Nous aurions assez parlé de la servitude de l’âme humaine, n’estoit que ceux qui taschent de la séduire d’une fausse opinion de liberté, ont leurs raisons au contraire pour impugner nostre sentence. Premièrement, ils amassent quelques absurditez pour la rendre odieuse, comme si elle répugnoit au sens commun des hommes : puis ils usent de tesmoignages de l’Escriture, pour la convaincre. Selon cest ordre nous leur respondrons. Ils arguent doncques ainsi, Que si le péché est de nécessité, ce n’est plus péché : s’il est volontaire, qu’il se peut éviter. C’estoit le baston qu’avoit Pélagius pour combatre sainct Augustin, et toutesfois nous ne voulons point pour cela que leur raison n’ait point d’audience, jusques à ce que nous l’aurons réfutée. Je nie doncques que le péché laisse d’estre imputé pour péché, d’autant, qu’il est nécessaire. Je nie d’autre part qu’il s’ensuive qu’on puisse éviter le péché, s’il est volontaire. Car si quelqu’un veut s’aider de ceste couverture, pour plaider contre Dieu, comme si c’estoit un bon subterfuge, de dire qu’il n’a peu autrement faire, il aura incontinent sa response preste, asçavoir celle que nous avons desjà amenée : que si les hommes estans asservis à péché, ne peuvent vouloir que mal, cela ne vient point de leur création première, mais de la corruption qui est survenue. Car dont vient la débilité dont les malins se couvriroyent volontiers, sinon qu’Adam de son bon gré s’est assujety à la tyrannie du diable ? Voylà doncques dont vient la perversité laquelle nous tient tous serrez en ses liens : c’est que le premier homme s’est révolté de son Créateur. Si tous sont à bon droict tenus coulpables de telle rébellion, qu’ils ne pensent point s’excuser sous ombre de nécessité, en laquelle on voit cause très-évidente de leur damnation. Ce que j’ay exposé par cy-devant : et ay amené l’exemple des diables, par lequel il appert que ceux qui pèchent par nécessité ne laissent pas de pécher volontairement : comme à l’opposite, combien que les saincts Anges ayent une volonté indéclinable du bien, si ne laisse-elle pas d’estre volonté. Ce que sainct Bernard a prudemment considéré, en disant que nous sommes d’autant plus misérables, pource que la nécessité est volontaire : laquelle néantmoins nous tient estreints sous son joug, en sorte que nous sommes serfs de péché[b]. L’autre partie de leur argument n’est pas valable, entant qu’ils prétendent que tout ce qui se fait volontairement, soit fait en plene liberté. Car cy-dessus nous avons prouvé que plusieurs choses se font volontairement, desquelles l’élection n’est pas libre.
[b] Serm. LXXXI, In Cantic.
Ils disent après, que si les vices et vertus ne procèdent de libre élection, il n’est point convenable que l’homme soit rémunéré ou puny. Combien que cest argument soit prins d’Aristote, toutesfois je confesse que sainct Chrysostome et sainct Hiérosme en usent quelque part[c]. Combien que Hiérosme ne dissimule pas qu’il a esté aussi bien familier aux Pélagiens, desquels il récite les paroles qui s’ensuivent : Que si la grâce de Dieu besongne en nous, icelle sera rémunérée, et non pas nous, qui ne travaillons point. Quant est des punitions que Dieu fait des maléfices, je respon qu’elles nous sont justement deues, puis que la coulpe de péché réside en nous. Car il ne chaut si nous péchons d’un jugement libre ou servile, moyennant que ce soit de cupidité volontaire : principalement veu que l’homme est convaincu d’estre pécheur, entant qu’il est sous la servitude de péché. Quant est du loyer de bien faire, quelle absurdité est-ce, si nous confessons qu’il nous soit donné plus par la bénignité de Dieu, que rendu pour nos mérites ? Combien de fois est répétée ceste sentence en sainct Augustin, Que Dieu ne couronne point nos mérites en nous, mais ses dons ? et que le loyer qui nous vient n’est pas ainsi appelé, pource qu’il soit deu à nos mérites, mais pource qu’il est rétribué aux grâces qui nous avoyent esté au paravant conférées ? C’est bien regardé à eux, d’entendre que les mérites n’ont plus de lieu, sinon que les bonnes œuvres procèdent de la propre vertu de l’homme. Mais de trouver cela tant estrange, c’est une mocquerie. Car sainct Augustin ne doute point d’enseigner pour un article certain, ce qu’ils trouvent tant hors de raison : comme quand il dit, Quels sont les mérites de tous hommes ? Quand Jésus-Christ vient, non point avec un loyer, qui fust deu, mais avec sa grâce gratuite, il les trouve tous pécheurs, luy seul franc de pêchez, et en affranchissant les autres[d]. Item, Si ce qui t’est deu t’est rendu, tu dois estre puny : mais qu’est-ce qui se fait ? Dieu ne te rend point la peine qui t’estoit deue, mais il te donne la grâce qui ne l’appartenoit point. Si tu te veux exclurre de la grâce de Dieu, vante-toy de tes mérites[e]. Item, Tu n’es rien de toy : les péchez sont tiens, les mérites sont à Dieu. Tu dois estre puny : et quand Dieu te rendra le loyer de vie, il couronnera ses dons, non pas tes mérites[f]. A ce mesme propos il enseigne ailleurs que la grâce ne vient point de mérite, mais le mérite vient de la grâce. Et tantost après il conclud que Dieu précède tous mérites par ses dons, afin que ses autres mérites suivent : et que du tout il donne gratuitement ce qu’il donne, pource qu’il ne trouve nulle cause de sauveur[g. Mais c’est chose superflue d’en faire plus long récit, veu que ses livres sont pleins de telles sentences. Toutesfois encore l’Apostre les délivrera de ceste folle fantasie, s’ils veulent escouter de quel principe il déduit nostre béatitude, et la gloire éternelle que nous attendons. Ceux que Dieu a ésleus, dit-il, il les a appelez : ceux qu’il a appelez, il les a justifiez : ceux qu’il a justifiez, il les a glorifiez. Pourquoy doncques sont couronnez les fidèles Rom. 8.30 ; 2Tim. 4.8 ? Certes selon l’Apostre, d’autant que par la miséricorde du Seigneur, et non par leur industrie, ils ont esté esleus, appelez et justifiez. Pourtant, que ceste folle crainte soit ostée, qu’il n’y aura plus nul mérite si le franc arbitre n’est soustenu. Car c’est une mocquerie de fuyr ce à quoy l’Escriture nous meine. Si tu as receu toutes choses, dit sainct Paul, pourquoy te glorifies-tu comme si tu ne les avois point receues 1Cor. 4.7 ? Nous voyons qu’il oste toute vertu au libéral arbitre, afin de destruire tous mérites : néantmoins selon que Dieu est riche et libéral à bien faire, et que sa libéralité ne s’espuise jamais, il rémunère les grâces qu’il nous a conférées, comme si c’estoyent vertus venantes de nous : pource qu’en nous les donnant, il les a faites nostres.
[c] In Epist. ad Ctesiphon., et Dial. I.
[d] In Psalms XXXI.
[e] In Psalms LXX.
[f] Epist. LII.
[g] De verbis Apostol., Sermo XV.
Ils allèguent conséquemment une objection, laquelle semble estre prinse de sainct Chrysostome : Que s’il n’estoit en nostre faculté d’eslire le bien et le mal, il faudroit que tous hommes fussent bons, ou tous meschans : veu qu’ils ont une mesme nature[h]. A quoy s’accorde le dire de celuy qui a escrit le livre intitulé De la vocation des Gentils, qu’on attribue à sainct Ambroise : C’est que nul jamais ne déclineroit de la foy, sinon que la grâce de Dieu laissast la volonté de l’homme muable[i]. En quoy je m’esmerveille comment si grans personnages se sont abusez. Car comment Chrysostome n’a-il réputé que c’est l’élection de Dieu, laquelle discerne ainsi entre les hommes ? Certes nous ne devons avoir honte de confesser ce que sainct Paul afferme tant certainement, que tous sont pervers et adonnez à malice Rom. 3.10 : mais nous adjoustons quant et quant avec luy, que la miséricorde de Dieu subvient à aucuns, afin que tous ne demeurent point en perversité. Comme ainsi soit doncques que naturellement nous soyons atteints d’une mesme maladie, il n’y en a de garantis sinon ceux ausquels il plaist à Dieu de remédier. Les autres, que par son juste jugement il abandonne, demeurent en leur pourriture jusques à ce qu’ils soyent consumez : et ne procède d’ailleurs, que les uns poursuivent jusques à la fin, les autres défaillent au milieu du chemin. Car de faict, la persévérance est un don de Dieu, lequel il n’eslargit pas à tous indifféremment, mais à qui bon luy semble : Si on demande la raison de ceste différence, pourquoy les uns persévèrent constamment, et les autres sont ainsi muables : il ne s’en trouvera point d’autre, sinon que les premiers sont maintenus par la vertu de Dieu, à ce qu’ils ne périssent point : les seconds n’ont point une mesme force, d’autant qu’il veut monstrer en eux exemple de l’inconstance humaine.
[h] Hom. XXII, In Gen.
[i] Lib. II, cap IV.
Ils arguent aussi, que toutes exhortations sont frustratoires, qu’il n’y a nulle utilité en admonitions, que les répréhensions sont ridicules, s’il n’est en la puissance du pécheur d’y obtempérer. Pource qu’on objectoit jadis ces choses à sainct Augustin, il fut contraint de publier le livre intitulé De correction et grâce : auquel combien qu’il responde amplement à tout, néantmoins il réduit la question à ceste somme : homme, recognoy en ce qui est commandé, que c’est que tu dois faire : en ce que tu es reprins de ne l’avoir fait, cognoy que la vertu te défaut par ton vice : en priant Dieu, cognoy dont il te faut recevoir ce qui t’est mestier. Le livre qu’il a intitulé De l’esprit et de la lettre, revient quasi à une mesme fin : c’est que Dieu n’a point mesuré ses commandemens selon les forces humaines : mais après avoir commandé ce qui estoit juste, il donne gratuitement à ses esleus la faculté de le pouvoir accomplir : de quoy il n’est jà mestier de beaucoup débatre. Premièrement nous ne sommes point seuls à soustenir ceste cause, mais Christ et tous ses Apostres. Pourtant, que nos adversaires regardent comment ils viendront au-dessus, entreprenans ce combat contre telles parties. Combien que Christ ait déclairé que sans luy nous ne pouvons rien Jean 15.5 : néantmoins il ne laisse pour cela de reprendre ceux qui font mal hors luy, et ne laisse d’exhorter un chacun à bonnes œuvres. Combien sainct Paul reprend-il asprement les Corinthiens, pource qu’ils ne vivoyent point charitablement 1Cor. 3.3 : toutesfois après il prie Dieu de les rendre charitables. Il testifie aux Romains que la justice n’est point au vouloir ny en la course de l’homme mais en la miséricorde de Dieu Rom. 9.16 : toutesfois il ne laisse pas après de les admonester, exhorter et corriger. Que n’advertissent-ils doncques le Seigneur de ne perdre sa peine, en requérant des hommes sans propos ce que luy seul leur peut donner, en les reprenant de ce qu’ils commettent par le seul défaut de sa grâce ? Que ne remonstrent-ils à sainct Paul, qu’il doit pardonner à ceux qui n’ont point en leurs mains de vouloir le bien ou l’accomplir, sinon par la miséricorde de Dieu, laquelle leur défaut quand ils faillent ? Mais toutes ces folies n’ont point de lieu, veu que la doctrine de Dieu est fondée en trop bonne raison, mais qu’elle soit bien considérée. Il est bien vray que sainct Paul monstre que la doctrine, et exhortation, et objurgation ne proufitent guères de soy à changer le cœur de l’homme, quand il dit que celuy qui plante n’est rien, et celuy qui arrouse n’est rien : mais que toute l’efficace gist au Seigneur, qui donne accroissement 1Cor. 3.7. Nous voyons aussi comment Moyse ratifie estroitement les préceptes de la Loy : comment les Prophètes insistent ardemment, et menacent les transgresseurs : toutesfois pour cela ils ne laissent point de confesser que les hommes commencent d’estre bien entendus, quand le cœur leur est donné pour entendre : que c’est le propre de Dieu de circoncir les cœurs, et les convertir de pierre en chair : que c’est luy qui escrit sa Loy en nos entrailles : brief, que c’est luy qui en renouvelant nos âmes, donne efficace à sa doctrine.
De quoy doncques servent les exhortations, dira quelqu’un ? Je respon que si elles sont mesprisées d’un cœur obstiné, elles luy seront en tesmoignage pour le convaincre, quand ce viendra au jugement de Dieu. Et mesmes la mauvaise conscience en est touchée et pressée en la vie présente. Car combien qu’elle s’en mocque, elle ne les peut pas réprouver. Si on objecte, Que fera doncques le pauvre pécheur, veu que la promptitude de cœur, laquelle estoit requise pour obéir, luy est desniée ? Je respon à cela, Comment pourra-il tergiverser, veu qu’il ne peut imputer la dureté de son cœur, sinon à soy-mesme ? Parquoy les meschans, combien qu’ils désireroyent d’avoir en jeu et risée les préceptes et advertissemens de Dieu, s’il leur estoit possible, sont confondus, veulent-ils ou non, par la vertu d’iceux. Mais la principale utilité doit estre considérée és fidèles : ausquels jà soit que le Seigneur face tout par son Esprit, toutesfois il use de l’instrument de sa Parole, pour accomplir son œuvre en eux, et en use avec efficace. Quand doncques cela sera résolu, comme il doit estre, que toute la vertu des justes est située en la grâce de Dieu, selon le dire du Prophète, Je leur donneray un cœur nouveau pour cheminer en mes commandemens Ezéch. 11.19-20 : si quelqu’un demande pourquoy on les admoneste de leur devoir, et pourquoy on ne les laisse à la conduite du sainct Esprit : pourquoy on les pousse par exhortation, veu qu’ils ne se peuvent haster d’avantage que l’Esprit les incite : pourquoy on les corrige quand ils ont failly, veu qu’ils sont nécessairement trébuschez par l’infirmité de leur chair : nous avons à respondre, Homme, qui es-tu qui veux imposer loy à Dieu ? S’il nous veut préparer par exhortation à recevoir la grâce d’obéir à son exhortation, qu’est-ce que tu as à reprendre ou mordre en cest ordre et manière ? Si les exhortations ne proufitoyent d’autre chose entre les fidèles, sinon pour les rédarguer de péché, encores ne devroyent-elles estre réputées inutiles. Or maintenant, puis qu’elles proufitent grandement à enflamber le cœur en amour de justice : au contraire, à haine et desplaisir de péché, entant que le sainct Esprit besongne au dedans, quand il use de cest instrument extérieur au salut de l’homme, qui osera les rejetter comme superflues ? Si quelqu’un désire une response plus claire, je luy donneray la solution en brief : c’est que Dieu besongne doublement en nous, au dedans par son Esprit, au dehors par sa Parole. Que par son Esprit en illuminant les entendemens, formant les cœurs en amour de justice et innocence, il régénère l’homme en nouvelle créature : par sa Parole il esmeut et incite l’homme à désirer et chercher ceste rénovation. En l’un et en l’autre il démonstre la vertu de sa main, selon l’ordre de sa dispensation. Quand il addresse icelle mesme Parole aux iniques et réprouvez, combien qu’elle ne leur tourne à correction, néantmoins il la fait valoir à autre usage : c’est afin qu’ils soyent à présent pressez en leurs consciences, et au jour du jugement soyent d’autant plus inexcusables. Suivant ceste raison nostre Seigneur Jésus, combien qu’il prononce que nul ne peut venir à luy sinon que le Père l’y attire Jean 6.44-45 : et que les esleus y vienent après avoir entendu et apprins du Père : ne laisse pas toutesfois de faire l’office de docteur, mais invite par sa voix ceux qui ont besoin d’estre enseignez par le sainct Esprit, pour proufiter en ce qu’ils oyent. Quant aux réprouvez, sainct Paul déclaire que la doctrine n’est pas inutile, entant qu’elle leur est odeur de mort à mort : et ce pendant est odeur souefve devant Dieu 2Cor. 2.16.
Ils mettent grand’peine a recueillir force tesmoignages de l’Escriture, afin que s’ils ne peuvent vaincre par en avoir de meilleurs et plus propres que nous, que pour le moins ils nous puissent accabler de la multitude. Mais c’est comme si un capitaine assembloit force gens qui ne fussent nullement duits à la guerre pour espovanter son ennemy. Devant que les mettre en œuvre, ils feroyent grand’monstre : mais s’il faloit venir en bataille, et joindre contre son ennemy, on les feroit fuir du premier coup. Ainsi il nous sera facile de renverser toutes leurs objections, qui n’ont qu’apparence d’ostentation vaine. Et pource que tous les passages qu’ils allèguent se peuvent réduire en certains ordres ou rangs : quand nous les aurons ainsi rangez sous une response nous satisferons à plusieurs : par ainsi il ne sera point nécessaire de les soudre l’un après l’autre. Ils font un grand bouclier des préceptes de Dieu, lesquels ils pensent estre tellement proportionnez à nostre force, que tout ce qui y est requis nous le puissions faire. Ils en assemblent doncques un grand nombre, et par cela mesurent les forces humaines. Car ils arguent ainsi : Ou Dieu se mocque de nous, quand il nous commande saincteté, piété, obéissance, chasteté, dilection, et mansuétude : et quand il nous défend immondicité, idolâtrie, impudicité, ire, rapine, orgueil et choses semblables : ou il ne requiert sinon ce qui est en nostre puissance. Or tous les préceptes qu’ils amassent ensemble, se peuvent distinguer en trois espèces : les uns commandent que l’homme se convertisse à Dieu : les autres simplement recommandent l’observation de la Loy : les autres commandent de persévérer en la grâce de Dieu desjà receue. Traittons premièrement de tous en général, puis nous descendrons aux espèces. Je confesse qu’il y a long temps que c’est une chose vulgaire de mesurer les facultez de l’homme par ce que Dieu commande, et que cela a quelque couleur de raison : néantmoins je dy qu’il procède d’une grande ignorance. Car ceux qui veulent monstrer que ce seroit chose fort absurde, si l’observation des commandemens estoit impossible à l’homme, usent d’un argument trop infirme : c’est qu’autrement la Loy seroit donnée en vain. Voire, comme si sainct Paul n’avoit jamais parlé d’icelle. Car je vous prie, que veulent dire les sentences qu’il nous en baille ? Que la Loy a esté donnée pour augmenter les transgressions : que par la Loy vient la cognoissance de péché : que la Loy engendre péché : qu’elle est survenue pour multiplier le péché Gal. 3.19 ; Rom. 3.20 ; 7.7. Est-ce à dire qu’il falust qu’elle eust une correspondance avec nos forces, pour n’estre point donnée en vain ? Plustost sainct Paul monstre en tous ces passages, que Dieu nous a commandé ce qui estoit par-dessus nostre vertu, pour nous convaincre de nostre impuissance. Certes selon la définition que luy-mesme baille de la Loy, le but et l’accomplissement d’icelle est charité : de laquelle il prie Dieu remplir les cœurs des Thessaloniciens 1Tim. 1.5 ; 1Thess. 3.12. En quoy il signifie que la Loy batroit nos aureilles en vain et sans fruit, sinon que Dieu inspirast en nos cœurs ce qu’elle enseigne.
Certes si l’Escriture n’enseignoit autre chose, sinon que la Loy est reigle de vie, à laquelle nos œuvres doivent estre compassées : j’accorderoye incontinent sans difficulté à leur opinion : mais puis qu’elle, nous explique diligemment plusieurs et diverses utilitez d’icelle, nous devons plustost nous arrester à ceste interprétation, qu’à nos fantasies. Entant qu’il appartient à ceste question : si tost que la Loy nous a ordonné ce que nous avons à faire, elle enseigne quant et quant que la faculté d’obéir procède de la grâce de Dieu. Pourtant elle nous enseigne de la demander par prières. Si nous n’y voyons que simples commandemens, et nulle promesse, il nous faudroit esprouver nos forces, veoir si elles seroyent suffisantes pour cela faire : mais puis qu’avec les commandemens sont conjoinctes les promesses, lesquelles déclairent non-seulement que nous avons mestier d’avoir l’aide de Dieu pour nostre support, mais qu’en sa grâce gist toute nostre vertu, elles démonstrent assez que non-seulement nous ne sommes pas suffisans, mais du tout inhabiles à observer la Loy. Pourtant qu’on ne s’arreste plus à ceste proportion de nos forces avec les commandemens de Dieu, comme s’il eust compassé à nostre imbécillité et petitesse la reigle de justice qu’il vouloit donner : mais plustost que par les promesses nous réputions combien nous sommes mal prests, veu qu’en tout et par tout nous avons si grand besoin de sa grâce. Mais à qui persuadera-on, disent-ils, que Dieu ait addressé sa Loy à des troncs ou des pierres ? Je dy que nul ne veut persuader cela : car les meschans ne sont point pierres ou troncs, quand estans enseignez par la Loy, que leurs concupiscences contrarient à Dieu, ils se rendent coulpables en leurs consciences propres : ne pareillement les fidèles, quand estans advertis de leur foiblesse, ont recours à la grâce de Dieu. A quoy appartienent ces sentences de sainct Augustin, Que Dieu commande ce que nous ne pouvons faire, afin que nous sçachions ce que nous devons demander de luy. Item ; L’utilité des préceptes est grande, si le libéral arbitre est tellement estimé, que la grâce de Dieu en soit plus honorée[j]. Item, La foy impètre ce que la Loy impère. Et de faict, c’est pour cela que la Loy commande, afin que la foy impètre ce que la Loy a commandé. Mesmes Dieu requiert la foy de nous, et ne trouve point ce qu’il requiert, sinon qu’il l’y ait mis pour l’y trouver. Item, que Dieu donne ce qu’il commande, et qu’il commande ce qu’il voudra[k].
[j] In Enchir. ad Laur., de grat. et libero arbitr., c. XVI.
[k] Hom. XXIX. In Joan. ; Epist. XXIV.
Cela apparoistra mieux en considérant les trois espèces de commandemens dont nous avons parlé. Le Seigneur requiert souvent, tant en la Loy comme aux Prophètes, qu’on se convertisse à luy : mais le Prophète respond d’un autre costé : Converty-moi Seigneur, et je seray converty. Depuis que tu m’as converty, j’ay fait pénitence Joël 2.12 ; Jér. 31.18, etc. Il nous commande aussi de circoncir nos cœurs : mais il dénonce par Moyse que ceste circoncision est faite de sa main. Il requiert plusieurs fois des hommes nouveau cœur : mais il tesmoigne que c’est luy seul qui le renouvelle Deut. 10.16 ; 30.6 ; Ezéch. 36.26. Or comme dit sainct Augustin, ce que Dieu promet nous ne le faisons point par nature, ne par nostre franc arbitre, mais luy le fait par sa grâce. Et c’est la cinquième reigle qu’il note entre les reigles de la doctrine chrestienne, Qu’on doit observer en l’Escriture, de bien distinguer entre la Loy et les promesses, entre les commandemens et la grâce[l]. Que diront maintenant ceux qui allèguent les préceptes de Dieu pour magnifier la puissance de l’homme, et esteindre la grâce de Dieu, par laquelle seule nous voyons que les préceptes sont accomplis ? La seconde manière des préceptes que nous avons dite, est simple : asçavoir d’honorer Dieu, servir et adhérer à sa volonté, observer ses mandemens, suivre sa doctrine. Mais il y a des tesmoignages infinis, que tout ce que nous pouvons avoir de justice, saincteté, piété, pureté, est don gratuit venant de luy. Quant au troisième genre, nous en avons exemple en l’exhortation de sainct Paul et Barnabas, qu’ils faisoyent aux fidèles, de persévérer en la grâce de Dieu Actes 13.43. Mais en un autre lieu sainct Paul monstre dont procède ceste vertu : Soyez, dit-il, fermes, mes frères, par la vertu du Seigneur. Il défend d’autre part de contrister l’Esprit de Dieu, duquel nous sommes scellez en attendant nostre rédemption Ephés. 6.10 ; 4.30. Mais ce qu’il commande là, en un autre lieu il le demande par prière au Seigneur, d’autant qu’il n’est pas en la faculté des hommes : suppliant le Seigneur de rendre les Thessaloniciens dignes de sa vocation et accomplir en eux ce qu’il avoit déterminé par sa bonté, et mener à fin l’œuvre de la foy 2Thess. 1.11. Semblablement en la seconde des Corinthiens, traittant des aumosnes, il loue par plusieurs fois leur bonne volonté : mais tantost après il rend grâces à Dieu de ce qu’il a mis au cœur de Tite, de prendre la charge de les exhorter 2Cor. 8.11, 16. Si Tite n’a peu mesmes ouvrir la bouche pour inciter les autres, sinon d’autant que Dieu luy a suggéré : comment les auditeurs seront-ils induits à bien faire, sinon que Dieu touche leurs cœurs ?
[l] Lib. De doctrina christiana, III.
Les plus fins et malicieux cavillent ces tesmoignages, pource que cela n’empesche pas, comme ils disent, que nous ne conjoingnions nos forces avec la grâce de Dieu : et qu’ainsi il aide nostre infirmité. Ils ameinent aucuns lieux des Prophètes, où il semble que Dieu partisse la vertu de nostre conversion entre luy et nous : comme cestuy-cy, Convertissez-vous à moy, et je me convertiray à vous Zach. 1.3. Nous avons cy-dessus monstré quelle aide nous avons de Dieu, et n’est jà besoin de le réitérer en cest endroict, veu qu’il n’est yci question que de monstrer que c’est en vain que nos adversaires mettent en l’homme la faculté d’accomplir la Loy, à cause que Dieu nous commande l’obéissance d’icelle : veu qu’il appert que la grâce de Dieu est nécessaire pour accomplir ce qu’il commande, et qu’elle nous est promise à ceste fin. Car de là il appert que pour le moins nous sommes redevables de plus que nous ne pouvons faire. Et ils ne peuvent eschapper par quelque tergiversation que ce soit, de ceste sentence de Jérémie, que l’alliance de Dieu faite avec le peuple ancien a esté de nulle vigueur, et est décheute, pource qu’elle gisoit seulement en la lettre : et qu’elle ne peut estre ferme, sinon quand l’Esprit est adjousté à la doctrine pour nous y faire obéir Jér. 31.32. Quant est de ceste sentence, Convertissez-vous à moy, et je me convertiray à vous : elle ne proufite de rien pour confermer leur erreur. Car par la conversion de Dieu, il ne faut pas entendre la grâce dont il renouvelle nos cœurs à saincte vie, mais celle dont il testifie son bon vouloir et dilection envers nous, en nous faisant prospérer : comme il est dit qu’il s’eslongne de nous quand il nous afflige. Pource doncques que le peuple d’Israël, ayant esté longuement en misère et calamité, se complaignoit que Dieu estoit destourné de luy : il respond que sa faveur et libéralité ne leur défaudra point, s’ils se retournent à droicture de vie, et à luy-mesme, qui est la reigle de toute justice. C’est doncques dépraver ce lieu que de le tirer à ceste sentence, comme si par cela l’efficace de nostre conversion estoit partie entre Dieu et nous. Nous avons passé légèrement ceste question, à cause qu’il la faudra encore déduire au traitté de la Loy.
Le second ordre de leurs argumens ne diffère pas beaucoup du premier. Ils allèguent les promesses, esquelles il semble que Dieu fasse paction avec nostre volonté : comme sont celles qui s’ensuivent : Cherchez droicture, et non point malice : et vous vivrez. Item, Si vous voulez m’escouter, je vous donneray affluence de bien : mais si vous ne le voulez faire, je vous feray périr par le glaive. Item, Si tu ostes tes abominations de devant ma face, tu ne seras point deschassé : si tu escoutes la voix du Seigneur ton Dieu, pour faire et garder tous ses préceptes, il te fera le plus excellent peuple de la terre, et autres semblables Amos 5.14 ; Esaïe 1.19-20 ; Jér. 4.1 ; Deut. 28.1 ; Lév. 26.3. Ils pensent doncques que Dieu se mocqueroit de nous, en remettant à nostre volonté ces choses, si elles n’estoyent plenement en nostre pouvoir. Et de faict, ceste raison a grande apparence humainement. Car on peut déduire que ce seroit une cruauté à Dieu, de faire semblant qu’il ne tiene qu’à nous que nous ne soyons en sa grâce, pour recevoir tous biens de luy : et ce pendant que nous n’ayons nul pouvoir en cela, que ce seroit une chose ridicule, de nous présenter tellement ses bénéfices, que nous n’en puissions avoir aucune jouissance. Brief, on peut alléguer que les promesses de Dieu n’ont nulle certitude, si elles dépendent d’une impossibilité pour n’estre jamais accomplies. Quant est de telles promesses lesquelles ont une condition impossible, adjoincte, nous en parlerons ailleurs : tellement qu’il apparoistra, combien que l’accomplissement en soit impossible, que néantmoins il n’y a nulle absurdité. Quant est de la question présente, je nie que le Seigneur soit cruel ou inhumain envers nous, quand il nous exhorte à mériter ses grâces et bénéfices, combien qu’il nous cognoisse impuissans à ce faire. Car comme ainsi soit que les promesses soyent offertes aux fidèles et aux meschans, elles ont leur utilité tant envers les uns que les autres. Car comme le Seigneur par ces préceptes poind et resveille les consciences des iniques, afin qu’ils ne se flattent point en leurs péchez par nonchalance de son jugement : ainsi aux promesses il les fait tesmoins combien ils sont indignes de sa bénignité. Qui est-ce qui niera cela estre convenable, que Dieu face bien à ceux qui l’honorent, et qu’il se venge rigoureusement des contempteurs de sa majesté ? Nostre Seigneur doncques fait droictement en proposant ceste condition aux iniques, qui sont détenus captifs sous le joug de péché, que quand ils se retireront de leur mauvaise vie, il leur envoyera tous biens : et n’y eust-il que ceste raison, afin qu’ils entendent que c’est à bon droict qu’ils sont exclus des biens deus aux serviteurs de Dieu. D’autre part, puis qu’il veut stimuler ses fidèles en toutes sortes à implorer sa grâce, ce ne doit pas estre chose fort estrange s’il en fait autant en ses promesses, comme nous avons n’aguères monstré qu’il en fait en ses commandemens. Quand il nous enseigne par ses préceptes, de sa volonté, il nous admoneste de nostre misère, nous donnant à cognoistre combien nous répugnons à tout bien : ensemble il nous pousse à invoquer son Esprit, peur estre dirigez en droicte voye. Mais pource que nostre paresse n’est pas assez esmeue par ces préceptes, il adjouste ses promesses, par la douceur desquelles il nous induit à aimer ce qu’il nous commande. Or d’autant que nous aimons plus la justice, d’autant sommes-nous plus fervens à chercher la grâce de Dieu. Voylà comment, par ces protestations que nous avons dites, Dieu ne nous attribue point la faculté de faire ce qu’il dit, et néantmoins ne se mocque point de nostre foiblesse : veu qu’en cela il fait le proufit de ses serviteurs, et rend les iniques plus damnables.
Le troisième ordre a quelque affinité avec les précédens. Car ils produisent les passages esquels Dieu reproche au peuple d’Israël qu’il n’a tenu qu’à luy qu’il ne se soit entretenu en bon estat. Comme quand il dit, Amalec et les Chananéens sont devant vous, par le glaive desquels vous périrez, entant que vous n’avez point voulu acquiescer au Seigneur. Item, Pource que je vous ay appelez et n’avez point respondu, je vous destruiray comme j’ay fait Silo. Item, Ce peuple n’a point escouté la voix de son Dieu, et n’a point receu sa doctrine, pourtant il a esté rejetté. Item, A cause que vous avez endurcy vostre cœur, et n’avez point voulu obéir au Seigneur, tous ces maux vous sont advenus Nomb. 14.43 ; Jér. 7.13, 23 ; 32.23. Comment, disent-ils, toutes ces reproches conviendroyent-elles à ceux qui pourroyent incontinent respondre, Nous ne demandions que prospérer, nous craignions la calamité : ce que nous n’avons point obtempéré au Seigneur, et n’avons point escouté sa voix pour éviter le mal, et avoir meilleur traittement, cela s’est fait d’autant qu’il ne nous estoit pas libre, à nous qui sommes détenus en captivité dépêché. C’est doncques à tort que Dieu nous reproche le mal que nous endurons : lequel il n’estoit pas en nostre pouvoir d’éviter. Pour respondre à cela, laissant ceste couverture de nécessité, laquelle est frivole et de nulle importance, je demande s’ils se peuvent excuser qu’ils n’ayent fait faute. Car s’ils sont convaincus d’avoir failly, ce n’est pas sans cause que Dieu dit, qu’il a tenu à leur perversité qu’il ne les a entretenus en bonne fortune. Qu’ils me respondent doncques, s’ils peuvent nier que la cause de leur obstination n’ait esté leur volonté perverse. S’ils trouvent la source du mal en eux, qu’est-ce qu’ils taschent de chercher des causes d’iceluy ailleurs, pour faire à croire qu’ils ne sont point autheurs de leur ruine ? S’il est doncques vray que les pécheurs par leur propre vice sont privez des bénéfices de Dieu, et reçoivent punition de sa main, c’est à bon droict que ces reproches leur sont objectées par sa bouche, afin que s’ils persistent en leur mal, ils apprenent d’accuser leur iniquité comme cause de leur misère, plustost que vitupérer Dieu comme trop rigoureux. S’ils ne sont point du tout endurcis, et se peuvent rendre dociles, qu’ils conçoivent desplaisir et haine de leurs péchez, à cause desquels ils se voyent misérables : ainsi se réduisent en bonne voye, et confessent estre véritable ce que Dieu remonstre en les reprenant. Car il apparoist par l’oraison de Daniel Daniel. 9.1, que telles remonstrances ont proufité à ceste fin envers les fidèles. Quant à la première utilité, nous en voyons l’exemple aux Juifs, ausquels Jérémie par le commandement de Dieu remonstre la cause de leurs misères : combien qu’il ne peust advenir que ce qui avoit esté prédit de Dieu, c’est asçavoir qu’il leur diroit ces paroles, et ne l’escouteroyent point : qu’il les appelleroit, et ne luy respondroyent point Jér. 7.27. Mais quel propos, dira quelqu’un, y a-il de parler aux sourds ? c’est afin que maugré qu’ils en ayent ils entendent ce qu’on leur dit estre vray, que c’est un sacrilège abominable d’imputer à Dieu la cause de leurs calamitez, laquelle réside en eux. Par ces trois solutions un chacun se pourra facilement despescher de tesmoignages infinis qu’assemblent les ennemis de la grâce de Dieu, tant des préceptes que des promesses légales, et des reproches que fait Dieu aux pécheurs, voulans establir un libéral arbitre en l’homme, lequel ne s’y peut trouver. Le Pseaume récite, pour faire honte aux Juifs, qu’ils sont une nation perverse, laquelle ne range point son cœur Ps. 78.8. En un autre passage le Prophète exhorte les hommes de son temps, de ne point endurcir leurs cœurs Ps. 95.8. Dont cela est bien dit, voire d’autant que toute la coulpe de rébellion gist en la perversité des hommes. Mais c’est sottement arguer, de dire que le cœur de l’homme, lequel est préparé de Dieu, se plie de soy-mesme ça et là. Le Prophète dit derechef, J’ay encline ou adonné mon cœur à garder tes commandemens Ps. 119.112 : voire d’autant qu’il s’estoit adonné à Dieu d’un courage franc et alaigre : mais si ne se vante-il point d’estre autheur d’une telle affection, laquelle au mesme Pseaume il confesse estre don de Dieu. Nous avons doncques à retenir l’advertissement de sainct Paul : c’est qu’il commande aux fidèles de faire leur salut avec crainte et tremblement, d’autant que c’est Dieu qui fait en eux et le vouloir et le parfaire Phil. 2.12. Il leur assigne bien l’office de mettre la main à l’œuvre, à ce qu’ils ne se plaisent point en leur nonchalance : mais en adjoustant que ce soit avec crainte et solicitude, il les humilie, et leur réduit en mémoire que ce qu’il leur commande de faire est l’œuvre propre de Dieu. Et par ce moyen il exprime que les fidèles besongnent passivement, s’il est licite d’ainsi parler : c’est qu’ils s’esvertuent d’autant qu’ils sont poussez, et que la faculté leur est donnée du ciel. Parquoy sainct Pierre, en nous exhortant d’adjouster vertu en foy 2Pi. 1.5, ne nous attribue point une portion de faire comme à part et de nous-mesmes rien qui soit, mais seulement il resveille la paresse de nostre chair, par laquelle souvent la foy est estouffée. A quoy respond le dire de sainct Paul, N’esteignez point l’Esprit 1Thess. 5.19. Car la paresse s’insinue continuellement pour nous desbaucher, si elle n’est corrigée. Si quelqu’un encores réplique, qu’il est doncques au pouvoir des fidèles de nourrir la clairté qui leur est donnée, cela peut estre aisément rebouté : pource que ceste diligence que sainct Paul requiert ne vient d’ailleurs que de Dieu. Car aussi il nous est souvent commandé de nous purger de toutes souilleures 2Cor. 7.1 : toutesfois le sainct Esprit se réserve ceste louange de nous consacrer en pureté. Brief, il appert assez par les mots de sainct Jehan, que ce qui appartient à Dieu seul nous est donné par forme d’ottroy : Quiconque, dit-il, est de Dieu, se garde 1Jean 5.18. Les prescheurs du franc arbitre prenent ce mot à la volée, comme si nous estions sauvez partie de la vertu de Dieu, partie de la nostre : comme si se garder et maintenir ne venoit point du ciel. Dont Jésus-Christ prie le Père qu’il nous garde de mal, ou du malin Jean 17.15. Et nous sçavons que les fidèles en bataillant contre Satan ne sont victorieux par autres armes, que celles dont Dieu les fournit. Parquoy sainct Pierre ayant commandé de purifier les âmes en l’obéissance de vérité, adjouste incontinent par manière de correction, En vertu de l’Esprit 1Pierre 1.22. Pour conclurre, sainct Jehan monstre en brief comment toutes forces humaines ne sont que vent ou fumée au combat spirituel, en disant que ceux qui sont engendrez de Dieu ne peuvent pécher, d’autant que la semence de Dieu demeure en eux 1Jean 3.9. Et il adjouste en l’autre passage la raison : c’est que nostre foy est la victoire pour vaincre le monde 1Jean 5.4.
Ils allèguent toutesfois un tesmoignage de la Loy de Moyse, qui semble advis fort répugner à nostre solution. Car après avoir publié la Loy, il protesta devant le peuple ce qui s’ensuit, Le commandement que je te baille aujourd’huy, n’est point caché, et n’est pas loin de toy, ny eslevé par-dessus le ciel : mais il est près de toy, en ta bouche et en ton cœur, à ce que tu le faces Deut. 30.11-14. Si cela estoit dit des simples commandemens, je confesse que nous aurions grande difficulté à y respondre. Car combien qu’on pourroit alléguer que cela est dit de la facilité d’entendre les commandemens, et non pas de les faire : néantmoins encores y auroit-il quelque scrupule. Mais nous avons un bon expositeur, qui nous en oste toute doute : c’est sainct Paul, lequel afferme que Moyse a yci parlé de la doctrine de l’Evangile Rom. 10.8. S’il y avoit quelque opiniastre qui répliquast que sainct Paul a destourné ce passage de son sens naturel, pour le tirer à l’Evangile : combien qu’on ne devroit point souffrir une si meschante parole, toutesfois nous avons de quoy défendre l’exposition de l’Apostre. Car si Moyse parloit seulement des préceptes, il décevoit le peuple d’une vaine confiance. Car qu’eussent-ils peu faire que se ruiner, s’ils eussent voulu observer la Loy de leur propre vertu, comme facile ? Où est-ce que sera ceste facilité, veu que nostre nature succombe en cest endroict, et n’y a celuy qui ne trébusche voulant marcher ? C’est doncques chose très certaine que Moyse par ces paroles a comprins l’alliance de miséricorde, qu’il avoit publiée avec la Loy. Car mesmes un peu au paravant il avoit tesmoigné qu’il faut que nos cœurs soyent circoncis de Dieu, à ce que nous l’aimions Deut. 30.6. Parquoy il ne met point ceste facilité dont il parle, en la vertu de l’homme : mais en l’aide et secours du sainct Esprit, lequel fait puissamment son œuvre en nostre infirmité. Combien qu’il ne faut pas encore entendre ce lieu simplement des préceptes, mais plustost des promesses évangéliques, lesquelles tant s’en faut qu’elles mettent en nous le pouvoir d’acquérir justice, que plus tost elles monstrent que nous n’en avons du tout point. Sainct Paul réputant cela, asçavoir que le salut nous est présenté en l’Evangile, non pas sous ceste condition tant dure et difficile, et mesmes du tout impossible, dont use la Loy, c’est asçavoir si nous accomplissons tous les commandemens : mais sous condition facile et aisée : applique le présent tesmoignage pour confermer combien la miséricorde de Dieu nous est libéralement mise entre les mains. Pourtant ce tesmoignage ne sert de rien pour establir une liberté en la volonté de l’homme.
Ils ont coustume d’objecter aucuns autres passages, ausquels il est monstré que Dieu retire quelquesfois sa grâce des hommes, pour considérer de quel costé ils se tourneront : comme quand il est dit en Osée, Je me retireray à part, jusques à tant qu’ils délibèrent en leurs cœurs de me suivre Osée 5.15. Ce seroit, disent-ils, une chose ridicule, que le Seigneur considérast asçavoir si les hommes suivront sa voye : n’estoit que leurs cœurs fussent capables d’encliner à l’un ou à l’autre, par leur propre vertu. Comme si cela n’estoit point accoustumé à Dieu, de dire par ses Prophètes qu’il rejettera son peuple et l’abandonnera, jusques à ce qu’il s’amende. Et de faict, regardons qu’ils veulent inférer de cela. Car s’ils disent que le peuple estant délaissé de Dieu, peut de soy-mesme se convertir, toute l’Escriture leur contredit. S’ils confessent que la grâce de Dieu soit nécessaire à la conversion de l’homme, ces passages ne leur servent de rien pour batailler contre nous. Mais ils diront qu’ils la confessent tellement nécessaire, que ce pendant la vertu de l’homme y peut quelque chose. D’où est-ce qu’ils le prenent ? Certes ce n’est point de ce lieu, ne de semblables : car ce sont deux choses bien diverses, que Dieu eslongne sa grâce de l’homme pour considérer ce qu’il fera estant délaissé : et qu’il subviene à son infirmité, pour confermer ses forces débiles. Mais ils demanderont, Que signifient doncques telles formes de parler ? Je respon qu’elles valent autant comme si Dieu disoit, Puis que je ne proufite de rien envers ce peuple rebelle, ne par admonitions, ne par exhortations, ne par répréhensions, je me retireray pour un peu, et en me taisant souffriray qu’il soit affligé : ainsi je verray si par longue calamité il se souviendra de moy, pour me chercher. Or quand il est dit que Dieu se reculera, c’est-à-dire qu’il retirera sa Parole. Quand il est dit qu’il considérera ce que feront les hommes en son absence : c’est-à-dire, que sans se manifester il les affligera pour quelque temps. Il fait l’un et l’autre pour nous plus humilier. Car il nous romproit plustost cent mille fois par ses chastimens et punitions, qu’il ne nous corrigeroit, sinon qu’il nous rendist dociles par son Esprit. Puis qu’ainsi est, c’est mal inféré de dire que l’homme ait quelque vertu de se convertir à Dieu, entant qu’il est dit que Dieu estant offensé de nostre dureté et obstination, retire sa Parole de nous (en laquelle il nous communique sa présence) et considère ce que nous pourrons faire de nous. Car il ne fait tout cela, sinon pour nous donner à cognoistre que nous ne sommes et ne pouvons rien de nous-mesmes.
Ils prenent aussi argument de la manière commune de parler dont non-seulement usent les hommes, mais aussi l’Escriture : c’est que les bonnes œuvres sont appelées nostres, et qu’il est dit que nous faisons le bien comme le mal. Or si les péchez nous sont imputez à bon droict, comme venans de nous, par mesme raison les bonnes œuvres nous doivent estre attribuées. Car ce ne seroit point parler par raison, de dire que nous faisons les choses ausquelles Dieu nous meut comme pierres, entant que nous ne le pouvons faire de nostre propre mouvement. Pourtant ils concluent que combien que la grâce de Dieu ait la principale vertu, néantmoins telles locutions signifient que nous avons quelque vertu naturelle à bien faire. S’il n’y avoit que la première objection, asçavoir que les bonnes œuvres sont appelées Nostres : je respondroye d’autre costé, que nous appelons le pain quotidien Nostre, lequel nous demandons nous estre donné de Dieu. Qu’est-ce doncques qu’on pourra prétendre de ce mot, sinon que ce qui ne nous estoit nullement deu est fait nostre par la libéralité infinie de Dieu ? Il faudroit doncques qu’il reprinssent nostre Seigneur en ceste forme de parler, ou qu’ils n’estimassent point chose fort estrange que les bonnes œuvres soyent appelées Nostres, esquelles nous n’avons rien, sinon par la largesse de Dieu. Mais la seconde objection est un peu plus forte : c’est asçavoir, que l’Escriture afferme souvent que les fidèles servent Dieu, gardent sa justice, obéissent à sa Loy, et appliquent leur estude à bien faire. Comme ainsi soit que cela soit le propre office de l’entendement et volonté humaine, comment conviendroit-il que cela fust attribué semblablement à l’Esprit de Dieu et à nous, s’il n’y avoit quelque conjonction de nostre puissance avec la grâce de Dieu ? Il nous sera facile de nous despestrer de tous ces argumens, si nous réputons droictement en quelle manière c’est que Dieu besongne en ses serviteurs. Premièrement, la similitude dont ils nous veulent grever, ne vient point yci à propos. Car qui est celuy si insensé, qui estime l’homme estre poussé de Dieu, comme nous jetions une pierre ? Certes cela ne s’ensuit point de nostre doctrine. Nous disons que c’est une faculté naturelle de l’homme, d’approuver, rejetter, vouloir, ne point vouloir, s’efforcer, résister : asçavoir d’approuver vanité, rejetter le vray bien, vouloir le mal, ne vouloir point le bien, s’efforcer à péché, résister à droicture. Qu’est-ce que fait le Seigneur en cela ? S’il veut user de la perversité de l’homme, comme d’un instrument de son ire, il la tourne et dresse où bon luy semble, afin d’exécuter ses œuvres justes et bonnes, par mauvaise main. Quand nous verrons doncques un meschant homme ainsi servir à Dieu, quand il veut complaire à sa meschanceté, le ferons-nous semblable à une pierre, laquelle est agitée par une impétuosité de dehors, sans aucun sien mouvement, ne sentiment, ne volonté ? Nous voyons combien il y a de distance. Que dirons-nous des bons, desquels il est principalement yci question ? Quand le Seigneur veut dresser en eux son règne, il refrène et modère leur volonté à ce qu’elle ne soit point ravie par concupiscence désordonnée, selon que son inclination naturelle autrement porte. D’autre part, il la fléchit, forme, dirige, et conduit à la reigle de sa justice, afin de luy faire appéter saincteté et innocence. Finalement il la conferme et fortifie par la vertu de son Esprit, à ce qu’elle ne vacille ou déchée. Suyvant laquelle raison sainct Augustin respond à telles gens, Tu me diras, Nous sommes doncques menez d’ailleurs, et ne faisons rien par nostre conduite. Tous les deux sont vrais, que tu es mené, et que tu te meines : et lors tu te conduis bien, si tu te conduis par celuy qui est bon. L’Esprit de Dieu qui besongne en toy, est celuy qui aide ceux qui besongnent. Ce nom d’Adjuteur monstre que toy aussi fais quelque chose. Voylà ses mots. Or au premier membre il signifie que l’opération de l’homme n’est point ostée par la conduite et mouvement du sainct Esprit, pource que la volonté qui est duite pour aspirer au bien, est de nature. Quant à ce qu’il adjouste, que par le mot d’Aide on peut recueillir que nous faisons aussi quelque chose : il ne le faut point tellement prendre, comme s’il nous attribuoit je ne say quoy séparément et sans la grâce de Dieu : mais afin de ne point flatter nostre nonchalance, il accorde tellement l’opération de Dieu avec la nostre, que le vouloir soit de nature : vouloir bien, soit de grâce. Pourtant il avoit dit un peu au paravant, Sans que Dieu nous aide non-seulement nous ne pourrons vaincre, mais non pas mesmes combatre.
Par cela il apparoist que la grâce de Dieu, selon que ce nom est prins quand on traitte de la régénération, est comme une conduite et bride de son Esprit pour dresser et modérer la volonté de l’homme. Or il ne la peut modérer, sans la corriger, réformer et renouveler. Pour laquelle cause nous disons que le commencement de nostre régénération est, que ce qui est de nous soit aboly. Pareillement il ne la peut corriger sans la mouvoir, pousser, conduire et entretenir. Pourtant nous disons, que toutes les bonnes actions qui en procèdent, sont entièrement de luy. Ce pendant nous ne nions pas estre très-véritable ce que dit sainct Augustin, Que nostre volonté n’est pas destruite par la grâce de Dieu, mais plustost réparée. Car l’un convient très-bien avec l’autre, de dire que la volonté de l’homme est réparée, quand après avoir corrigé la perversité d’icelle, elle est dirigée à la reigle de justice : et de dire qu’en ce faisant il y a une nouvelle volonté créée en l’homme, veu que la volonté naturelle est si corrompue et pervertie, qu’il faut qu’elle soit du tout renouvelée. Maintenant il n’y a rien qui empesche qu’on ne puisse dire, que nous faisons les œuvres lesquelles l’Esprit de Dieu fait en nous, encores que nostre volonté n’apporte rien du sien, et qui puisse estre séparé de la grâce. Pourtant qu’il nous souviene de ce que nous avons cy-dessus allégué de sainct Augustin : c’est que plusieurs travaillent en vain pour trouver en la volonté de l’homme quelque bien qui luy soit propre : pource que tout meslinge que les hommes pensent adjouster à la grâce de Dieu pour eslever le franc arbitre, n’est qu’autant de corruption : comme si quelqu’un destrempoit du bon vin d’eau boueuse et amère. Or combien que toutes bonnes affections procèdent du pur mouvement du sainct Esprit, toutesfois pource que le vouloir est naturellement planté en l’homme, ce n’est pas sans cause qu’il est dit que nous faisons les choses desquelles Dieu à bon droict se réserve la louange. Premièrement, d’autant que tout ce que Dieu fait en nous, il veut qu’il soit nostre, moyennant que nous entendions qu’il n’est point de nous : puis aussi, d’autant que nous avons de nostre nature l’entendement, volonté et poursuite, lesquelles il dirige en bien, pour en faire sortir quelque chose de bon.
Les autres argumens qu’ils empruntent ça et là, ne pourront pas beaucoup troubler les gens de moyen entendement, moyennant qu’ils ayent bien recordé les solutions cy-dessus mises. Ils allèguent ce qui est escrit en Genèse, Son appétit sera par-dessous toy, et tu domineras sur iceluy Gen. 4.16 : ce qu’ils interprètent estre dit du péché, comme si Dieu promettoit à Caïn, que le péché ne pourroit point dominer en son cœur, s’il vouloit travailler à le vaincre. Au contraire, nous disons que cela doit estre plustost dit d’Abel. Car en ce passage l’intention de Dieu est de rédarguer l’envie que Caïn avoit conçue contre son frère : ce qu’il fait par double raison. La première est, qu’il se trompoit, en pensant acquérir excellence par-dessus son frère devant Dieu, lequel n’a rien en honneur que justice et intégrité. La seconde, qu’il estoit trop ingrat envers le bénéfice qu’il avoit receu de Dieu, entant qu’il ne pouvoit porter son frère, qu’il estoit son inférieur, et dont il avoit le gouvernement. Mais encores, afin qu’il ne semble advis que nous choisissions ceste interprétation, pource que l’autre nous soit contraire, concédons-leur que Dieu parle du péché. Si ainsi est, ou Dieu luy promet qu’il sera supérieur, ou il luy commande de l’estre. S’il luy commande, nous avons desjà monstré que de cela ils ne peuvent rien prouver pour fonder le franc arbitre. Si c’est promesse, où en est l’accomplissement, veu que Caïn a esté vaincu du péché, auquel il devoit dominer ? Ils diront possible qu’il y a une condition tacite enclose sous la promesse, comme si Dieu eust dit, Si tu combats, tu remporteras la victoire. Mais qui pourra tolérer telles tergiversations ? Car si on expose cela du péché, il n’y a nulle doute que c’est une exhortation que Dieu luy fait, en laquelle il n’est pas monstré quelle est la faculté de l’homme, mais quel est son devoir, encores qu’il ne le puisse faire. Combien que la sentence et la Grammaire requièrent que Caïn soit comparé avec son frère Abel, en ce qu’estant premier nay, il n’eust point esté abbaissé ou amoindry sous son inférieur, sinon que luy-mesme eust fait sa condition pire par sa propre coulpe.
Ils s’aident aussi du tesmoignage de l’Apostre, quand il dit que le salut n’est point en la main de celuy qui veut, ne de celuy qui court, mais en la miséricorde de Dieu Rom. 9.15. Car de cela ils infèrent, qu’il y a quelque partie débile de soy en la volonté et en la course de l’homme, et que la miséricorde de Dieu supplée le reste pour donner plein effet. Mais s’ils considéroient avec raison ce que traitte l’Apostre en ce passage-là, ils n’abuseroyent point tant inconsidérément de son propos. Je say bien qu’ils peuvent alléguer Origène et sainct Hiérosme, pour défenseur de leur exposition. Je pourroye aussi au contraire les rembarrer de l’autorité de, sainct Augustin[m] : mais il ne nous faut soucier que c’est qu’iceux en ont pensé, moyennant que nous entendions ce qu’a voulu dire sainct Paul : asçavoir que celuy seul obtiendra salut auquel Dieu aura fait miséricorde : que ruine et confusion sont apprestées à tous ceux qu’il n’aura esleus. Il avoit monstré la condition des réprouvez, sous l’exemple de Pharaon. Il avoit prouvé l’élection gratuite des fidèles par le tesmoignage de Moyse, où il est dit, J’auray pitié de celuy lequel j’aurai receu à miséricorde. Il conclud doncques, que cela ne gist point au vueillant ny au courant, mais en Dieu qui fait miséricorde. Si on argue de ces paroles, qu’il y a quelque volonté en l’homme, et quelque vertu, comme si sainct Paul disoit, que la seule volonté et industrie humaine ne suffit point de soy : c’est mal et sottement argué. Il faut doncques rejetter ceste subtilité laquelle n’a nulle raison. Car quel propos y a-il de dire, Le salut n’est pas en la main du vueillant ne du courant, il y a doncques quelque volonté et quelque course ? La sentence de sainct Paul est plus simple : c’est qu’il n’y a ne volonté ne course qui nous meine à salut, mais que la seule miséricorde règne en cest endroit. Car il ne parle pas yci autrement qu’en un autre passage, où il dit que la bonté de Dieu et dilection envers les hommes est apparue, non pas selon les œuvres de justice que nous ayons faites, mais selon sa miséricorde infinie Tite 3.4. Si je vouloye arguer de cela, que nous ayons fait quelques bonnes œuvres, entant que sainct Paul nie que nous ayons obtenu la grâce de Dieu par les œuvres de justice que nous ayons faites, eux-mesmes se mocqueroyent de moy. Néantmoins leur argument est semblable. Parquoy qu’ils pensent bien à ce qu’ils disent, et ils ne se fonderont point en raison tant frivole. Et de faict, la raison sur laquelle se fonde sainct Augustin est très-ferme[n] : asçavoir que s’il estoit dit que ce n’est ne du vueillant ne du courant, pource que la volonté et la course seule ne suffit pas : qu’on pourroit renverser l’argument au rebours, que ce n’est pas de la miséricorde, veu que par ce moyen elle ne besongneroit pas seule. Or chacun voit combien ceste sentence seroit desraisonnable. Parquoy sainct Augustin conclud que cela a esté dit de sainct Paul, d’autant qu’il n’y a nulle bonne volonté en l’homme, si elle n’est préparée de Dieu : non pas que nous ne devions vouloir et courir, mais pource que Dieu fait l’un et l’autre en nous. L’allégation qu’ameinent aucuns n’est pas moins sotte : c’est que sainct Paul appelle les hommes coopérateurs de Dieu 1Cor. 3.9. Car il est tout notoire que cela n’appartient qu’aux docteurs de l’Eglise, desquels Dieu se sert, et applique en œuvre pour l’édifice spirituel, qui est l’ouvrage de luy seul. Et ainsi les ministres ne sont point appelez ses compagnons, comme s’ils avoyent quelque vertu d’eux-mesmes : mais pource que Dieu besongne par leur moyen, après les avoir rendus idoines à cela.
[m] In Epist. ad Romanos, lib. VIII ; Hieron., Dial. in Pelag.
[n] Epist. CVII, Ad Vitalem.
Ils produisent en après le tesmoignage de l’Ecclésiastique : lequel autheur on cognoist n’avoir pas certaine authorité. Mais encores que nous ne le refusions pas (ce que nous pourrions faire à bon droict) de quoy leur peut-il aider à leur cause ? Il dit que l’homme après avoir esté créé, a esté laissé à sa volonté, et que Dieu luy a donné des commandements, lesquels s’il gardoit, il seroit gardé par eux : que la vie et la mort, le bien et le mal a esté mis devant l’homme, afin qu’il choisist lequel bon luy sembleroit Ecclésiastique 5.1. Ainsi : soit que l’homme en sa création ait eu la faculté d’eslire la vie ou la mort : mais que sera-ce, si nous respondons qu’il l’a perdue ? Certes je ne veux point contredire à Salomon, lequel afferme que l’homme a esté créé du commencement bon, et qu’il a forgé des mauvaises inventions de soy-mesme Ecc. 7.29. Or puis que l’homme, en dégénérant et se desvoyant de Dieu, s’est perdu soy-mesme avec tous ses biens : tout ce qui est dit de sa première création, ne se doit pas tirer à sa nature vicieuse et corrompue. Parquoy je respon, non-seulement à eux, mais aussi à l’Ecclésiastique, quiconque il soit, en ceste manière, Si tu veux enseigner l’homme de chercher en soy faculté d’acquérir salut, ton authorité ne m’est pas en telle estime, qu’elle puisse préjudicier à la Parole de Dieu, laquelle contrarie évidemment. Si tu veux réprimer seulement les blasphèmes de la chair, laquelle en transférant ses vices à Dieu, tasche de s’excuser, et à ceste cause tu monstres comment l’homme a receu de Dieu une bonne nature, et qu’il a esté cause de sa ruine, je t’accorde volontiers cela, moyennant que nous convenions ensemble en ce point, que maintenant il est despouillé des ornemens et grâces qu’il avoit receues de Dieu premièrement : et ainsi confessions ensemblement qu’il a maintenant besoin de médecin, non pas d’advocat.
Mais nos adversaires n’ont rien plus souvent en la bouche que la parabole de Christ, où il est parlé de l’homme, lequel fut laissé au chemin demy-mort par les brigans Luc 10.30. Je say bien que c’est une doctrine commune, de dire que sous la personne de cest homme, est représentée la calamité du genre humain. De cela ils prenent un argument tel, L’homme n’a pas esté tellement occis par le péché et le diable, qu’il ne luy reste encores quelque portion de vie, d’autant qu’il n’est dit qu’à demy mort. Car où seroit, disent-ils, ceste demy-vie, sinon qu’il luy restast quelque portion de droicte intelligence et volonté ? Premièrement, si je ne veux point admettre leur allégorie, que feront-ils ? Car il n’y a nulle doute qu’elle n’ait esté excogitée par les Pères anciens outre le sens litéral et naturel du passage. Les allégories ne doivent estre receues, sinon d’autant qu’elles sont fondées en l’Escriture : tant s’en faut qu’elles puissent approuver aucune doctrine. D’avantage, les raisons ne nous défaillent point, par lesquelles nous pouvons réfuter ce qu’ils disent. Car la Parole de Dieu ne laisse point une demy-vie à l’homme : mais dit qu’il est du tout mort, quant à la vie bienheureuse. Quand sainct Paul parle de nostre rédemption, il ne dit point que nous ayons esté guéris d’une demy-mort : mais que nous avons esté ressuscitez de la mort. Il n’appelle point à recevoir la grâce de Christ, ceux qui sont à demy vivans : mais ceux qui sont morts et ensevelis. A quoy est conforme ce que dit le Seigneur, que l’heure est venue, que les morts doivent ressusciter à sa voix Ephés. 2.5 ; Jean 5.25. N’auroyent-ils point de honte de mettre en avant je ne say quelle allégorie légère, contre tant de tesmoignages si clairs ? Mais encores que leur allégorie soit valable, qu’en peuvent-ils conclurre à l’encontre de nous ? L’homme, diront-ils, est à demy vivant : il s’ensuit doncques qu’il luy reste quelque portion de vie. Je confesse certes qu’il a son âme capable d’intelligence, combien qu’elle ne puisse pénétrer jusques à la sapience céleste de Dieu : il a quelque jugement de bien et de mal : il a quelque sentiment pour cognoistre qu’il y a un Dieu, combien qu’il n’en ait point droicte cognoissance : mais où est-ce que toutes ces choses revienent ? Certes elles ne peuvent faire que ce que dit sainct Augustin ne soit véritable, c’est que les dons gratuits, qui appartienent à salut, ont esté ostez à l’homme après sa cheute : que les dons naturels, qui ne le peuvent conduire à salut, ont esté corrompus et pollus. Pourtant, que ceste sentence, laquelle ne peut estre aucunement esbranlée, nous demeure ferme et certaine : asçavoir que l’entendement de l’homme est tellement du tout aliéné de la justice de Dieu, qu’il ne peut rien imaginer, concevoir ne comprendre, sinon toute meschanceté, iniquité et corruption. Semblablement que son cœur est tant envenimé de péché, qu’il ne peut, produire que toute perversité. Et s’il advient qu’il en sorte quelque chose qui ait apparence de bien, néantmoins que l’entendement demeure tousjours enveloppé en hypocrisie et vanité, le cœur adonné à toute malice.