Le Seigneur avait dit en effet, dans les Evangiles : « Travaillez, non pour une nourriture périssable, mais pour la nourriture qui demeure pour la vie éternelle, celle que le Fils de l’homme vous donnera. Car c’est lui que le Père, Dieu, a marqué de son sceau. Ils lui dirent alors : Que devons-nous faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? Il leur répondit : L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé » (Jean 6.27-29).
Par ces mots qui rendent compte du double mystère de sa venue dans la chair et de sa divinité, le Seigneur nous enseigne aussi la doctrine qui fonde notre foi et notre espérance : il nous faut travailler pour une nourriture qui ne périsse pas, mais demeure à jamais ; nous devons aussi nous souvenir que cette nourriture ordonnée vers l’éternité nous est prodiguée par le Fils de l’homme, et savoir que celui-ci est marqué d’un sceau par Dieu son Père ; reconnaissons enfin que l’œuvre de Dieu consiste à croire en celui qu’il a envoyé.
Et qui donc est-il, celui que le Père a envoyé ? Mais sans doute celui que Dieu a marqué d’un sceau ! Et qui est celui que Dieu a marqué d’un sceau ? A coup sûr, c’est le Fils de l’homme, celui qui nous offre une nourriture pour la vie éternelle ! Et qui sont enfin ceux qu’il rassasie de cette nourriture ? Ceux qui travaillent pour une nourriture impérissable. Ainsi travailler pour cette nourriture est aussi faire l’œuvre de Dieu, à savoir : croire en celui qu’il a envoyé. Mais ce sont là les paroles d’un fils d’homme. Comment donc un fils d’homme pourrait-il assurer une nourriture pour la vie éternelle ? Il n’a rien compris au mystère de notre salut, celui qui ignore que le Fils de l’homme, capable de donner une nourriture pour la vie, a été marqué d’un sceau par Dieu le Père !
Et maintenant, je te pose une question : En quel sens devons-nous donc entendre que le Fils de l’homme a été marqué d’un sceau par Dieu le Père !
Il nous faut tout d’abord reconnaître que Dieu a parlé, non pour lui, mais pour nous ; il a mis son langage à la portée de notre intelligence, le conformant à ce que la faiblesse de notre pensée, propre à notre nature, pouvait comprendre. En effet, dans le passage précédent, les Juifs avaient reproché au Seigneur de se faire l’égal de Dieu, en se prétendant Fils de Dieu. Celui-ci leur avait répondu qu’il fait tout ce que fait le Père, qu’il a reçu du Père le pouvoir de juger, et même qu’il doit être honoré comme le Père65. En ces trois points, il se déclare Fils, et s’affirme égal au Père, en honneur, en puissance, en nature. Ensuite, il avait insisté : comme le Père possède la vie en lui-même, de même il a donné au Fils de posséder la vie en lui. En ceci, il laisse entendre qu’il jouit d’une même nature que le Père, par le mystère de sa naissance. En effet, par ce que possède le Père, c’est lui-même, le Fils, que l’on voit dans ce Père qui possède : car Dieu n’est pas, à la manière humaine, formé de parties composantes, ce qui ferait que pour lui, avoir serait différent d’être. Non, Dieu, en tout son être, est vie, c’est-à-dire nature parfaite, complète, infinie, non pas constituée d’éléments dissemblables, mais vivant elle-même par tout son être. Cette nature qui est vie, le Père la donne, telle qu’il la possède ; et si pour la comprendre, nous faisons intervenir la notion de naissance de celui auquel elle est donnée, ceci n’implique pas une différence de manière d’être, puisque la nature est donnée telle qu’elle est possédée.
65 Cf Jean 5.18-23.
Après nous avoir montré à plusieurs reprises et sans ambages, que nous devons reconnaître en lui la nature de son Père, le Christ prononce ces mots : « Car c’est lui que Dieu a marqué de son sceau » (Jean 6.27). Par leur nature, les sceaux reproduisent la forme parfaite de la figure imprimée en eux, et la possèdent avec tous ses détails ; et puisqu’ils ont reçu l’empreinte de tout ce qui a été gravé en eux, ils traduisent au-dehors, dans toute leur intégralité, les traits qu’ils portent sur eux.
A vrai dire, cette comparaison n’est pas un exemple parfait de la naissance divine, puisque dans le cas des sceaux, interviennent le matériau employé, les images diverses et l’empreinte, tout ce par quoi les traits tracés sur une matière plus dure sont imprimés dans une substance plus molle. Et pourtant le Dieu Unique-Engendré, devenu Fils de l’homme pour accomplir le mystère de notre salut, dans son désir de nous révéler qu’il possède en lui l’image de la propre nature du Père, se dit marqué d’un sceau par Dieu. Et de ce fait, puisque le Fils de l’homme doit nous procurer la nourriture qui nous assure la vie éternelle, il est facile de comprendre que s’il possède en lui la puissance de donner une nourriture pour l’éternité, c’est qu’il contient en lui toute la plénitude de la forme66 qui est celle de son Père, le Dieu qui l’a marqué de son sceau : celui que Dieu a marqué de son sceau ne traduit au-dehors rien d’autre que la forme du Dieu qui l’a marqué de son sceau.
66 Le mot « forma » revient au chap. 45, en référence à Ph 2,6. Ce mot est rendu par « condition » dans les traductions usuelles du texte de Paul. Vu le contexte du chap. 45 où le mot « forma » est l’empreinte donnée par le sceau, il est traduit ici par forme, avec un sens très proche de « nature » ou « image » : « natura » qui se trouve au chap. 43 et « imago » mot central du chap. 49.
Tel est le langage que le Seigneur tint aux Juifs, incapables de le comprendre par suite de leur manque de foi.
Mais lorsque Paul nous annonce l’Evangile, il le fait sous le souffle de l’Esprit du Christ qui parle en lui ; aussi nous permet-il de reconnaître ce que le Fils a en propre, par ces mots : « Lui qui était dans la forme divine, il n’a pas considéré comme un vol d’être l’égal de Dieu, mais il s’est anéanti, prenant la forme d’un esclave » (Philippiens 2.6-7). Car celui que Dieu avait marqué de son sceau ne pouvait avoir une autre forme que celle de Dieu. Et celui qui porte la marque de la forme de Dieu67 doit nécessairement porter en lui l’image entière de la Divinité. C’est la raison pour laquelle l’Apôtre nous présente celui que Dieu a marqué de son sceau, comme demeurant dans la forme de Dieu. Et comme son propos est de nous parler de la réalité mystérieuse du corps que le Fils a pris sur lui, de ce corps dans lequel il est né, Paul ajoute : « Il n’a pas considéré comme un vol d’être l’égal de Dieu, mais il s’est anéanti, prenant la forme d’un esclave ».
67 Forma pour Hilaire signifie natura. Voir P. Galtier, Saint Hilaire, p. 121-131.
En effet, lui qui était dans la forme de Dieu, il demeurait Dieu, étant donné que Dieu l’avait marqué de son sceau. Mais puisqu’il devait prendre la forme d’esclave et obéir jusqu’à la mort, il ne retint pas jalousement à son avantage le fait d’être l’égal de Dieu, mais il s’en dépouilla par obéissance, jusqu’à prendre la forme d’esclave. Il se dépouilla de sa forme de Dieu, c’est-à-dire de ce qui le rendait égal à Dieu68 ; et pourtant il ne considéra pas le fait d’être égal à Dieu comme un vol, lui qui existait dans la forme de Dieu et égal à Dieu, Dieu marqué d’un sceau par Dieu.
68 L’anéantissement du Christ signifie que le Fils de Dieu, en devenant homme, s’est dépouillé de la gloire qu’il possède à bon droit en raison de sa nature divine (cf. Livre IX, 7 ; X, 7 ; XI, 18).
Et maintenant, je te pose cette question : Celui qui demeure comme Dieu, dans la forme de Dieu, est-il un Dieu d’une autre espèce ? Ainsi le sont apparemment, dans le cas des sceaux, la figure qui est imprimée et celle qui imprime : par exemple, le fer appliqué sur le plomb, et la bague sur la cire, reproduisent la figure qu’ils portent gravée en eux, ou bien impriment celle qui ressort en relief sur eux. Mais nous n’allons pas supposer que Dieu puisse former en Dieu une autre figure que celle de Dieu, et que celui qui est dans la forme de Dieu soit un être complètement différent de Dieu, une fois entré dans le mystère de son incarnation, et par suite de son obéissance qui alla jusqu’à la mort sur une croix infâme ; si quelqu’un était assez sot ou assez fou pour le croire, qu’il entende alors dans le ciel, sur terre et dans les enfers, toute langue proclamer : Jésus est « dans la gloire de Dieu le Père » (Ph 2,11). Si donc le Christ demeure dans cette gloire, alors qu’il a ici-bas la forme d’esclave, je me demande où il demeurera, lorsqu’il sera là-haut dans la forme de Dieu ? Le Christ Esprit ne sera-t-il pas dans la nature de Dieu, qui est désignée par ce mot de « gloire », lorsque le Christ Jésus, c’est-à-dire le Christ né comme homme, apparaîtra dans la gloire de Dieu le Père ?
Le bienheureux Apôtre maintient inaltérable sur tous les points, l’enseignement de foi qu’il reçoit de l’Evangile. S’il proclame Dieu notre Seigneur Jésus-Christ, c’est pour que la foi qui nous vient des Apôtres, ne s’égare pas à reconnaître deux dieux de deux espèces différentes, et c’est aussi pour ne pas offrir à l’impie l’occasion de présenter un Dieu unique et solitaire, un Fils que rien ne distinguerait du Père ? Lorsqu’il nous dit : « Dans la forme de Dieu » et : « Dans la gloire de Dieu », il ne met aucune différence entre ces expressions, et ne nous permet pas de croire que le Fils n’est pas Dieu. Car Celui qui est « Dans la forme de Dieu », ne devient pas un autre Dieu, et même, il ne saurait ne pas être Dieu. Car il ne peut être séparé de la forme de Dieu, puisqu’il est en elle ; et Celui qui est dans la forme de Dieu est Dieu. De même, Celui qui est dans la gloire de Dieu, ne peut être autre que Dieu ; et puisqu’il est dans la gloire de Dieu, il n’est pas un autre Dieu, ni séparé de Dieu ; on n’a pas à le présenter différent : il est dans la gloire de Dieu, et par suite, il tient de Celui dans la gloire de qui il réside, d’avoir en lui, de par sa nature, ce que Dieu est.
Les diverses formes sous lesquelles est enseignée une seule foi, ne l’exposent pas au danger de ne pas être une foi unique. Car l’Evangéliste nous avait communiqué cette parole du Seigneur : « Qui m’a vu, a vu aussi le Père » (Jean 14.9). Paul, le Docteur des Nations, ignorerait-il ou passerait-il sous silence la force que revêt cette affirmation du Seigneur, lui qui déclare : « Il est l’image du Dieu invisible » (Colossiens 1.15) ?
Mais je te pose cette question : Lui qui est visible, peut-il être l’image du Dieu invisible, et le Dieu infini serait-il susceptible d’être représenté à la vue, sous l’image d’une forme limitée ? Car une image se doit de reproduire la forme dont elle est l’image. Que ceux-là donc qui veulent que la nature du Fils soit d’une autre espèce que celle du Père, décident de quelle façon ils désirent que le Fils soit l’image du Père ! Serait-ce selon une ressemblance corporelle et visible, aurait-on affaire à une image qui s’en va d’un lieu à un autre, qui bouge et qui marche ? Pourtant, il leur faut s’en souvenir : d’après les Evangiles et les Prophètes, le Christ est Esprit, et Dieu est Esprit69. S’ils restreignaient le Christ Esprit70 aux limites d’un être capable de prendre une forme et un corps, cette image corporelle ne sera pas celle du Dieu invisible, son contour fini ne sera pas celui de la beauté infinie !
69 D’après les prophètes : « Christ-Esprit ». Sans doute allusion à ce fameux texte de Lm 4,20, si souvent cité par les Pères.
70 Le « Christ Esprit » se réfère au Christ en sa nature divine, comme Dieu.
Mais le Seigneur ne laisse rien dans l’ombre : « Qui m’a vu, a vu aussi le Père » (Jean 14.9). Et l’Apôtre, lui non plus, ne cèle pas la nature de celui qui est « L’Image du Dieu invisible » (Colossiens 1.15). Le Seigneur avait dit en effet : « Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas » (Jean 10.37). Il nous enseignait ainsi qu’on voit en lui le Père, parce qu’il accomplit les œuvres de son Père : comprendre la puissance de sa nature, nous permettrait de percevoir quelle est cette nature qui agit avec une telle souveraineté.
Aussi l’Apôtre, voulant nous faire entendre pourquoi le Christ est l’image de Dieu, s’exprime ainsi : « Il est l’Image du Dieu invisible, le Premier-né de toutes créatures, car c’est en lui que tout a été créé dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles comme les invisibles : Trônes, Principautés, Puissances, Dominations. Tout a été créé par lui et en lui, il est, lui, avant toutes choses, et tout subsiste pour lui. Il est la Tête du Corps, de l’Eglise. Il est le Commencement, le Premier-né d’entre les morts, afin de tenir en tout le premier rang : car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude, et de réconcilier tous les êtres par lui et en lui » (Colossiens 1.15-20).
C’est donc par la puissance de ses œuvres que le Christ est l’Image de Dieu. Car ce n’est certes pas en raison d’une nécessité de nature que le Créateur des êtres invisibles est l’Image visible du Dieu invisible ! Et pour qu’on ne le regarde pas comme l’image d’une forme corporelle plutôt que comme celle de la nature divine, on précise qu’il est l’Image du Dieu invisible : on reconnaît en lui la nature divine en constatant la puissance de sa nature, et non par suite de quelque qualité visible.
C’est pourquoi il est le Premier-né de toutes créatures, puisque tout a été créé en lui. Et pour qu’on ne s’avise pas de rapporter à un autre qu’à lui ce fait que tout a été créé en lui, l’Apôtre précise : « Tout a été créé par lui et en lui, il est, lui, avant toutes choses, et tout subsiste pour lui » (Colossiens 1.16). Tout subsiste donc pour lui qui est avant toutes créatures et en qui tout existe. Voilà qui se rapporte à l’origine des créatures. Quant à ce qui regarde l’économie du corps dont nous sommes membres, Paul s’exprime ainsi : « Il est la Tête du Corps, de l’Eglise. Il est le Commencement, le Premier-né d’entre les morts, afin de tenir en tout le premier rang : car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude, et de réconcilier tous les êtres par lui et en lui » (Colossiens 1.18-20).
L’Apôtre explique les œuvres accomplies par le Christ en son corps, par les réalités mystérieuses de l’Esprit. Car celui qui est Image de Dieu invisible, est aussi la Tête du Corps qui est l’Eglise ; et celui qui est le Premier-né de toutes créatures, est en même temps le Commencement, le Premier-né d’entre les morts. Ceci afin qu’en tout, il tienne la première place, puisque pour nous, il est notre corps, lui, l’Image de Dieu ; Premier-né de toutes créatures, il est en même temps le Premier-né pour l’éternité.
De la sorte, les réalités spirituelles, créées dans le Premier-né, lui doivent de subsister, tandis qu’il mérite aux êtres humains de renaître éternels dans le Premier-né d’entre les morts. Car c’est lui le Commencement.
En tant que Fils, il est Image, et puisqu’il est Image de Dieu, c’est lui aussi le Premier-né de toutes créatures : il possède en lui la source de l’univers. Et par ailleurs, c’est lui également la Tête du Corps qu’est l’Eglise, et le Premier-né d’entre les morts, afin qu’en tout, il tienne, lui, le premier rang. Et parce que tout a été créé en lui, toute la plénitude de la Divinité se plaît à habiter en lui : ainsi tout est réconcilié en celui, par celui et pour celui en qui, par qui et pour qui tout a été créé[71].
[71] Hilaire voit ici dans la citation de Paul, deux axes sur lesquels il articule cet admirable passage :
D’une part ce qu’est le Christ en tant que Verbe : « Sacramentum spiritualibus », « les mystérieuses réalités spirituelles » ou « de l’Esprit » (en référence au contexte antérieur : chap. 46, où sont opposés le Christ-Esprit au Christ Jésus).
D’autre part ce qu’il fait en tant que Christ incarné : a operationes corporeas ». Aux « mystérieuses réalités de l’Esprit », il rattache les termes pauliniens : « Image du Dieu invisible », « Premier-né de toutes créatures ». Aux œuvres accomplies par le Christ », il rattache : « Tête du Corps qu’est l’Eglise », « Premier-né d’entre les morts »
Comprends-tu maintenant ce que veut dire : être Image de Dieu ? Certainement : Tout a été créé en lui et par lui. Eh bien, puisque tout a été créé en lui, prends conscience également que le Père dont il est l’Image, est à l’œuvre pour tout créer en lui. Or puisque tout ce qui est créé en lui, est créé par lui, reconnais qu’en celui qui est l’Image, il y a aussi la nature du Père dont il est l’Image. C’est par lui, en effet, qu’il crée ce qui est créé en lui, comme c’est par lui qu’il réconcilie tout en lui. Puisque tout est réconcilié en lui, perçois dans le Fils, une nature qui ne fait qu’une avec celle du Père qui se réconcilie tous les êtres en lui. Puisque tout est réconcilié par lui, reconnais que le Fils réconcilie en lui, avec son Père, tout ce qui a été réconcilié par lui. Car le même Apôtre dit : « Mais tout vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui-même par le Christ, et qui nous a confié le ministère de la réconciliation. Car c’était Dieu qui, dans le Christ, se réconciliait le monde » (2 Corinthiens 5.18-19).
Rapproche de ces textes tout le plan mystérieux de Dieu que discerne la foi qui découle de l’Evangile. Car celui que l’on voit quand on voit le Christ, celui qui agit dans l’action du Christ, celui qui s’exprime dans les paroles du Christ, c’est bien celui qui se réconcilie le monde dans le Christ qui le réconcilie. Ainsi, il est possible d’être réconcilié en lui et par lui, parce que le Père, demeurant en lui par une nature identique, se rachète le monde en se le réconciliant par lui et en lui.
Dieu, qui tient compte de la faiblesse humaine, ne fonds pas notre foi sur des termes imprécis qui n’auraient pas grand impact. Car si le seul fait que ce sont là paroles du Seigneur, nous impose de les croire, il veut cependant que notre pensée s’en nourrisse en comprenant le bien-fondé de ces mots. Lorsqu’il nous dit : « Le Père et moi, nous sommes un » (Jean 10.30), c’est à nous de comprendre la raison de cette unité.
Il nous affirme en effet, que le Père s’exprime dans les paroles du Fils, agit dans l’action du Fils, juge par le Fils qui juge, est vu lorsqu’on voit le Fils, se réconcilie le monde par le Fils oui le réconcilie, habite en celui qui demeure en lui ; dès lors, je me demande si le Christ pouvait employer un langage qui soit mieux à même de nous faire saisir son enseignement, et de nous permettre de comprendre quelle est l’unité des personnes divines ? Ne nous révèle-t-il pas la véritable naissance du Fils et l’unité de la nature du Père et du Fils, puisque tout ce que le Fils fait et dit, le Père le fait et le dit dans le Fils ?
C’est donc bien la preuve que la nature du Fils n’est pas étrangère à celle du Père, et qu’il ne s’agit pas d’une nature qui aurait été ajoutée en Dieu par création ou née en Dieu d’une partie de Dieu. Non, cette nature est celle de Dieu, engendrée dans un Dieu parfait par une naissance parfaite. Le Fils est pleinement conscient de posséder une telle nature, puisqu’il dit en toute assurance : « Je suis dans le Père, et le Père est en moi » (Jean 14.11) ; et encore : « Tout ce qu’a le Père, est à moi » (Jean 16.15). En effet, il ne lui manque rien de ce qui appartient a Dieu : qu’il agisse, parle, soit vu, c’est Dieu qui agit, parle, est vu. Nous n’avons pas affaire à deux dieux perçus dans une unique action, une unique parole, une unique vision. Il ne s’agit pas non plus d’un Dieu solitaire qui, seul, œuvrerait, parlerait et serait vu en ce Dieu qui œuvre, parle et se laisse voir.
Voilà ce que l’Eglise comprend, ce que la Synagogue ne croit pas, ce que la philosophie ne sent pas : l’Un vient de l’Un, le Tout procède du Tout, il est Dieu et il est Fils, et par sa naissance, il n’enlève pas au Père sa plénitude, tandis qu’il possède en lui-même, en naissant, toute cette plénitude. Et quiconque est arrêté par cette folie qui découle d’un manque de foi, se fait le disciple des Juifs ou des Païens.
Mais pour te permettre de comprendre cette parole du Seigneur : « Tout ce qu’a le Père est à moi » (Jean 16.15), commence par pénétrer la foi et l’enseignement de l’Apôtre qui te dit : « Prenez garde que personne ne vous séduise par la philosophie et la creuse duperie qui découle de la tradition des hommes[72], des éléments du monde, et non du Christ. Car en lui habite corporellement toute la plénitude de la Divinité » (Colossiens 2.8-9).
[72] La tradition des hommes opposée à la tradition ecclésiastique.
Celui qui ne reconnaît pas le Christ comme vrai Dieu, celui qui n’admet pas que réside en lui la plénitude de la Divinité, celui-là est du monde, goûte les doctrines des hommes et devient la proie de la philosophie. L’esprit de l’homme ne goûte que ce qu’il comprend, et le monde ne croit qu’en ce qu’il est capable d’accomplir, estimant que, selon la nature des éléments corporels, seul n’est possible que ce qu’il voit et ce qu’il produit.
De fait les cléments qui constituent le monde, viennent du néant. Mais le Christ qui ne vient pas de ce qui n’a pas de durée, n’a pas commencé d’exister ; il tire de son auteur une origine éternelle. Les éléments du monde sont inanimés ou s’élèvent graduellement à la vie. Mais le Christ est Vie, il est né du Dieu Vivant comme Dieu Vivant. Les éléments du monde sont établis par Dieu, ils ne sont pas Dieu. Mais le Christ, Dieu ne de Dieu, est Dieu en tout son être. Les éléments du monde sont limités à eux-mêmes[73] ils ne peuvent ni sortir d’eux-mêmes ni ne pas être en eux-mêmes. Mais le Christ, dans son mystère[74] ayant Dieu en lui, est en Dieu. Les éléments du monde engendrent à partir d’eux-mêmes, une vie de même nature que la leur c’est par des passions corporelles qu’ils font sortir d’eux-mêmes l’embryon qui va naître, mais ce ne sont pas eux qui vivent dans l’être qui naît d’eux. Au contraire, dans le Christ « habite corporellement toute la plénitude de la Divinité ».
[73] Au contraire, le Christ est non seulement dans le Père, mais il est en dehors du Père comme personne divine (cf. Livre III, 1).
[74] « Deum sub sacramento in se habens Christus in Deo est » Le Christ dans le mystère de sa naissance éternelle, qui l’unit au Père par un lien sacré.
Et je te pose cette question : Quelle est cette Divinité dont la plénitude habite dans le Christ ? Si ce n’est pas celle du Père, dis-moi donc, beau charlatan qui proclame un Dieu unique, quel est donc cet autre Dieu que tu places à la source de la plénitude de la Divinité qui habite dans le Christ ? Oui, si ce n’est pas la Divinité du Père, apprends-moi comment cette plénitude habite corporellement en lui. Si tu enfermes le Père dans le Fils d’une façon corporelle, ce Père qui habite dans le Fils n’existera plus en lui-même. Mais si, ce qui est mieux, le fait que la Divinité demeure corporellement en lui, signifie qu’il possède en lui la vraie nature de Dieu, qu’il est Dieu né de Dieu, pourquoi t’attaches-tu à des vues humaines ? C’est donc que Dieu est en lui, et cela, non par condescendance ou par son vouloir, mais par génération ; et c’est qu’il demeure vrai Dieu et parfaitement Dieu, tout en étant pleinement dans un corps ; c’est donc aussi que ce qu’il est, est né par une naissance de Dieu en Dieu ; nulle autre différence ou diversité en Dieu, si ce n’est qu’il habite corporellement dans le Christ ; et s’il y a habitation corporelle, celle-ci se fait selon la plénitude de la Divinité.
Dès lors, pourquoi adhérer à des enseignements sans fondement et qui ne mènent à rien ? Pourquoi me parler d’unanimité, d’union des volontés et de créature ? La plénitude de la Divinité réside corporellement dans le Christ !
L’Apôtre, ici encore, est fidèle à sa règle de foi, lorsqu’il nous enseigne que la plénitude de la Divinité habite corporellement dans le Christ. Il ne voudrait pas voir le langage de la foi se dégrader au point d’aboutir à la confusion impie des personnes, ni la rage des impies se déchaîner en s’orientant vers la conception d’une autre nature. Car la plénitude de la Divinité qui habite corporellement dans le Christ, n’est pas la plénitude d’un Dieu solitaire, elle n’est pas non plus séparable du Christ, puisqu’il est impossible qu’une plénitude qui affecte le corps ne soit pas une plénitude corporelle, et puisque la Divinité qui habite ne saurait être regardée comme l’habitation de la Divinité. Non, le Christ est tel que la plénitude de la Divinité habite corporellement en lui. Par ailleurs, la plénitude de la Divinité qui réside dans le Christ d’une manière corporelle, est tellement en lui, que cette plénitude qui l’habite ne saurait être comprise que comme étant le Christ.
Allons, détourne à ton profit les textes qui font ton affaire, et dégaine les traits de ton esprit d’où la foi est morte ! Invente au moins un conte, pour me dire quelle est cette Divinité dont la plénitude habite corporellement dans le Christ ! Car pour moi, je ne connais que le Christ ; il existe, lui, et la plénitude de la Divinité qui habite corporellement en lui !
Et si tu me demandes ce que peut bien être ce qui habite son corps, comprends qui parle en celui qui parle, qui est vu en celui que l’on voit, qui agit en celui qui est à l’œuvre, saisis Dieu en Dieu, le Tout né du Tout, l’Un né de l’Un : reconnais ainsi ce qu’est la plénitude de la Divinité dans le corps du Christ. Et souviens-toi que l’Apôtre ne garde pas le silence au sujet de cette Divinité dont la plénitude habite corporellement dans le Christ : il nous dit : « En effet, depuis la création du monde, ses perfections invisibles, son éternelle puissance, sa divinité, sont rendues visibles à l’intelligence à travers ses œuvres » (Romains 1.20).
Voilà donc quelle Divinité habite corporellement le Christ : elle l’habite non pas en partie, mais totalement. Il ne s’agit pas d’une portion de la Divinité, mais de sa plénitude qui demeure ainsi corporellement, en tant que le Père et le Fils sont un. Ils sont si bien un, que Dieu ne diffère pas de Dieu. Oui, Dieu est si peu différent de Dieu que la naissance parfaite du Fils engendre la personne subsistante d’un Dieu parfait. Ainsi, cette naissance parfaite a pour fruit une personne subsistante, parce que la plénitude de la Divinité habite corporellement en Dieu né de Dieu.