(33) Voyons donc quelles sont les graves et terribles accusations qu'il a dirigées contre les Juifs habitant Alexandrie. « Venus de Syrie, dit-il, ils s'établirent auprès d'une mer sans ports, dans le voisinage des épaves rejetées par les flots ». (34) Or, si le lieu mérite une injure, elle retombe, je ne dis pas sur la patrie, mais sur la prétendue patrie d'Apion, Alexandrie. Car le quartier maritime fait également partie de cette ville et, de l'aveu général, c'est le plus beau pour une résidence. (35) Et je ne sais ce qu'aurait dit Apion si les Juifs avaient habité près de la nécropole au lieu de s'établir près du palais[1]. (36) Si les Juifs ont occupé ce quartier de force, sans jamais en avoir été chassés dans la suite, c'est une preuve de leur vaillance. Mais, en réalité, ils le reçurent d'Alexandre comme résidence[2] ; chez les Macédoniens, ils obtinrent la même considération qu'eux-mêmes, et, jusqu'à nos jours, leur tribu[3] à porté le nom de Macédoniens. (37) S'il a lu les lettres du roi Alexandre et de Ptolémée, fils de Lagos, si les ordonnances des rois d'Égypte suivants lui sont tombées sous les yeux, ainsi que la stèle qui s'élève à Alexandrie, contenant les droits accordés aux Juifs par César le Grand, si, dis-je, connaissant ces documents il a osé écrire le contraire, il fut un malhonnête homme ; s'il ne les connaissait pas, un ignorant[4]. 38 Et quand il s'étonne qu'étant Juifs ils aient été appelés Alexandrins[5], il fait preuve de la même ignorance. En effet, tous les hommes appelés dans une colonie, si diverses que soient leurs races, reçoivent leur nom du fondateur. (39) A quoi bon citer les autres peuples ? Les hommes de notre propre race qui habitent Antioche s'appellent Antiochiens ; car le droit de cité leur fut donné par son fondateur Séleucus[6]. De même les Juifs d'Ephèse et au reste de l'Ionie ont le même nom que les citoyens indigènes, droit qu'ils ont reçu des successeurs d'Alexandre[7]. (40) Les Romains, dans leur générosité, n'ont-ils pas partagé leur nom avec tous les hommes, ou peu s’en faut, non seulement avec des individus, mais avec de grands peuples tout entiers ? Par exemple les Ibères d'autrefois, les Etrusques, les Sabins sont appelés Romains[8]. (41) Mais si Apion supprime ce genre de droit de cité, qu'il cesse de se dire Alexandrin. Car né, ainsi que je l'ai déjà dit, au plus profond de l'Égypte, comment serait-il Alexandrin si l'on supprimait le don du droit de cité, comme lui-même le demande pour nous ? Pourtant les Égyptiens seuls se voient refuser par les Romains, maîtres aujourd'hui de l'univers, le droit d'être reçus dans aucune cité[9]. (42) Mais Apion a le cœur si noble que, voulant prendre sa part d'un bien dont il était écarté, il a entrepris de calomnier ceux qui l'ont reçu à bon droit. Car ce n'est pas faute d'habitants pour peupler la ville fondée par lui avec tant de zèle qu'Alexandre y a réuni quelques-uns des nôtres ; mais, soumettant à une épreuve attentive la vertu et la fidélité de tous les peuples, il accorda aux nôtres ce privilège. (43) Car il estimait notre nation au point même que, suivant Hécatée, en reconnaissance des bons sentiments et de la fidélité que lui témoignèrent les Juifs, il ajouta à leurs possessions la province de Samarie exempte de tribut[10]. (44) Ptolémée, fils de Lagos, partageait les sentiments d'Alexandre à l'égard des Juifs qui habitaient Alexandrie. En effet, il mit entre leurs mains les places fortes de l'Égypte dans la pensée qu'ils les garderaient fidèlement et bravement[11] ; et comme il désirait affermir sa domination sur Cyrène et les autres villes de Libye, il envoya une partie des Juifs s'y établir[12]. (45) Son successeur, Ptolémée, surnomme Philadelphe, non seulement rendit tous les prisonniers de notre race qu'il pouvait avoir, mais il donna maintes fois aux Juifs des sommes d'argent, et, ce qui est le plus important, il désira connaître nos lois et lire nos livres sacrés. (46) Il est constant qu'il fit demander aux Juifs de lui envoyer des hommes pour lui traduire la loi, et il ne confia pas aux premiers venus le soin de bien faire rédiger la traduction, mais c'est Démétrios de Phalère, Andréas et Aristée, l'un, le plus savant homme de son temps, (47) les autres, ses gardes du corps, qui furent chargés par lui de surveiller l'exécution de ce travail ; or il n'aurait pas désiré approfondir nos lois et la sagesse de nos ancêtres s'il avait méprisé les hommes qui en usaient, au lieu de les admirer beaucoup[13].
[1] Le quartier juif était situé dans l'Est d'Alexandrie, au delà du port, mais dans le voisinage du château royal ; la nécropole était à l'extrême Ouest de la ville.
[2] Cf. Bellum, II, 8, 7. En réalité l'établissement des Juifs à Alexandrie ne paraît pas antérieur à Ptolémée Sôter ; cf. Ant., XII, 8.
[3] Jouguet suppose que le terme macédonien désignait à Alexandrie les immigrés, par opposition aux indigènes égyptiens.
[4] Nous ne savons rien de ces lettres et ordonnances. Quant à la « stèle de César le Grand » qui est encore mentionnée Ant., XIV, 10, 1, elle émane en réalité d'Auguste (R. ét. Juives, 1924, p. 123).
[5] S'agit-il du titre d'Alexandrin usurpé par les Juifs ou ce titre leur avait-il été conféré dans quelque document officiel ? Nous connaissons un document de ce genre : c'est l'édit de Claude, Ant., XIX, 280. Mais dans le pap. Berlin 1140 un pétitionnaire juif ayant été désigné comme ᾿Αλεξαδρείας le scribe a corrigé en : ᾿Ιουδαίων τῶν ἀπὸ ᾿Αλεξαδρείας.
[6] Assertion réitérée (Ant., XII, 3, 1) dont on voudrait la preuve. Dans II Maccabées, IV, 9, nous voyons Jason promettre des sommes considérables à Antiochus Épiphane, s'il permet, entre autre, τοὺς ἐν ῾Ιεροσολύοις ᾿Αντιοχεῖς ἀνχγράφαι. Ce texte se rapporte à Jérusalem, non à Antioche. En tout cas, à l'époque romaine, les Juifs d'Antioche jouissent du droit de cité et leurs privilèges sont inscrits sur des tables de bronze (Bellum, VII, 5, 2).
[7] Cf. Ant., XII, 3, 2, où l’on voit que la chose est contestée. Il s’agit surtout d’Antiochus II Théos. Voir la note de Schürer, III (3e éd.), p. 81-2.
[8] Il y a là, en ce qui concerne les Ibères (Espagnols), une forte exagération. L’Espagne renfermait bon nombre de colonies, de municipes, et Vespasien en 75 avait conféré le Jûs Latii à toute la péninsule (Tacite, Hist., III, 53, 70 ; Pline, III, 4, 30) ; mais le droit latin n’était pas encore la cité romaine.
[9] Assertion répétée au § 72 infra, mais qui est exagérée. Nous savons seulement : 1° que les Égyptiens pour arriver à la cité romaine devaient d’abord être reçus citoyens d’Alexandrie (Pline à Trajan, Ep. 6), admission qui devait être accordée par l’empereur (Pline à Trajan, Ep. 10 ; Trajan à Pline, Ep. 7) ; 2° que l’Égyptien, même admis à la cité romaine, ne pouvait exercer les fonctions qui donnaient au sénat (Dion Cassius, LI, 17, 2).
[10] Ce renseignement ne dérive pas du véritable Hécatée, car c'est sous Démétrius II que trois districts seulement de la Samaritide furent annexés, avec exemption d'impôts, à la Judée (I Maccabées, XI, 34). Cf. Schürer, I (2e édit.), p. 141 et Willrich, Judaica, p. 97.
[11] Ici et Ant., XII, c. 7-9, Josèphe s'inspire du pseudo-Hécatée et du pseudo-Aristée, c. 13 Wendland, et par conséquent exagère ; mais il y avait certainement de petites garnisons juives en Égypte, par exemple celle d'Athribis, au sud du Delta (Rev. ét. j., XVII, 1888, p. 435), les castra Judaeorum à l'est (Notitia dignitatum) et le ᾿Ιουδαίων στρατόπεδον à l'ouest (Ant., XIV, 8, 25 ; Bellum, I, 9, 4). Peut-être même la garnison juive d'Éléphantine a-t-elle encore subsisté quelque temps sous les Ptolémées. Cf. Schürer, III (3e éd.) p. 22.
[12] Renseignement non confirmé par ailleurs.
[13] Tout ce § dérive de la « lettre d'Aristée à Philocrate ».