Celle qu’il prend de ce que celui qui a composé le Pentateuque, non seulement parle de Moïse à la troisième personne, mais en rend plusieurs grands témoignages, comme, par exemple, que Dieu parlait à Moïse, qu’il lui parlait face à face, que Moïse était le plus débonnaire de tous les hommes, que Moïse se mit en grande colère contre les capitaines de l’armée, que Moïse était un homme divin, que Moïse, serviteur de Dieu, mourut, qu’il n’y eut jamais de prophète en Israël comme Moïse : cette objection, dis-je, est digne de réflexion.
On peut juger des autres objections de cet auteur par celle-ci, laquelle étant la plus considérable de toutes, n’est pourtant qu’un composé de mauvaise foi, d’ignorance, d’inconsidération et de manque de jugement. Nous ne prétendons pas lui dire des injures, mais nommer simplement les choses par leur nom ; et si nous avions d’autres termes, nous les emploierions.
La mauvaise foi s’y découvre, en ce qu’il joint le récit de la mort de Moïse et de l’éloge qui l’accompagne, aux autres témoignages que l’on pourrait prétendre que Moïse se soit rendus. Pourquoi dissimuler ce qu’on a tant de fois répondu à cela ? Qu’est-ce qui nie que Josué, ajoutant son livre à ceux de Moïse par l’ordre de Dieu, n’ait pu insérer sur la fin du Pentateuque la mort de ce grand législateur ? L’auteur que nous réfutons, bien loin de faire deux preuves de ce témoignage en le répétant, devait n’en point parler du tout, ou détruire la réponse commune et ordinaire que l’on fait à cette difficulté.
Son ignorance paraît, en ce qu’il s’imagine que dans le style de l’Écriture, Moïse homme de Dieu, et Moïse un homme divin, un homme excellent et admirable, sont des expressions équivalentes : cependant ce terme, homme de Dieu, signifie prophète dans la langue sainte, témoin cette question et cette réponse marquées 1 Rois 13.14 : Es-tu l’homme de Dieu qui est venu de Juda ? Et il lui répondit : C’est moi. De sorte que Moïse homme de Dieu, et Moïse prophète, sont des expressions qui ne signifient qu’une même chose.
Il manque de jugement dans le choix des témoignages qu’il prétend que Moïse se soit rendu ; car il met dans ce nombre, que Dieu parlait à Moïse face à face. Des gens qui regardent Moïse comme un homme qui a concilié du crédit à ses lois, en faisant accroire que Dieu les lui révélait immédiatement, ne sont-ils pas bien raisonnables de mettre au nombre des témoignages que Moïse n’a pu rendre de lui-même, qu’il parlait à Dieu face à face ? Que dirons-nous de celui-ci ? Et Moïse se mit fort en colère contre les capitaines de l’armée, chefs de milliers, etc. Sans doute que la colère de Moïse contre les capitaines d’Israël est justement placée entre ces grands témoignages qu’on prétend que Moïse n’aurait pu se rendre sans blesser la modestie.
Enfin, il est aisé de voir son inconsidération ; car a-t-il bien fait réflexion sur ce qu’Esdras parle de lui-même à la troisième personne, et se rend un témoignage avantageux, en ces termes, Esdras.7.6, 10 : Esdras monta de Babylone ; or il était scribe bien exercé en la loi de Moïse, etc. sans qu’on puisse conclure de là ni que l’on en ait jamais conclu qu’Esdras n’est point l’auteur de ce livre ?
.Si cet homme voulait agir dans les règles du bon sens, il devait considérer, 1° que Moïse dit la vérité dans le témoignage qu’il rend de son humilité ou de sa débonnaireté.
Il devait considérer, 2° que quand on n’a point d’orgueil, on n’a pas besoin de cette modestie qui fait qu’on se garde, avec un soin extrême, de dire du bien de soi-même ; qu’il n’y a que la connaissance que les hommes ont de leur vanité et de leur faiblesse, qui les oblige à prendre ces délicates précautions, et qu’il y a deux sortes de gens qui disent le bien qui est en eux ; ceux qui ont une vanité si excessive, qu’ils ne sauraient lui commander ; et ceux qui en ont si peu, qu’ils ne prennent aucun soin de la couvrir. Moïse était sans doute dans cette dernière disposition.
Car il faut remarquer, 3° qu’il ne se loue qu’une seule fois., et cela dans un lieu où il est nécessaire pour la gloire de Dieu qu’il le fasse. Il s’agissait de justifier la conduite de Dieu, qui avait couvert Marie de lèpre, et qui avait paru irrité contre Aaron. Pouvait-il donc dissimuler que Marie et Aaron s’étaient révoltés contre leur frère ? Et n’était-ce pas là le lieu de représenter l’innocence et la débonnaireté de Moïse, pour montrer le crime de Marie et d’Aaron ? Comment, sans cela, pouvait-il faire voir la justice d’un châtiment si connu ?
4° Enfin, cet auteur aurait remarqué le même caractère dans tous les auteurs sacrés, pour peu qu’il eût voulu y penser. Saint Paul confesse qu’il est le premier des pécheurs, qu’il a persécuté l’Église du Seigneur ; néanmoins il ne fait aucune difficulté de parler de l’excellence de ses révélations, et d’élever la gloire de son apostolat, lorsque cela est nécessaire pour l’intérêt du règne de Dieu. Saint Jean fait comprendre qu’il s’enfuit avec les autres apôtres lorsqu’on prit son divin Maître ; cependant il nous fait entendre qu’il était le disciple que Jésus aimait ; il se représente comme son favori, s’il est permis de parler de la sorte. Il en est de même de Moïse ; qui avoue ses défauts, et qui parle de sa débonnaireté. Or, cette sincérité qui paraît toujours égale, qui ne dissimule ni le bien ni le mal, mais qui, demeurant invariable, donne toujours gloire à Dieu et à la vérité, est un caractère sensible de divinité, que Dieu a voulu qui fût dans ses Écritures, pour convaincre les hommes de leur vérité. Il donne lieu à l’esprit humain de faire ce raisonnement : Si ces écrivains étaient des mondains politiques, et qu’ils n’avouassent leurs défauts que par artifice, ils se garderaient bien de se louer ouvertement ; et si c’étaient des mondains grossiers et ignorants, qui marquassent leurs bonnes qualités pour se faire honneur, selon le penchant ordinaire des hommes, ils n’auraient garde d’avouer leurs défauts avec tant d’ingénuité. Cette sincérité, également exempte d’hypocrisie et d’affectation, fait donc voir qu’ils n’agissaient pas en mondains.
Mais enfin, quelle est la prétention de cet auteur ? Il veut que ce ne soit pas Moïse, mais un homme fort zélé pour Moïse, qui a écrit le Pentateuque. Certes si cela est, il n’y a point de doute que cet auteur se donnera bien de garde d’attacher aucune sorte de blâme à la mémoire de ce grand législateur. Cependant il rapporte les défauts de Moïse ; et si l’on compte bien les endroits où il le loue et ceux où il le blâme, on trouvera, que pour une fois qu’il dit que Moïse était le plus débonnaire des hommes, il marque ou répète les défauts de Moïse en plus de dix endroits.
Etait-il bien nécessaire que cet auteur si zélé pour Moïse fit mention du meurtre de Moïse, qui tua un Egyptien, et le couvrit de sable ; des doutes de Moïse, et du refus qu’il fit d’aller vers Pharaon ; de sa négligence à circoncire son fils, et de son murmure au désert de Tsin ? Si ces faits sont fabuleux, comment les a-t-on inventés au désavantage de Moïse ? Et comment des gens qui avaient une si grande passion pour sa mémoire, lui attribuent-ils des défauts chimériques ? Et s’ils sont véritables, la connaissance n’en peut venir que de Moïse, puisqu’il était seul, lors, par exemple, qu’il douta en Horeb, etc. Il faut donc que ce soit Moïse qui les ait laissés par écrit ; et si cela est, pourquoi douterons-nous qu’il n’ait composé les livres où nous trouvons tous ces faits avec tant de circonstances particulières, qu’un autre n’aurait ni osé ni voulu inventer, ou qu’ils n’aient été composés par son ordre ? ce qui revient à la même chose. Que peut-on avoir ôté de ces livres, lorsqu’on y laisse des choses qui semblent diminuer la gloire de ce grand législateur ? Et que peut-on y avoir ajouté en sa faveur, lorsqu’on y trouve un seul témoignage qui est rendu à sa vertu, pour plusieurs passages qui font mention de ses défauts ? Si l’auteur que nous réfutons avait pris la peine de considérer toutes ces choses, il aurait vu qu’il n’y avait pas jusqu’à son objection qui ne nous serve.
Mais, dit cet auteur, il y a des lieux qui sont marqués dans ce livre d’un autre nom que celui qu’ils avaient du temps de Moïse. Tel est ce passage : Abraham poursuivit ses ennemis jusqu’à Dan, nom qui ne fut donné à cette ville que longtemps après Moïse. Mais est-on bien assuré qu’il n’y avait pas un autre lieu qui s’appelait Dan ?
Sa quatrième objection est prise de ce que les histoires s’étendent quelquefois au delà de la vie de Moïse : c’est ce qu’il croit prouver par deux exemples : l’un pris de l’Exode, où il est dit que les enfants d’Israël mangèrent la manne l’espace de quarante ans, jusqu’à ce qu’ils fussent venus au pays habité, et aux confins de Canaan ; l’autre pris de la Genèse, où il est dit : Ce sont ici les rois qui ont régné au pays d’Edom, avant qu’aucun roi ait régné sur les enfants d’Israël.
On répond au premier, que si Moïse fit tomber la manne, il n’est pas fort étrange qu’il ait prévu qu’elle cesserait dès que les enfants d’Israël seraient entrés dans la terre promise ; de sorte qu’étant déjà sur les limites de Canaan lorsqu’il écrivait, il ne faut pas s’étonner s’il s’exprime à cet égard avec tant de certitude.
Pour ce que l’auteur de la Genèse dit des rois d’Edom, qui régnèrent avant qu’il y eût aucun roi en Israël, je réponds que Moïse pouvait prédire, et même qu’il a prédit en effet bien clairement au ch. 17 du Deutéronome, que les Juifs auraient un roi ; que si néanmoins H y en a qui aiment mieux croire que la généalogie d’Esaü a été poussée un peu plus avant par Esdras, pour rendre l’histoire de la Bible plus intelligible aux Juifs, et pour lui faire voir la suite des princes qui avaient régné dans l’Idumée, nous ne disputerons pas là-dessus, pourvu qu’on nous accorde que ce ne peut être que par l’ordre de Dieu, et par l’inspiration du Saint-Esprit, que tout cela s’est fait.
Cet auteur parle ensuite de certains livres qui sont cités dans le Pentateuque, et il prétend en tirer une objection : mais on fera voir dans la suite que cette observation nous est favorable.
Il conclut après cela, avec sa précipitation ordinaire, qu’il est directement contre la raison de dire que Moïse soit l’auteur du Pentateuque ; et il croit avoir droit de passer à l’examen des autres livres de l’Écriture. Nous n’irons pas si vite que lui. Son traité n’est, à parler comme il faut, qu’un égarement perpétuel. Car qu’est-ce qu’un livre où l’on ne fait qu’entasser quelques difficultés, sans examiner aucune de nos preuves ? Nous n’avons pas accoutumé d’agir de la sorte ; et puisque nous avons répondu aux objections, il est juste que l’on considère nos preuves. Il se peut même que, chemin faisant, nous détruirons quelques-unes de ces difficultés que cet incrédule a tâché de faire valoir, et que nous avons ou négligées ou oubliées.