Hudson Taylor

SIXIÈME PARTIE
Mariage et œuvre à Ningpo
1856-1860

CHAPITRE 38
Notre joie et notre couronne
1858-1859

Un home nouveau, surtout s'il est destiné à recevoir une jeune épouse, est aussi intéressant en Chine qu'ailleurs. Et Hudson Taylor devint très populaire à la rue du Pont quand, au début du printemps, il transforma le logis, semblable à une grange, dans lequel il avait habité jusqu'alors. Non seulement il était marié, ce qui déjà lui valait de la considération, mais il avait épousé Da-via Kuniang que l'on connaissait bien puisqu'elle avait vécu et travaillé pendant cinq ans dans cette partie de la ville. Et comme elle jouissait de l'amitié confiante de bien des femmes et des jeunes filles, partout, dans le voisinage... les visiteurs accoururent en nombre lorsque le jeune couple vint s'établir dans sa chaude demeure vers la fin d'avril.

Dans l'intervalle, ils avaient entrepris une œuvre à Mohtzin, petite ville située sur les bords du lac de l'Est, à une quinzaine de kilomètres de Ningpo. Environnés de pêcheurs, ils avaient passé là des semaines heureuses à prêcher Christ et à Le vivre, au milieu d'une population qui n'avait jamais entendu parler de Lui. L'amour et la joie étaient, semble-t-il, un talisman pour ouvrir les cœurs et ce fut pour eux un grand chagrin quand la maladie les contraignit à quitter le cottage indigène qu'ils habitaient pour regagner une demeure plus convenable à Ningpo.

Puis de longues semaines suivirent. Ils eurent, l'un après l'autre, la fièvre typhoïde. Il n'était plus question de retourner à Mohtzin pour l'été, et ainsi ils vinrent s'établir à la rue du Pont, en dessus de la chapelle, entre la rue et le canal, dans les petites chambres qui allaient être le berceau de la Mission à l'Intérieur de la Chine et qui constituent aujourd'hui son plus ancien bâtiment.

C'est là qu'ils commencèrent leur tâche à deux et qu'Hudson Taylor découvrit, comme l'avait fait autrefois son père, que « celui qui trouve une femme trouve le bonheur et obtient la faveur du. Seigneur ». Sa vie de missionnaire s'épanouissait et s'enrichissait. Il se sentait dans un contact renouvelé avec le peuple, pouvait le comprendre et le servir mieux. La douce compagnie qui était comme un rayon de soleil dans sa maison était aimée par tous les voisins à l'entour. Elle allait et venait librement dans les cours de leurs maisons, cherchant des élèves pour son école, parlant aux enfants, charmant les femmes par la façon dont elle s'intéressait aux moindres détails de leur vie, encourageant les vieillards par sa sympathie toujours en éveil. La joie de son visage et le charme de ses manières leur faisaient désirer de connaître le secret de sa paix. Aussi, beaucoup d'entre eux venaient-ils aux réunions chercher ce qui rendait sa vie si différente de la leur. Ainsi, au nouveau foyer de la rue du Pont, rayonnait maintenant une lumière qui illuminait plus d'un cœur dans la grande ville païenne, et les deux époux expérimentaient combien le mariage peut seconder l'œuvre du missionnaire, lorsqu'il est non seulement « dans le Seigneur », mais « de Lui, par Lui et pour Lui ».

Toutefois les préoccupations ne leur manquaient pas. Il y avait, cet été-là, une excitation angoissante dans la ville de Ningpo et dans les environs. La révolte des Taï-ping, encore à son apogée, gagnait rapidement la riche province du Chekiang, et les habitants de Hangchow, de Shaohing et de Ningpo, comme ceux d'autres villes importantes, se sentaient impuissants à éloigner cette calamité qui était pire que tout ce que l'on pouvait imaginer.

On ne pouvait attendre de Peiping que peu ou pas d'assistance. Occupé par le conflit inégal qui l'opposait à l'Angleterre, l'empereur, le cœur brisé, avait vu disparaître ses espérances de protéger son pays contre l'opium. La capitale était sur le point de tomber aux mains des armées européennes.

En plus de cela, les récoltes du printemps et de l'automne furent grandement compromises par des chutes de pluie extraordinaires sur cette partie de la Chine. L'œuvre missionnaire souffrait de cet état de choses. Souvent la salle était presque vide et les jours de grosse pluie il ne passait personne dans les rues. D'autres jours, Hudson Taylor avait fort à faire pour maintenir l'ordre et sa prédication était sans cesse interrompue par les questions que posaient ses auditeurs au sujet des troubles qui occupaient les pensées de chacun.

Une grande difficulté était qu'ils n'avaient pas d'aide. Hudson Taylor devait se charger de tout, prédication, enseignement, soins aux malades, réceptions, sans compter la correspondance, la comptabilité et les tournées missionnaires en compagnie de M. Jones.

Ils auraient pu, assurément, recourir aux services d'un instituteur païen pour l'école dans laquelle Mme Taylor enseignait six à sept heures tous les jours. Ils auraient pu s'adresser à quelque auditeur assidu et le préparer ainsi à se rendre utile. Mais ils considéraient que, de toutes manières, il y aurait là plus d'inconvénients que d'avantages. Payer de jeunes convertis, si sincères soient-ils, pour annoncer l'Évangile, diminue toujours leur influence, sinon leurs convictions. Lorsqu'ils sont plus avancés, cela devient tout naturel mais, dans leur enfance spirituelle, tout au moins, il faut les laisser se développer dans les circonstances où Dieu les a placés.

Les deux missionnaires avaient donc besoin de beaucoup de foi et de consécration pour accomplir seuls une telle tâche. Dans leur insuffisance, Dieu agissait, les mettait en contact avec des cœurs bien disposés à recevoir l'Évangile et leur donnait pour enfants dans la foi des hommes et des femmes qui devaient, à leur tour, gagner des âmes et devenir vraiment leur « couronne de joie ».

L'un des premiers convertis après leur mariage fut un vannier, Fang Neng-kuei. Cet homme n'avait trouvé la paix ni dans les cérémonies du bouddhisme, ni dans la philosophie de Confucius. La pensée catholique n'avait pu le retenir, et il ne commença d'entrevoir le repos de la foi que le jour où Nyi l'amena dans la chapelle de la rue du Pont.

Ce fut à peu près à ce moment-là qu'Hudson Taylor, constatant que ses auditoires diminuaient, songea à une méthode pour éveiller un intérêt nouveau. Il avait sous la main une collection d'images en couleurs illustrant les récits de l'Évangile, et il annonça que ces images seraient montrées et expliquées aux réunions du soir. Le résultat répondit à son attente, car les Chinois aiment beaucoup les images et les histoires.

Un soir, traitant le sujet du fils prodigue, le jeune missionnaire parlait avec une liberté plus grande que d'habitude. La salle était comble, il y avait du monde jusque dans la rue, aussi peut-on imaginer avec quelle force il parlait des souffrances de celui qui avait quitté la maison, et de l'amour de son père. L'idée d'un Dieu, bon comme un père, était nouvelle pour la plupart des auditeurs. Lorsque, à la fin de la réunion, Hudson Taylor invita ceux qui le désiraient à rester pour s'entretenir avec lui, presque tout l'auditoire demeura. Parmi les plus attentifs se trouvaient Neng-kuei et les deux amis qu'il avait amenés. Les autres se retirèrent peu à peu, mais eux trois, pleins de sérieux, déclarèrent qu'ils voulaient suivre Jésus.

Hudson Taylor venait d'ouvrir une école du soir où l'on pouvait apprendre à lire le Nouveau Testament en caractères romains. Cela se trouvait à propos pour Neng-kuei et ses amis et ils furent quelque temps des élèves assidus. Mais le bruit se répandit que les vanniers devenaient chrétiens et ils furent tous les trois en butte à des persécutions. Neng-kuei seul résista et se montra « un bon soldat de Jésus-Christ ». Bien plus, en défendant sa foi, il devint un véritable prédicateur de l'Évangile, car il était appelé par Dieu à Le servir d'une manière particulière et placé, par Lui aussi, à une école spéciale. Il tomba souvent, comme Pierre, dont il avait le caractère, mais il fut le moyen de gagner beaucoup d'âmes à Christ. Ce fut un pionnier, capable de former, partout où il passait, de petites églises qui se développaient ensuite avec d'autres pasteurs. Son zèle et sa consécration peuvent être attribués aux influences qui, sous l'action de Dieu, ont formé sa vie chrétienne.

Hudson Taylor se donnait tout entier à ses jeunes convertis, bien qu'ils fussent peu nombreux. Il sentait que l'évangélisation de la Chine dépendait de leur activité future. Il consacrait à leur instruction plusieurs heures par jour. M. Jones était le pasteur reconnu de l'Église, et les services du dimanche étaient faits dans sa maison, une habitation authentiquement chinoise, située à un peu plus d'un kilomètre de la rue du Pont. Les chrétiens plus âgés, dont plusieurs étaient déjà baptisés, étaient aussi avides de suivre les réunions de la rue du Pont que les personnes les plus récemment éveillées à l'Évangile.

Il y avait d'abord les réunions publiques, tous les soirs. La salle se remplissait d'auditeurs plus ou moins réguliers. Quand la réunion était terminée et que les simples curieux étaient partis, Hudson Taylor retenait ceux qui étaient intéressés et leur donnait une instruction régulière, bien adaptée à leurs besoins.

Il prenait premièrement un sujet de l'Ancien Testament et en tirait l'enseignement spirituel ; puis il lisait un chapitre d'un livre édifiant, souvent le « Voyage du chrétien » ; enfin il leur commentait un passage du Nouveau Testament.

Ce n'était pas tout. Le dimanche, avec ses réunions spéciales du matin, de l'après-midi et du soir, leur était particulièrement profitable. Il en coûtait beaucoup aux nouveaux convertis d'observer le repos du dimanche. Cependant, en présence du commandement formel : « Souviens-toi du jour du repos pour le sanctifier », les missionnaires étaient persuadés qu'il n'est pas possible, sans le mettre en pratique, de bâtir une Église forte et conquérante. Aussi insistaient-ils, par leur exemple et par leur enseignement, sur les exigences de l'Écriture à cet égard.

En guise de compensation, si l'on peut ainsi dire, ils s'efforçaient de remplir cette journée du dimanche de la manière la plus intéressante. Outre les réunions régulières, ils organisèrent un enseignement par groupes, comme à l'École du dimanche, grâce auquel tous — chrétiens, personnes travaillées, malades, enfants et domestiques — pouvaient recevoir une instruction très utile.

Les missionnaires insistaient surtout sur l'importance d'une lecture personnelle de la Parole de Dieu. Cela mit en évidence la grande valeur de la version du Nouveau Testament de Ningpo en caractères romains, pour ceux qui n'avaient pas d'instruction. Le dialecte local différait beaucoup de la langue écrite et, de ce fait, les versions plus littéraires étaient inintelligibles à la majorité. Mais il n'y avait pas d'indigène qui n'eût pu comprendre la version en caractères romains. C'était une bonne traduction faite d'après le texte original, dans la langue de chaque jour. À ce titre, elle avait un charme tout particulier pour les femmes, qui purent bientôt la lire facilement et virent que ce qu'elles lisaient était compris par les autres1. Le désir d'apprendre ces caractères amenait des élèves de tous les âges. Grâce aux leçons de Mme Taylor, un enfant d'intelligence moyenne pouvait, en un mois, apprendre à lire très convenablement. Les personnes plus âgées, ayant moins de temps pour l'étude, y parvenaient moins rapidement. L'expérience prouva que ceux qui réussissaient à lire devenaient presque tous des chrétiens. Ce fut le cas de Tsiu, leur maître de chinois, et de sa mère, qui aida beaucoup, par la suite, à lire et à expliquer la Bible aux femmes.

Tsiu lisait depuis longtemps déjà la Parole de Dieu avec Mme Jones. Sans que les missionnaires s'en fussent doutés, une œuvre profonde se faisait dans son cœur ; le jeune disciple de Confucius était devenu chrétien au grand désespoir de sa mère.

— Puis-je acheter un Nouveau Testament ? demanda-t-il un jour. J'en veux un, imprimé en lettres romaines.

— Mais vous pouvez lire le Wen-li, répondit un élève, ne préféreriez-vous pas avoir la Parole de Dieu en caractères littéraires ?

— Ce n'est pas pour moi, ajouta le jeune homme, avec un grand sérieux, c'est pour ma mère. Veuillez demander à Dieu qu'elle apprenne à la lire, que le Saint-Esprit change son cœur et qu'elle obtienne le pardon de ses péchés.

Remplis de reconnaissance pour la conversion du fils, les missionnaires prièrent avec lui pour sa mère, convaincus que, si elle pouvait lire l'Évangile, elle aussi aimerait Jésus et croirait en Lui.

Ce fut ce qu'il arriva. Malgré ses préjugés, son désir de savoir lire fut le plus fort. Avec l'aide de son fils, elle fit de rapides, progrès. Pendant ce temps, le message du livre travaillait dans son cœur.

S'affirmant avec hardiesse comme chrétienne, Mme Tsiu fut un grand encouragement pour la petite communauté de croyants durant ces mois d'été. Elle était pleine de joie et d'énergie. Elle ouvrit sa maison pour une réunion de prières hebdomadaire qui devint une source de bénédictions pour tout le voisinage. Elle n'était jamais si heureuse que lorsqu'elle lisait et expliquait à ses voisins les histoires du précieux Livre.

Ce furent des jours marqués d'une pierre blanche lorsque le vannier Neng-kuei et la mère de Tsiu furent baptisés et admis dans la petite église. Cela eut lieu le 15 et le 29 août. Mme Tsiu fut la première femme chinoise baptisée par Hudson Taylor.

Le message qu'il apporta à cette occasion, rappelant que l'opprobre de Christ a plus de valeur que les trésors de l'Egypte, sortit d'un cœur débordant.

Tout ceci réjouissait les missionnaires et stimulait leur zèle pour instruire ceux qui étaient sous leur influence. Ce qui leur tenait le plus à cœur, c'était de préparer des évangélistes indigènes pour l'intérieur de la Chine. S'y rendre eux-mêmes semblait impossible, et cependant le pays était devenu accessible à l'Évangile comme jamais auparavant.

En effet, le Traité de Tientsin, signé le 26 juin 1858, avait enfin ouvert les portes des provinces de l'intérieur2.

Les étrangers avaient maintenant le droit de voyager librement, sous la protection de leurs passeports, et il restait à utiliser les facilités pour lesquelles ils avaient prié si longtemps.

Vous êtes déjà complètement renseignés sur le nouveau Traité, écrivait Hudson Taylor en novembre. Il se peut que nous perdions quelques-uns de nos missionnaires de Ningpo... qui iront dans l'intérieur. Oh ! l'Église, au pays, ne va-t-elle pas se réveiller et envoyer beaucoup plus de missionnaires pour proclamer la Bonne Nouvelle ?

Beaucoup, parmi nous, et nous avec eux, languissons de partir. Mais il y a des charges et des liens qui nous retiennent et d'ont seul le Seigneur peut nous libérer. Puisse-t-Il accorder des dons spirituels il de nombreux chrétiens indigènes et les qualifier pour s'occuper des églises déjà fondées et nous libérer ainsi pour un travail de pionniers.

Mais, pour le moment, ils ne se sentaient pas libres d'abandonner leurs enfants dans la foi. C'était à leur amour, à leurs prières que ces Aimés avaient été confiées. Les quitter maintenant, même pour faire du bien à d'autres, c'eût été se dérober au premier de tous les devoirs, décliner la responsabilité paternelle. Ce sentiment était juste, comme devait le prouver abondamment la bénédiction de Dieu.

Car, Nyi, Neng-kuei et les autres chrétiens indigènes étaient des hommes dont Dieu pourrait se servir. Pauvres et ignorants comme la plupart des premiers disciples, ils devaient devenir, eux aussi, des « pêcheurs d'hommes ». Pas moins de six ou sept des convertis rassemblés cet hiver-là autour de M. et Mme Taylor étaient destinés, en effet, à être plus tard leurs aides dans la Mission à l'Intérieur de la Chine3. Mais il fallait des soins pour que le bon grain pût lever, et si les missionnaires étaient partis, peut-être eût-il été à jamais compromis. Ils ne soupçonnaient pas l'influence de leur exemple. Ce qu'ils étaient eux-mêmes, au plus profond de leur être, leurs enfants dans la foi le devinrent, dans une large mesure. Il n'y a pas de meilleur moyen de progresser dans les grâces spirituelles :

« Soyez nos imitateurs et ceux du Seigneur. »

« Ce que vous avez appris, reçu et entendu de moi, et ce que vous avez vu en moi, faites-le. Et le Dieu de paix sera avec vous. »

C'était ainsi que le Seigneur avait fait l'éducation de Ses apôtres pendant trois magnifiques années ; il doit en être ainsi aujourd'hui encore.


1 Hudson Taylor consacra une bonne partie de son premier congé en Angleterre, (avec M. F. F. Gough) à la révision soigneuse de cette version qu'il dota de notes marginales. Ce travail fut d'une valeur inappréciable pour les chrétiens, dans toute la province.

2 Ce Traité avait une grande importance pour les relations de l'Angleterre avec la Chine. Il contenait d'excellentes dispositions, telles le droit de maintenir un ambassadeur à Peiping, la liberté pour les étrangers de voyager dans l'intérieur de la Chine, et la tolérance à l'égard, de l'Évangile, si bien que « les personnes qui le professaient ou l'enseignaient avaient droit à la protection des autorités chinoises ». Mais hélas ! il renfermait aussi une clause qui légalisait l'importation de l'opium contre laquelle, les Chinois avaient tant lutté.

3 Les travaux de Mme Tsiu, de son fils, de Nyi le négociant en cotons, de Nengkuei le vannier, de Wang le fermier et de Wang le peintre (voir chapitre suivant), sans parler de Loh Ah-tsih et d'autres, ne pourront jamais être oubliés. Il serait difficile de surestimer les services de ce petit groupe de chrétiens en rapport avec l'établissement des premières stations de la Mission. Leurs travaux s'étendirent sur une période de dix, vingt, quarante et même cinquante ans, et s'achevèrent dans un témoignage sans tache à la gloire de Dieu.

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