La définition populaire de la sagesse divine la présente comme la perfection selon laquelle Dieu se propose toujours le meilleur but et choisit les meilleurs moyens pour l’atteindre. Telle était déjà la formule de l’ancienne dogmatique : Exquisitissimum Dei consilium quo causas et effectus omnes modo plane admirabili disponere et ordinare novit ad suum finem (Baier). L’on citait : Job 12.13 ; 28.20 ; Psaumes 104.24 ; Romains 11.33.
Cette définition aurait en tout cas le tort de ne pas se suffire à elle-même, car le meilleur but et les meilleure moyens ne peuvent être déterminés que relativement à un ordre de choses déjà existant et reconnu. Nous préférons donc définir la sagesse divine : L’attribut divin à raison duquel Dieu pose les fins les plus conformes à sa sainteté et à sa bonté, et choisit les moyens les plus propres à réaliser ces fins. Aux textes relatifs à cet attribut déjà cités, nous ajoutons : Proverbes 3.19 ; 8.1 ; Ésaïe 28.29 ; Romains 16.27 ; 1 Corinthiens 1.21 ; Éphésiens 3.10.
C’est donc la sagesse divine qui a établi la hiérarchie des fins et des moyens dans l’univers ; et tout d’abord celle que nous constatons entre l’ordre physique et l’ordre moral ; l’un, dans le sein duquel il n’y a ni fins ni moyens, puisque chaque chose et chaque fait est simultanément l’un et l’autre ; et l’ordre moral qui est la fin générale de l’ordre physique, et dans le sein duquel se réalisent incessamment des fins particulières, toutes ensemble et à leur tour subordonnées à la fin universelle et définitive.
Mais comme la fin de l’univers posée par la volonté divine, est la réalisation parfaite du Bien par le concours libre de toutes les volontés créées, l’action de la sagesse divine, qui suppose en premier lieu le caractère téléologique du développement de l’univers, suppose constamment aussi l’exercice de la volonté créée dans la réalisation de cette fin de l’univers. Sans l’un et l’autre élément en effet, la sagesse divine se confondrait avec la toute-science et la toute-puissance divines. Et même lorsque l’Ecriture célèbre les manifestations de la sagesse divine dans la nature, elle suppose celle-ci solidaire du sort de l’homme et des actes de la liberté humaine, en renfermant dans son sein comme un de ses agents et en tout cas, comme sa fin suprême, l’homme lui-même : Psaumes 104.
Dans le domaine propre de l’histoire, où la volonté créée sert constamment et directement d’agent au gouvernement divin, les manifestations ou actualisations de cette volonté sont ou normales ou anormales, et elles sont anormales, soit en étant insuffisantes, soit en étant directement opposées à l’idée divine. Dans le premier cas, c’est à la sagesse divine d’ordonner ces volontés particulières, chacune en son temps et en son lieu, afin de faire produire à chacune l’effet le plus complet. Dans le second cas, il faut les utiliser encore, soit en les suppléant, soit en les rectifiant de manière à tirer toujours le bien du mal (Genèse 50.20).
L’action de la sagesse divine qui se réalise, disons-nous, au cours de l’histoire, a donc un caractère de sinuosité nécessité par la présence et les écarts de la liberté créée, avec laquelle elle est sans cesse appelée à compter, et sans laquelle, avons-nous dit, elle serait dénuée d’une raison d’être spéciale.
Il est important pour la pratique de la vie spirituelle de savoir que cette sagesse divine contredit souvent, dans ses réalisations et manifestations particulières, les principes les plus élémentaires de la sagesse humaine, de même que nous avons vu la toute-puissance divine, dans la nature et dans l’histoire, suspendre le cours naturel et ordinaire des choses et des faits ; car la sagesse divine diffère sans cesse sur deux points d’appréciation avec la sagesse humaine : sur la meilleure fin à poser et sur les meilleurs moyens à choisir pour l’atteindre (Ésaïe 54.8 ; 1 Corinthiens 1.21 ; 2.7).
C’est ainsi que, méconnue dans ses manifestations primitives et universelles dans l’œuvre de la première création, elle a dû apparaître au cours de l’histoire sous l’aspect de la folie pour réaliser le salut de l’humanité déchue (1 Corinthiens 1.21) : c’est-à-dire encore que la folie de Dieu a du s’opposer à la folie du péchée. Telle elle avait été déjà annoncée par les prophètes, se plaisant à tirer la force de la faiblesse : Ésaïe 30.7 ; la grandeur de la petitesse : Zacharie 4.10 (comp. Matthieu 13.31-32 ; Luc 10.21 ; 1 Corinthiens 1.28) ; la beauté de I’inapparence : Ésaïe 53.3 ; et le pardon gratuit de la condamnation même : Ésaïe 55.6-13. Mais cette folie de Dieu a toujours fini par se justifier comme une sagesse supérieure, ou plutôt comme la sagesse unique : Matthieu 11.19 ; 1 Corinthiens 1.25. En effet, renfermant en elle la toute-science divine qui contemple le terme, le cours et le point de départ des événements, et disposant de la toute-puissance sur toutes les forces créées, la sagesse divine seule est à même d’unir la simplicité des moyens à l’infinie variété des résultats (ἡ πολυποίκιλος σοφία, Éphésiens 3.10). Mais son chef-d’œuvre toujours renaissant est de faire concourir toutes choses, les plus grands maux même, au bien des fidèles : Romains 8.28.
e – Voir sur ce passage : Godet, Commentaire sur la première épître aux Corinthiens.
Le développement de ce sujet ressortit à la doctrine de la Providence.
Elle est définie par Hollace : Attributum divinum ἐνεργητίκον, vi cujus Deus omnia quæ æternue suæ legi conformia sunt vult et agit (Psaumes 92.16) ; creaturis convenientes leges præscribit (Psaumes 19.9) ; promissa facta hominibus implet (Ésaïe 45.23) ; bonos remuneratur (Romains 2.5-7 ; 2 Thessaloniciens 1.6-7), et impios punit (Psaumes 119.137 ; Romains 1.32 ; Actes 17.31 ; 2 Thessaloniciens 1.6 ; Romains 3.8-25).
Elle était subdivisée en a) antecedens. legislatoria ou dispositiva, conformément à laquelle Dieu établit l’ordre moral, soit l’ordre naturel dans la conscience, soit l’ordre positif dans la révélation ; et b) consequens, distributiva ou judicialis, laquelle se présente à son tour, soit comme remunatoria, soit comme punitiva.
La suite de notre exposé révélera l’intérêt qu’il peut y avoir pour nous à restreindre le rôle de la justice divine à la rétribution soit dans le bien soit dans le mal, et à en distraire l’activité législative ou dispositive comme se rattachant plutôt à la sainteté divine.
Nous définissons en conséquence la justice divine : L’attribut à raison duquel Dieu, au terme de chaque période de l’histoire, rend à soi-même et à chaque créature morale, ce qui lui est dû. En d’autres termes encore : l’attribut à raison duquel Dieu préside à la consommation des rapports entre tous les êtres qui constituent l’univers moral.
Les principaux textes scripturaires où Dieu est qualifié de juste, sont, dans l’Ancien Testament : Genèse 18.25 (dans la bouche d’Abraham) ; Exode 9.27 (dans la bouche de Pharaon) ; 1 Samuel 12.7 (dans la bouche de Samuel) etc. Dans le Nouveau Testament, la qualité de juste se trouve rapportée à Dieu seulement dans les passages suivants : Jean 17.25 ; Romains 3.26 ; 2 Timothée 4.8 ; 1 Jean 1.9 ; 2.29 ; 3.7 ; Apocalypse 16.5.
Le terme δικαιοσύνη θεοῦ a dans le Nouveau Testament deux acceptions distinctes, et quelquefois dans le même morceau : selon l’une, il désigne un état de l’homme quitte envers la justice de Dieu : Romains 1.17 ; 3.21 ; selon l’autre, cet attribut lui-même : Romains 3.5,25.
Le terme biblique de justice : çedaqa, δικαιοσύνη, pris dans son acception la plus générale, a toujours, comme le remarque Cremer, le sens forensique, et désigne moins une qualité intrinsèque au sujet qu’un état conforme au droit, un rapport normal juridiquement consultable.
« Dans les passages du Nouveau Testament (cités plus haut, Romains 3.26 ; 1Jean 1.9 etc.) où la qualité de δίκαιος est attribuée à Dieu, elle désigne, comme dans l’Ancien Testament, la justice divine dans son activité salutaire, tout en conservant sa signification forensique. »
Les deux acceptions distinctes de δικαιοσύνη θεοῦ que nous avons signalées dans le Nouveau Testament dérivent donc d’une idée commune : la conformité au droit ; et Dieu réalise sa justice soit en restituant le droit violé (Genèse 18.23,25 ; Actes 17.31), soit en ratifiant le droit réalisé par la créature (Romains 3.25 : δίκαιον καὶ δικαιοῦντα).
Une notion tout à fait corrélative à celle de la justice rétributive est celle de la fidélité divine.
La justice divine en effet ne s’actualise point dans l’Ecriture par l’exécution d’un contrat bilatéral qui serait fondé sur quelque droit primordial présidant aux rapports entre Dieu et la créature. Elle ne saurait être autre chose que la sanction donnée librement par Dieu à sa libre parole, promesses ou menaces ; et le droit qu’une créature quelconque peut revendiquer ensuite de sa prestation morale, étant issu d’une promesse faite à titre gratuit, et en aucune façon de la parité ou de la mutualité des services rendus (Luc 17.10), ne saurait lui-même être fondé que sur la grâce. La justice divine qui assure l’effet d’un droit créé par la parole divine, n’est donc que la manifestation de la fidélité divine.
Cette connexité existant entre les deux notions de justice : çedaqa, δικαιοσύνη, et de fidélité, emeth, πίστις, ἀλήθεια, est mentionnée dans plusieurs passages de l’Ancien et du Nouveau Testament : Deutéronome 32.4 ; 1 Samuel 26.23 ; Psaumes 36.6-7 ; Psaumes 40.11 ; 89.15 ; 96.13 ; Romains 3.3-8 ; 1Jean 1.9 : πιστός ἐστι καὶ δίκαιος.. Comp. Romains 3.23 ; 2 Timothée 2.11-13.
Après avoir restreint le rôle de la justice divine à la rétribution, il nous reste à montrer qu’en cette qualité même elle se réalise dans deux directions opposées ; et de même que nous avons distingué dans la sainteté divine deux éléments, l’un répulsif, l’autre transitif, que l’on fausse en les isolant l’un de l’autre, la justice divine rétributive comprend tout à la fois le principe de la punition et celui de la rémunération ; car Dieu manifeste aussi bien sa justice en faisant grâce selon sa promesse, qu’en punissant selon ses menaces. Les exemples du second cas sont sans doute les plus nombreux : Romains 2.5-6 ; 3.5-6 etc. ; mais ceux du premier ne sont point rares, ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament.
Toutes les fois, par exemple, que le psalmiste invoque la justice de Dieu pour obtenir une délivrance : Psaumes 4.1 ; 18.21-26 etc., ce n’est point là une revendication fondée sur la justice propre de l’homme, mais un appel adressé à la fidélité, à la véracité divine, qui mériteraient d’être suspectées, si une promesse faite par lui-même ne recevait pas son exécution.
Dans le Nouveau Testament de même, la justice de Dieu est présentée tour à tour comme une garantie de pardon, 1 Jean 1.9 ; de salut, 2 Timothée 4.8 ; de délivrance, Hébreux 6.10. Jésus, après le psalmiste et à plus juste titre, en appelle pour lui-même à cet attribut à la fin de la prière sacerdotale, et y puise la certitude de l’exaucement : πάτερ δίκαιε (Jean 17.25). Aussi la rémunération des services rendus, refusée à titre de salaire (Luc 17.9), sera-t-elle accordée à titre de récompense gratuite et imméritée, due cependant parce que promise (Luc 12.42-44,48).
En revanche, la sainteté méconnue revendique, sous le titre de jalousie de Dieu (Exode 20.5), une satisfaction équivalente de la justice punissante, sinon Dieu se renierait lui-même (2 Timothée 2.13). Car la jalousie divine est en Dieu une volonté qui s’ajoute à celle d’aimer : la volonté d’être aimé ; et l’amour divin méconnu ou offensé se tourne en révélation de colère : Jean 3.36 ; Romains 1.18 ; 2.5. Telle sera la colère de l’Agneau, Apocalypse 6.16.
La justice est donc la sanction commune de la sainteté et de la bonté : « Dieu, a dit le prophète, sera sanctifié par la justice » (Ésaïe 5.16).
De même que la notion de sainteté, celle de justice a été faussée à son tour dans deux sens opposés. La première altération, qu’on pourrait appeler la conception juridique de la justice divine, et qui s’est sans cesse reproduite dans l’histoire des dogmes, consiste dans l’immixtion du principe du droit strict dans la détermination des rapports entre Dieu et la créature ; et le corollaire de cette fausse prémisse devait être soit de substituer dans la rétribution divine le principe du mérite à celui de la gratuité et le terme de salaire à celui de récompense ; soit de réduire la justice divine à la dispensation de la peine au coupable.
La seconde altération de la notion de justice consiste à en retrancher au contraire l’élément comminatoire et pénal, pour n’y plus retenir que celui de la rémunération. Cette mutilation est à son tour le corollaire de la détermination défectueuse de la sainteté divine qui a été rapportée plus haut sous les noms de Menken et Ritschl.
Selon Ritschl, il ne serait question ni dans l’Ancien T. (sauf dans les livres postérieurs à l’exil, Lamentations 1.18 ; Néhémie 9.33 ; 2 Chroniques 12.5-6 ; Daniel 9.14), ni dans le Nouveau, de justice rétributive à l’égard des méchants ; et les jugements annoncés sur ces derniers ne seraient motivés que par la protection divine dont les fidèles doivent être les objets.
L’auteur reconnaît (page 114) qu’il est des textes comme 2 Thessaloniciens 1.4-7 ; Romains 2.5-8, qui ne se prêtent guère à une semblable interprétation. Il ne s’efforce pas moins de les y ramener en prétendant que dans 2 Thessaloniciens 1.4-7, cet ἔνδειγμα τῆς δικαίας κρίσεως τοῦ θεοῦ n’aurait pas d’autre raison d’être que la délivrance à faire obtenir aux justes. Quant au second texte cité, on conviendra peut-être que moins encore que le premier, il fournit matière à une manipulation de ce genre, et que l’idée que « la justice divine dans le jugement se rapporte ici directement à l’accomplissement du salut des justes », et que la colère contre les injustes ne figure que comme moyen pour servir ce but, y est purement et simplement et tout entière importée.
Un des termes bibliques qui paraissent le plus contraires à la conception exclusivement optimiste de la justice divine, est celui de ὀργὴ θεοῦ, soit qu’elle ait pour objet l’humanité païenne livrée par Dieu même à ses vices en punition d’une première infidélité morale (Romains 1.18-32 ; comp. Éphésiens 2.3 : ἦμεν τέκνα φύσει ὀργῆς, ὡς καὶ οἱ λοιποί, soit l’individu infidèle au Fils et rebelle au seul moyen de salut institué par Dieu pour toute l’humanité (Jean 3.36 : ἡ ὀργὴ τοῦ θεοῦ μένει ἐπ’ αὐτόν). Des textes aussi explicites ne sont pas pour embarrasser notre auteur, et il persiste à ne voir dans les révélations de la colère divine mentionnées dans l’Ecriture que des modifications de l’amour divin, qui ne correspondraient à aucune affection particulière en Dieu même, et n’auraient pas d’autre but que la conversion et l’éducation du pécheur (page 21) !
Et nous demandons à notre tour quelle part la conversion et l’éducation du pécheur, la protection due au fidèle peuvent avoir dans cette suprême et définitive manifestation de colère qui s’appelle ἡ κόλασις αἰώνιος (Matthieu 25.46).
Une relation plus étrange au premier abord que celle que nous venons d’indiquer entre la justice et la fidélité, est celle que l’Ecriture suppose entre la justice et la toute-puissance : nouvelle preuve que les catégories métaphysiques et morales ne sont pas applicables à la nature divine. Le génie hébraïque et, ajouterons-nous, sémitique, se refuse à associer la toute-puissance à l’injustice, et admet sans discussion que la toute-puissance est la plus sûre garantie de la justice souveraine. C’est à la lueur de ce principe que s’éclairent certains textes scripturaires qui étonnent notre logique japhétique. Telle était déjà la prémisse du raisonnement du patriarche Abraham disant à Dieu : Celui qui juge toute la terre, ne ferait-il pas justice ? (Genèse 18.25). Ainsi raisonnait encore Bildad, un des amis de Job : Le Tout-Puissant renverserait-il la justice ? Job 8.3. Comp. Job 34.10-12 ; Psaumes 89.14-15 ; Romains 3.5-6f.
f – On n’a guère le droit d’aller chercher dans un conte de Daudet la confirmation d’une proposition dogmatique. Nous avons toutefois remarqué la phrase suivante dans Le Décoré du quinze août :
« L’Empereur : pour Si-Slimann comme pour tous les Arabes. l’idée de justice et de puissance se résument dans ce mot ! »
La justice divine comme la sagesse suppose la présence et l’exercice de la liberté humaine ; et comme ce facteur conférait, disions-nous, à la sagesse un caractère de sinuosité, la justice en reçoit à son tour la règle de ses manifestations actuelles, qui est l’intermittence. Une manifestation continue de la justice serait en fait sinon en droit la confiscation de la liberté humaine. Le cours entier de l’histoire, dès ses origines jusqu’à sa consommation, est une longue période d’observation et de tolérance à l’égard de la liberté humaine, durant laquelle la justice divine se retire de la conduite du drame, ou n’apparaît qu’à des échéances rares et irrégulières sous une forme adéquate à sa nature et correspondante à la rigueur de ses droits. Dieu lui-même a voulu que durant le cours de l’histoire, et cela au risque de fournir des raisons spécieuses à ses divers adversaires, il y ait disproportion presque constante entre le sort et la conduite de chaque agent moral.
Mais cet état de choses ne saurait durer indéfiniment. La gloire de Dieu serait ternie, le droit de Dieu, outragé, et les principes de l’ordre moral, intervertis, si la liberté créée pouvait courir indéfiniment les chances les plus opposées, sans rencontrer d’autres limites que celles qu’elle rencontre aujourd’hui, ou qu’elle se fixerait arbitrairement à elle-même ; si toute créature libre ne devait pas finir, chacune à sa manière, par donner pleinement gloire à Dieu, et, bon gré mal gré, par se rendre utile à quelque chose, les unes dans la fidélité et la félicité, les autres dans l’endurcissement et sous la colère : « Jetez donc le serviteur inutile ! » (Matthieu 25.30 ; comp. Romains 9.22).
Sans doute, cette longue période intermédiaire qui sépare le jour de la création de celui du jugement, est traversée de temps à autre, disons-nous, par des crises, c’est-à-dire par des manifestations incontestables d’une Intelligence qui fait coïncider le sort de l’agent moral avec sa conduite, et rétablit la connexité trop souvent brisée entre le bien et le bonheur d’une part, le mal et le malheur de l’autre. Le déluge et la ruine de Sodome sont les exemples les plus fameux dans la première antiquité de ces interventions soudaines de la justice divine dans le cours des choses humaines, manifestations tout ensemble de colère contre les uns et de grâce envers les autres.
Il y a eu un jour de l’histoire, pressenti et salué plusieurs siècles d’avance par l’âme israélite, où pour la première fois la bonté et la vérité se sont parfaitement associées, et la justice et la paix se sont embrassées (Psaumes 85.11) ; où la colère et la grâce se sont rencontrées sur la tête de la plus sainte des victimes. La Croix, plantée au centre du monde et au centre de l’histoire, a été la suprême manifestation de cette justice qui tout à la fois pardonne et punit, qui punit et pardonne. La mort infamante du Juste parfait a été une satisfaction complète donnée en une fois au droit divin lésé par les quarante siècles précédents : εἰς ἔνδειξιν τῆς δικαιοσύνης αὐτοῦ, διὰ τὴν πάρεσιν τῶν προγεγονότων ἁμαρτημάτων, (Romains 3.24-25).
Mais cette expiation suprême est restée jusqu’ici, comme les précédentes, ignorée des uns et méconnue des autres ; et même, l’offense faite au Dieu saint et bon a reparu plus criante et aussi impunie que jamais sur les pas des contempteurs de la Croix. Après comme avant la scène du Calvaire, les manifestations de la justice divine dans le monde sont à la fois trop distantes les unes des autres, trop irrégulières, et la plupart aussi trop partielles, pour que la disproportion signalée plus haut entre les termes : bien et bonheur, mal et malheur, en ait été annulée. Le postulat de la justice et le développement de l’histoire humaine jusqu’à cette heure ne se couvrent pas l’un l’autre. L’histoire consciencieusement interrogée appelle une compensation universelle et définitive. La conscience et l’Ecriture réprouvent de concert la formule de Schiller : Die Weltgeschichte ist das Weltgericht. L’Ecriture, déjà dans l’Ancien Testament et plus encore dans le Nouveau, annonce au terme de l’histoire, à la suite de toutes les manifestations composées de grâce et de colère, intermittentes et partielles, qui se sont succédé au cours des âges, une manifestation de justice suprême, qui renfermera deux répartitions de récompenses et de peines, définitives, absolues et suivies de séparations éternelles : Matthieu 12.36 ; 25.46 ; Actes 17.30-31 ; Romains 2.6 ; 2 Corinthiens 5.10 ; 1 Thessaloniciens 5.1-10 ; Apocalypse 20.11-12.
La doctrine de la justice divine s’achève dans l’Eschatologie.
La réunion de tous les attributs divins constitue la gloire divine dans l’univers physique et moral ; car la gloire de Dieu, c’est sa perfection manifestée et reconnue dans ses œuvres. Or, la glorification de Dieu est d’autant plus intense que, d’une part, l’attribut divin, objet de la reconnaissance de la créature, est plus rapproché de l’essence divine, et que, de l’autre, la créature de Dieu qui le glorifie, est plus semblable à lui. Ainsi la nature glorifie à son insu la puissance créatrice (Psaumes 19.1 ; Romains 1.20) ; l’enfant de Dieu glorifie par son amour l’amour divin ; et l’histoire de cet univers n’est et ne sera que le resplendissement toujours plus éclatant de la gloire de Dieu, jusqu’à l’heure où toute créature ploiera le genou devant Lui, béatifiée ou domptée : Exode 33.18-23 ; Ésaïe 6.3 ; Psaumes 19.1 ; Jean 17.24 ; Philippiens 2.10-11 ; Apocalypse 5.8-14.