l’ère préparatoire à celle de la perfection, de l’autorité de Moïse, qui déjà a annoncé le Christ, au Christ, qui est la fin de l’œuvre mosaïque, sans secousse, sans rupture, par une marche continue sur une pente douce, espaçant, pour ainsi dire, sur un long parcours, les expériences qui s’étaient concentrées, chez une autre âme d’élite et encore irrégénérée, dans une crise intense et exaspérée, dont la solution devait être la soumission ou la mort (Romains 7.25).
Et cependant aux Saul de Tarse comme aux Jean et aux Nathanaël, le commandement est apparu saint, juste et bon (Romains 7.12) ; saint par son origine, comme une émanation de la volonté divine elle-même ; juste, comme ne réclamant de l’homme que ce que l’homme doit à Dieu, et bon dans ses effets. Ce n’est pas le commandement qui, chez Saul lui-même, fut la cause du mal ; il n’a été que la cause occasionnelle de son explosion (v. 8).
Tel le fer de l’opérateur, à l’instant où il atteint les parties vives de la plaie jusqu’ici apparemment insensible, cause un élancement subit qui fait rebondir le patient sur sa couche ; mais cette douleur intense, qui marque le degré culminant du mal, est aussi le prélude de la guérison ; telle encore cette potion énergique, administrée par une main diligente, expulse à la surface le virus, mêlé à tous les principes vitaux, qui infectait sourdement toutes les sources de la santé et de la force, débilitait insensiblement tous les organes, et, sans tuer sur le coup, engendrait une mort lente et irrésistible : le premier effet apparent du remède a été d’ajouter la laideur à la souffrance ; mais le mal localisé sera à moitié dompté. Le péché, de même, sous l’action du commandement et de la défense, a acquis une vitalité aiguë et hideuse (καθ’ ὑπερβολὴν ἁμαρτωλός v. 13) ; le vice héréditaire s’est transformé en transgression, παράβασις, et à l’imputation purement spécifique attachée au premier âge, vient succéder l’imputation personnelle qui engendre la colère (Romains 4.15). Mais, en refoulant le péché dans ses retraites profondes, sans pouvoir en tarir la source, la loi qui le condamne en procure du moins la connaissance (διὰ νόμου ἐπίγνωσις ἁμαρτίας, Romains 3.20 ; 7.7).
Or, mieux vaut précipiter cette crise nécessaire qui, bien dirigée, peut n’être que passagère, en encourant même la double chance qu’elle renferme, plutôt que d’amener la lente décomposition de l’âme, en la livrant sans réactif au penchant héréditaire de sa nature.
A côté des Nathanaël et des Saul, se rencontrait la masse de ceux qui retenaient la circoncision et la loi, non par besoin de conscience, ni par faim et soif de la justice, mais par orgueil national ou ambition personnelle. La prétention d’observer des rites surannés et des préceptes prescrits dissimulait mal chez les judaïsants, israélites ou païens de naissance, le jeu des convoitises qui cherchaient à se satisfaire sous le couvert du renoncement (Galates 5.19-21 ; Colossiens 2.22-23 ; Romains 2.17-24), et l’esclavage de la loi, accommodée aux instincts et aux penchants inavoués de l’homme, devenait synonyme de l’esclavage du péché (Romains 7.6).
L’erreur du judaïsme dégénéré fut d’attribuer à des symboles, porteurs obligés, mais provisoires, de l’idée morale, une valeur intrinsèque et un rôle permanent ; d’arrêter le courant qui dans l’intention du législateur devait porter l’homme à la sanctification parfaite ; de substituer des figures et des ombres au principe de vie, un et immuable sous la mutabilité de ses formes locales et temporaires ; de distraire la lettre de l’esprit qui l’avait créée. Christ étant la véritable fin de la loi (Romains 10.4), le légalisme opposé à Christ ne faisait plus que l’effet d’un tronc desséché dont toute la sève avait passé dans la greffe vivace et féconde ; il se condamnait à perdre à la fois ce qu’il voulait conserver et ce qu’il n’avait pas voulu acquérir.
Sur ce sol épuisé ont levé les deux mauvaises plantes du judaïsme dégénéré, désignées dans le N. T. comme la propre justice et l’hypocrisie : la propre justice, nommée pour la première fois Romains 10.3 (τὴν ἰδίαν δικαιοσύνην, comp. Philippiens 3.5), qui tient pour satisfaisant et suffisant à toutes les exigences présentes et futures le degré auquel le sujet est actuellement parvenu (Luc 18.10 et suiv.) ; l’hypocrisie, reprochée particulièrement aux Pharisiens, qui consistait non pas nécessairement à en imposer aux autres hommes, mais à s’en imposer à soi-même, en accordant à la forme extérieure et apparente de la piété une valeur qui n’appartient qu’à la disposition du cœur (Marc 7.6-7 ; Matthieu 23).
Soit donc que le judaïsant fût consciencieux dans la pratique du bien dont il portait l’idéal en lui, mais sans posséder la force pour l’atteindre, parce qu’il la cherchait où elle n’était pas et la méconnaissait là où elle était, il se consumait dans un effort stérile et mortel ; soit que, se faisant illusion à lui-même, l’homme ramenât sa pratique au niveau de sa force présente, le légalisme dégénérait en antinomisme.
Le régime légal, la sévère et incessante discipline du commandement et de la défense, dont le type divin nous a été présenté dans l’histoire du peuple d’Israël, et dont les effets divers se sont montrés à nous dans les différentes catégories morales renfermées dans ce peuple, n’en demeure pas moins pour tous les âges la phase préparatoire d’une éducation religieuse bien ordonnée. C’est en tout temps et sous toutes les alliances que se vérifie la sentence : « Il est bon à l’homme de porter le joug dès sa jeunesse » (Lamentations 3.27) ; il faut que l’impératif, partout présent et toujours actif, accompagné comme jadis chez l’Israélite de sa sanction immédiate et visible, apparaisse une fois au moins à l’enfant de la Nouvelle Alliance, et engage une lutte à mort avec les instincts et les penchants pervers ; et il est prouvé que ce n’est jamais impunément que l’éducation même chrétienne abandonne par précipitation le modèle qui lui a été laissé dans la série des économies du salut.
Le système pédagogique de Rousseau, préconisé dans l’Emile, est donc l’opposé direct de celui qui nous est présenté dans la Bible. Le secret du précepteur d’Emile est, à l’inverse du principe biblique, d’éviter de jamais commander ou défendre, de peur de provoquer la transgression, d’abandonner l’élève à la nature réputée originellement bonne, à son penchant qui est censé le mener sans effort au bien. Emile fera le bien en faisant sa volonté, et toute la loi de son éducation sera la conformité à sa propre nature. Le résultat et la condamnation du système se montrent en premier lieu chez Emile et Sophie, qui succombent l’un et l’autre à la première tentation que la vie leur présente.
L’état du pécheur devenu ἔννομος ; est celui où, la volonté humaine s’étant pleinement conformée à la volonté divine, et la loi, en tant qu’elle est l’expression parfaite de la volonté divine, s’étant pleinement réalisée dans la nature humaine, il n’y a plus d’écart réel ou possible entre l’une et l’autre.
Un pareil état, à son degré absolu, suppose que le péché est complètement vaincu de fait et de droit chez l’individu ; car sa présence, même seulement en puissance, annoncerait qu’il reste un intervalle, si réduit qu’il soit, entre l’idéal et la réalité.
Avec la corruption native, l’imperfection originelle a elle-même disparu devant la perfection morale, qui est la réalisation complète de la fin normale de l’homme. Le terme de la longue éducation de l’homme est atteint, et ici se rejoignent les lignes qui avaient divergé l’une de l’autre à partir de la chute, et qui, durant toute l’œuvre de la restauration morale de l’homme, n’avaient pas cessé de se rapprocher sans se confondre. Ici, par conséquent aussi, se rencontrent et se rejoignent les sujets de nos deux développements sur l’état de l’homme sans péché et après le péché.
Ce n’est pas que le qualificatif d’ἔννομος ne soit accessible qu’à celui qui a atteint le terme de la carrière morale. Tout conscient qu’il était de la distance qui le séparait du but final (Philippiens 3.12-13), saint Paul n’a pas laissé de s’attribuer à lui-même cette qualité (1 Corinthiens 9.21), dont la justification, en ce qui le concerne personnellement, se trouve entre autres Galates 2.20.
Le caractère qui sépare l’état nouveau, où l’homme est « dans la loi », de l’état légal, même normal et pourvu de tous ses avantages, a été prédit par Jérémie comme le trait essentiel de la Nouvelle Alliance (Jérémie 31.31-33 ; comp. Hébreux 8.8-13) et proclamé par Paul dans Romains 8.3-4. Entre l’un et l’autre état, il y a eu l’accomplissement parfait de la loi divine tout entière dans la personne de Christ, l’effusion de l’Esprit de Christ au jour de la Pentecôte dans l’humanité et la nouvelle naissance opérée par le Saint-Esprit. dans l’individu ; il est si vrai que ces faits constituent une séparation tranchée entre l’état nouveau et l’ancien, que Jésus déclare que le plus petit des membres de la Nouvelle Alliance, racheté par son sang et régénéré par son Esprit, est désormais plus grand que le plus grand des hommes de l’Ancienne (Matthieu 11.11 ; comp. Jean 7.39 ; 16.13-15).
C’est ainsi qu’à l’ancienne religion de la lettre, instrument de corruption en même temps que de servitude, et résumée dans la trilogie : lettre, chair et servitude (Romains 7.5-6), l’Evangile s’oppose comme la religion qui réunit dans une solidarité intime la spiritualité, la sainteté et la liberté (2 Corinthiens 3.17 ; Galates 2.20 ; 5.1 ; Romains 6.22) ; l’ἐλευθερία, non pas la simple liberté de choix, la faculté abstraite de faire ou de ne pas faire (ἐξουσία comp. 1 Corinthiens 7.37 ; 8.9), mais la nécessité morale du bien, la liberté de choix transformée en nature, l’union de plus en plus parfaite de la volonté humaine avec la loi divine. Car de même qu’il n’y a de bien absolu que le bien accompli librement, il n’y a non plus de félicité et de liberté réelle que dans l’accomplissement parfait de la loi de Dieu, en sorte que déchoir de la liberté qui est en Christ, c’est déchoir du salut qui est en lui.
Nous connaissons cependant des croyants rachetés par Jésus-Christ et régénérés par le Saint-Esprit, affranchis dès lors en droit de l’échafaudage des ordonnances légales, qui sont encore retenus par quelques-unes des anciennes lisières, et qui sont demeurés mineurs sur tels ou tels points, par défaut de lumières et d’intelligence spirituelle, peut-être même de courage moral. Ce sont des croyants à vues étroites et méticuleuses, à scrupules mesquins, assujettis à des rites, à des formes et à des formules auxquels ils attachent une importance surannée ; qui, faute de s’être placés au centre lumineux de la vie et de la vérité chrétiennes, restreignent anxieusement le domaine du permis : toutes faiblesses qu’il convient de traiter avec ménagement et déférence chez les autres et chez soi-même, en attendant qu’elles cèdent à des considérations plus viriles et plus libres.
C’est jusque dans le cercle des premiers fondateurs de l’Eglise chrétienne que nous pouvons apercevoir ces variétés de types dans l’enceinte même de la doctrine évangélique, depuis le type judéo-chrétien représenté par Jacques jusqu’au spiritualisme de Paul qui, n’attachant plus aux anciens rites de la religion juive aucune valeur intrinsèque, et les tenant pour choses devenues indifférentes, n’en usait que pour se faire tout à tous (1 Corinthiens 9.22). Et peut-être est-ce sous cette dernière norme qu’il faut ranger les vœux que nous le voyons accomplir à plus d’une reprise (Actes 18.18 ; 21.23 et suiv.).
Les luttes entre judaïsants et pauliniens et les discussions sur les droits de la loi dans l’Evangile occupèrent longtemps encore les Eglises apostoliques, et nous voyons Paul (Romains 14 ; 1 Corinthiens 8) pousser le principe de la condescendance chrétienne jusqu’à s’imposer des sacrifices par respect pour des scrupules excessifs, mais sincères (Romains 14.14-15).
La conduite à tenir en présence de ces cas sera développée dans le chapitre des devoirs envers le prochain.