En traitant de la volonté, notre attitude sera très différente de ce qu’elle était en traitant de la sensation ou de la pensée. Elle sera thétique au lieu de critique ; et cela pour deux motifs. D’abord parce que, sur la foi de critères dont nous parlerons plus tard, nous tenons en effet la volonté pour la substance de l’homme, du monde et de Dieu, c’est-à-dire pour la substance universelle, et par conséquent le volitionnisme, ou la philosophie de la volonté, pour l’explication universelle. — Ensuite parce que la volonté, sans être toujours explicitement niée par les différents systèmes philosophiques, l’est implicitement par la plupart, qui en parlent peu, ou qui en parlent mal.
Les représentants et les défenseurs de la volonté sont peu nombreux parmi les philosophes. Et si l’on peut dire, en un certain sens, que c’est vers le volitionnisme que tend l’effort de la philosophie moderne, qu’il s’impose de plus en plus comme la conclusion dernière du travail philosophique, cependant cette conclusion et cette tendance sont encore singulièrement enveloppées, mitigées, indécises. Il n’y a guère que Maine de Biran, qui, ayant passé par une lente évolution, du sensualisme au volitionnisme, ait fait de la volonté l’objet propre de recherches spéciales. — Sans doute, Schopenhauer et Hartmann peuvent à la rigueur être dits des philosophes de la volonté. Ils font du « vouloir vivre » (Der Wille zum Leben) la substance cosmique. Mais leur volonté, inconsciente et impersonnelle, tient en définitive plus de la force et du désir que de la volonté. Elle rejoint aisément je ne sais quel dynamisme phénoméniste dans lequel elle fraternise avec le matérialisme panthéistique. — En France (à ma connaissance du moins), c’est l’idéalisme spiritualiste de Ravaisson qui se rapproche le plus du volitionnisme proprement dit. En Suisse, la philosophie de Secrétan est incontestablement une philosophie de la volonté. Toute philosophie de la liberté est une philosophie de la volonté, et celle de Secrétan n’a jamais cessé d’être une philosophie de la liberté. Mais la volonté y est constamment restée sous-entendue, affirmée plutôt qu’analysée. Les catégories volitives, impliquées tantôt dans les catégories morales, tantôt dans les catégories intellectuelles, n’ont jamais été dégagées et étudiées à part. Ce qui manque à Secrétan, c’est une psychologie sérieuse et une théorie de la connaissance. — Le néo-criticisme français suppose lui aussi la volonté, mais il la suppose comme raison pratique, c’est-à-dire comme déjà intellectualisée. Et si l’on va jusqu’au fond, Renouvier et M. Pillon représentent beaucoup plutôt un intellectualisme moral qu’un volitionnisme avéré. J’en dirai autant du nouvel idéalisme qui vient d’éclore chez M. H. Boise.
e – Voir Revue de théol. et des quest. relig., de Montauban, décembre 1895.
Cette défaveur de la philosophie à l’égard du volitionnisme, cette incomplète appréciation de la volonté par la philosophie, s’expliquent aisément. D’une part, il y a entre la volonté et la pensée une tension, une incompatibilité latente qui les oppose l’une à l’autre et qui incline volontiers la philosophie, même la moins intellectualiste, à exagérer le rôle de la pensée au détriment de celui de la volonté. Et cela simplement parce que les philosophes sont des philosophes, c’est-à-dire des hommes qui pensent, qui visent à la compréhension, et que si la pensée fait comprendre, la volonté est toujours réfractaire aux prises de la pensée. La volonté, surtout la volonté libre, est un facteur incompréhensible (dialectiquement), dont l’exercice, également incompréhensible, ne peut que gêner la pensée. Il est donc naturel que la pensée, même en accordant la volonté, lui prenne néanmoins tout ce qu’elle peut prendra de ses attributs et la réduise à la portion congrue. — D’autre part, la volonté, qui est partout, ne se trouve nulle part à l’état pur. Il est infiniment difficile et délicat de la dégager. Ses manifestations, aussi multiples que celles de la vie même, cachent ou voilent son essentielle unité. Elle est dans la sensation, elle est dans l’intelligence, et pénètre si bien les phénomènes intellectuels et sensibles qu’elle se confond avec eux et semble se résoudre en eux. Il faut une analyse très aiguë et une méthode très rigoureuse pour l’y reconnaître et l’en distinguer.
Cette double opposition nous permettra de classer tout naturellement les considérations qui vont suivre sous deux chefs : 1° celles qui seront relatives à l’existence même de la volonté dans le domaine psychologique, c’est-à-dire à son rôle dans la perception, la pensée, la conscience et la personnalité (en contra-position avec les prétentions du sensationnisme psychologique) ; 2° celles qui seront relatives à la liberté de la volonté dans le domaine intellectuel, dans le domaine des idées ou des mobiles d’action (en contra-position avec les prétentions de l’intellectualisme). Inutile de dire qu’il n’y aura rien d’absolument rigoureux dans cette classification, les deux parties chevauchant presque nécessairement l’une sur l’autre.