L’Orient n’a pas connu de théologien qui ait exercé une influence plus profonde qu’Origène. Homme vraiment universel et qui a possédé toute la science de son temps, bien qu’il n’en ait pas fouillé également toutes les parties, âme essentiellement droite et sincère, esprit hardi, regardant toujours la difficulté bien en face et ne la dissimulant jamais, sachant douter et n’imposant pas son opinion dans les questions qu’il croyait libres, capable de synthèse et de vues d’ensemble bien que son érudition fût prodigieuse dans les détails, il a été, dit Bigga, « le premier grand professeur, le premier grand prédicateur, le premier grand écrivain en matière de spiritualité, le premier grand commentateur, le premier grand dogmaticien » qu’ait eu l’Église. Grand philosophe il ne l’a pas été. Il a connu très bien toutes les philosophies de l’antiquité et s’en est servi ; mais il n’a été lui-même à ce point de vue ni original ni créateur.
a – The Christian Platonists of Alexandria, p. 115.
[Origène a eu de grands admirateurs et de grands ennemis, et, à part quelques points sur lesquels ils s’accordent, les critiques ont toujours été partagés dans le jugement qu’ils portent sur ses doctrines. Ce désaccord, qui a commencé du vivant de l’auteur, persévère encore. De nos jours, Bardenhewer, par exemple, se montre sévère à son endroit et s’appuie volontiers sur saint Jérôme. Le P. Prat, au contraire, l’excuse le plus souvent en s’appuyant sur les textes. Les textes, en effet, pourraient trancher la question : mais nous ne les avons pas tous, et l’on sait qu’un certain nombre de ceux que nous possédons ont été corrigés.]
C’est dans le Περὶ ἀρχῶν écrit en 228-231, qu’Origène s’est efforcé de résumer et de réduire en système toute sa doctrine : ce livre est comme la première somme que l’Église ait connue. L’intention de l’auteur a été d’y donner, en dehors de toute polémique, une synthèse de nos croyances :
« … seriem quamdam et corpus ex horum omnium ratione perficere, ut manifestis et necessariis assertionibus de singulis quibusque quid sit in vero rimetur, et unum, ut diximus, corpus efficiat ».
[De princip., I, Praef., 40. A part quelques fragments conservés en grec, nous n’avons malheureusement du De principiis qu’une traduction latine faite par Rufin en 398, et où celui-ci s’est efforcé de pallier ce que le texte original offrait d’incorrect surtout au point de vue trinitaire. Une traduction latine littérale de saint Jérôme a presque entièrement péri.]
A côté du De principiis, il faut signaler, comme sources principales de la théologie d’Origène, ses Commentarii in Evangelium loannis (228-238), le Contra Celsum (246-248) et le De Oratione (233-234).
La base de cette théologie, nous déclare-t-il, est la prédication ecclésiastique, le symbole tel que l’Église le développe et l’explique, car dans la multiplicité des opinions et des erreurs qui surgissent de toutes parts, c’est là qu’il faut chercher la vérité (De princ. I, praef, 2). Quel est cet enseignement de l’Église ? Origène l’expose au livre premier du De principiis (Praef., 4-10). Il y distingue des doctrines certaines, unanimement professées et prêchées, et d’autres qui ne sont pas énoncées « manifesta praedicatione ». Parmi les premières il faut mettre un Dieu unique, créateur, auteur des deux Testaments, juste et bon à la fois ; — Jésus-Christ né du Père avant toute créature, et son ministre dans la création, Dieu lui-même, qui s’est fait homme et s’est incarné tout en restant Dieu, qui a pris un corps semblable au nôtre, mais qui est né de la Vierge et du Saint-Esprit ; qui est vraiment né, a vraiment souffert, qui est vraiment mort, ressuscité et monté au ciel ; — le Saint-Esprit, associe en honneur et en dignité au Père et au Fils, inspirateur de l’Ancien et du Nouveau Testament (4). Puis l’âme, son immortalité, la récompense ou le châtiment « igni aeterno » qui lui est destiné après la mort suivant ses œuvres ; la résurrection du corps, la liberté humaine, la lutte de l’âme contre le diable et ses anges (5) ; l’existence par conséquent de ce diable et de ses anges (6). Il y faut ajouter la création du monde, son commencement dans le temps, sa ruine future (7) ; l’inspiration des Écritures et le fait qu’elles ont un double sens, apparent et secret (spirituel, 8) ; enfin l’existence des bons anges dont Dieu emploie les services pour le salut des hommes (10). — Au contraire, parmi les questions qui ne sont pas pleinement élucidées Origène mentionne les suivantes : le Saint-Esprit est-il engendré ou non (saint Jérôme a traduit « est-il fait ou non ») ? Est-il ou non lui aussi Fils de Dieu (4) ? L’âme vient-elle « ex seminis traduce » ou autrement (5) ? Les démons sont-ils des anges déchus (6) ? Qu’y avait-il avant le monde actuel et qu’y aura-t-il après lui (7) ? Dieu et les esprits sont-ils ἀσώματα et dans quel sens(8, 9) ? Quand les anges ont-ils été créés, que sont-ils et quel est leur état ? Enfin les astres sont-ils ou non animés (10) ?
Cette double énumération est instructive, et la distinction faite par Origène des vérités définitivement acquises et de celles au sujet desquelles on discute encore est capitale. Les premières, remarque-t-il, sont les vérités que les apôtres ont jugé nécessaire d’enseigner manifestement à tous, « etiam his qui pigriores erga inquisitionem divinae scientiae videbantur » ; les autres sont celles dont ils ont abandonné la recherche aux « studiosiores », « qui Spiritus dona excellentia mererentur et praecipue sermonis sapientiae et scientiae gratiam per ipsum Spiritum sanctum percepissent » (i, Praef., 3). De certaines choses ils ont dit « quia sint », ce qui suffit aux simples fidèles, laissant aux plus zélés le soin de trouver « quomodo aut unde sint » (ibid.). Dans ce domaine s’exercera la sagacité du théologien et de l’exégète.
L’enseignement de l’Église, en effet, doit être justifié et complété soit par l’Écriture soit par une saine philosophie. L’Écriture sainte est la première source de la théologie : l’Écriture, c’est-à-dire les paroles de Jésus-Christ, non pas seulement celles qu’il a prononcées étant homme, mais encore celles que, Verbe de Dieu, il a prononcées par Moïse et les prophètes. Origène est en effet le théologien par excellence de l’Écriture : c’est toujours elle qu’il s’efforce d’expliquer, sur elle qu’il s’appuie, à elle qu’il demande ses solutions, et l’on sait quels immenses travaux il avait entrepris sur le texte sacré.
Or cette Écriture, continue-t-il, contient un triple sens, correspondant à la composition même de l’homme : un sens somatique ou littéral, un sens psychique ou moral, un sens pneumatique ou spirituel. Le premier est le « communis et historialis intellectus » : il suffit pour l’édification des « simpliciores » ; le second est pour l’édification de ceux qui progressent ; enfin le troisième, « lex spiritualis », est pour l’édification des parfaits. Ces deux derniers sens ne se distinguent pas toujours aisément l’un de l’autre. On voit cependant d’une manière générale et par les exemples que donne Origène, que le sens psychique ou moral est celui qui s’applique aux relations de l’âme individuelle et particulière avec Dieu et la loi morale ; tandis que le sens spirituel a une portée plus vaste, et s’applique aux mystères, à l’Église universelle et à son histoire, au monde à venir et au ciel.
Est-ce à dire que tous les passages de l’Écriture sont susceptibles d’être expliqués dans ce triple sens ? Non : et il en est notamment que l’on ne saurait entendre dans le sens littéralb. Dieu les a jetés en quelque sorte sous nos pas pour nous faire souvenir que les Livres saints ont une signification plus haute. Ces passages ne se rencontrent pas seulement dans l’Ancien Testament : les évangiles et les écrits apostoliques en contiennent aussi. Origène en donne des exemples ; mais il se défend d’ailleurs de réduire ainsi à néant le sens historique et littéral de l’Écriture ; car ces cas, ajoute-t-il, ne sont évidemment que des exceptions : « A nobis evidenter decernitur in quam plurimis servari et posse et oportere historiae veritatem (De princ. iv, 15-19). »
b – Il faut dire, à la décharge d’Origène, qu’il entend souvent le mot littéral dans un sens beaucoup plus étroit que nous. V. Bardenhewer, Gesch. der altchr. Lit, II, 123.
Comment justifiait-il cet allégorisme ? — D’abord par l’impossibilité pratique de prendre à la lettre certains récits de l’Écriture ; ensuite par l’autorité et l’exemple de saint Paul ; mais il se le justifiait à lui-même par une raison plus générale, à savoir que toute la nature visible n’est au fond qu’un immense symbole du monde invisible, et chaque individu la représentation d’une idée ou d’un fait suprasensible. De même que l’homme a été créé à l’image de Dieu, ainsi chaque être l’a été comme l’image d’une réalité supérieure. La foule, incapable d’atteindre à ces réalités, doit accepter les symboles qui la mettent indirectement en rapport avec elles ; mais il appartient au chrétien parfait de traverser ces figures et d’aller jusqu’aux mystères qu’elles recouvrent.
Conception très haute, on le voit, mais extrêmement dangereuse ; car elle permettait d’écarter, sous prétexte de sens plus profond, la lettre des Écritures, d’en conserver ou d’en sacrifier, à son gré, la partie historique, et finalement de substituer sa fantaisie à la règle de la foi.
La seconde source où devait puiser Origène pour expliquer et féconder l’enseignement ecclésiastique, est la philosophie, toute espèce de philosophie, car Origène, comme Clément, repoussait seulement les systèmes qui nient Dieu et la Providencec. Il admettait que les philosophes ont appris par révélation quelques-unes au moins des belles choses qu’ils ont dites, qu’ils sont souvent d’accord avec la loi de Dieu, que celle-ci complète leurs affirmations ; mais il est moins enthousiaste pour eux que ne l’était Clément. Il les cite moins souvent, et leur reproche d’avoir commis des erreurs, toléré l’idolâtrie, de ne s’être adressés qu’à une élite, et d’avoir manqué d’autorité pour instruire les âmes. Il a senti, semble-t-il, l’inanité des efforts tentés avant lui pour tirer de la philosophie la corroboration ou l’éclaircissement des dogmes, et aussi travaille-t-il à se pénétrer de ses méthodes et de son esprit plutôt qu’il ne fait état de ses enseignements. C’est par là qu’Origène est profondément philosophe : par la tournure de son esprit inquiet et chercheur, par son amour de la spéculation, par la hardiesse avec laquelle il ose raisonner même dans les problèmes surnaturels ; et par là s’explique ce jugement de Porphyre qu’Origène vivait en chrétien, mais qu’il pensait en grec, et qu’il avait introduit les idées grecques dans les mythes des autres peuples (H.E. 6.19.7).
c – Grégoire le Thaumaturge, In Origen. orat. panegyr., 13, 14.
Car d’ailleurs on se tromperait en croyant que les conclusions proprement dogmatiques d’Origène ont été sérieusement influencées par la philosophie particulière qu’il avait étudiée. Bien qu’élève, vers 210, d’Ammonius Saccas, le fondateur de l’école néo-platonicienne, et condisciple de Plotin, l’auteur des Ennéades, notre auteur n’est pas, à vrai dire, néoplatonicien. Il a plus reçu du milieu général des idées que d’un système portant un nom ; et si la philosophie platonicienne, telle qu’elle était comprise à Alexandrie au début du iiie siècle, a déteint sur lui, c’est qu’il en a surtout apprécié les tendances et l’esprit plus qu’il n’en a adopté les doctrines.
[Harnack, Lehrb. der DG., i, 823 suiv. N’oublions pas que le néoplatonisme ne se constitua que plus tard en corps de doctrine, et que les Ennéades de Plotin, qui en sont comme le manuel, ne parurent qu’en 269, seize ans après la mort d’Origène.]
Tels sont les principes qui ont guidé Origène dans l’exposé de sa théologie. On va voir comment il les a mis en œuvre.
Son Dieu, comme celui de Clément, est le Dieu quelque peu abstrait du platonisme. Il, est ἐπέκεινα τῆς οὐσίας, ex omni part μονάς, et ut ita dicam ἑνάς… incomprehensibilis, inaestimabilis. impassibilis, ἀπροσδεής. L’homme cependant peut naturellement le connaître, et dans la mesure où il s’affranchit de la matière. Cette monade est d’ailleurs τριάς ou trinitas : elle contient trois hypostases, le Père, le Fils et l’Esprit-Saint. [Ἡμεῖς μέντοι γε τρεῖς ὑποστάσεις πειϑόμενοι τυγχάνειν, τὸν πατέρα καὶ τὸν υἱὸν καὶ τὸ ἅγιον πνεῦμα… In Ioann. ii, 6.]
Le second terme de cette trinité est donc le Verbe ou le Fils. Il est bien remarquable qu’Origène, voulant en traiter, part du Verbe incarné, de Jésus-Christ, tel que le présente le symbole. Sa doctrine peut, du reste, se résumer en trois mots : le Verbe est Dieu et distinct du Père, éternellement engendré, consubstantiel au Père.
Rappelons d’abord qu’Origène avait connu le modalisme à Rome, et ne cessa de le combattre en affirmant la distinction réelle du Fils d’avec le Père. Il y a des gens, dit-il, qui regardent le Père et le Fils comme n’étant pas numériquement distincts (ἀριϑμῷ), mais comme étant un, ἕν, οὐ μόνον οὐσίᾳ ἀλλὰ ὑποκειμένῳ, et comme divers seulement κατά τινας ἐπινοίας, οὐ κατὰ ὑπόστασιν (In Ioann. 10.21). Origène enseigne au contraire que ἕτερος καϑ᾽ ὑποκείμενόν ἐστιν ὁ υἱὸς τοῦ πατρός ; qu’il y a δύο ὑποστάσεις δύο τῇ ὑποστάσει πράγματα [De oratione, 15 ; C. Cels., viii, 12. Sur le sens des mots οὐσία, ὑπόστασις, ὑποκείμενον, πρόσωπον dans Origène, voir Prat, Origène, p. 129 et suiv. Origène n’oppose pas directement ὑπόστασις à οὐσία mais il a certainement préparé le triomphe de la terminologie cappadocienne.]
Or le Fils, ainsi réellement distinct du Père, n’est pas créé, mais engendré, et de toute éternité. Ce dernier point est un de ceux qu’Origène a le mieux mis en relief : « Non enim dicimus, sicut haeretici putant, partem aliquam substantiae Dei in filium versam, aut ex nullis substantibus filium procreatum a patre, id est extra substantiam suam, ut fuerit aliquando quando non fuerit, sed abscisso omni sensu corporeo, ex invisibili et incorporeo Verbum et sapientiam genitam dicimus absque ulta corporali passione, velut si voluntas procedat a mente. (De Princ. iv, 28) » Et réfutant d’avance Arius, il va répétant que « non erat quando (Filius) non eratd » ; car le Fils, remarque-t-il, est la splendeur de la lumière éternelle, et la lumière resplendit nécessairement toujours (Epist. ad Rom. 1.5).
d – Il n’y a pas eu de temps où le Fils n’était pas.
Comment se fait cette génération ? Origène vient de le dire. Le Fils n’est pas une partie de la substance du Père : celui-ci n’a pas détaché de lui son Fils en l’engendrant, car le Fils n’est pas une prolation (προβολή). Bien plus, cette génération n’est pas un acte qui ait un commencement et une fin : c’est un acte éternel et continu comme l’éclat de la lumière qui luit toujours : ἀεὶ γεννᾶται ὁ σωτὴρ ὑπὸ τοῦ πατρός. Il ne faut même pas parler de temps ni d’éternité, car la Trinité est au-dessus de tout cela.
Ainsi engendré de la substance du Père, le Fils est Dieu non en vertu d’une participation extrinsèque (κατὰ μετουσίαν), mais essentiellement : κατ᾽ οὐσίαν ἐστὶ ϑεόςe : il est de la substance du Père, il lui est ὁμοούσιος. Le terme se trouve dans Origène, si la traduction suivante est exacte :
e – Selecta in Psalmos, hom. XIII, 134. Il est, comme le Père, αὐτοσοφία, αὐτοδικαιοσύνη, αὐτοβασιλεία.
« Sic et sapientia ex Deo procedens ex ipsa substantia Dei generatur. Sic nihilominus et secundum similitudinem corporalis aporrhoeae esse dicitur aporrhoea gloriae omnipotentis pura et sincera. Quae utraeque similitudines manifestissime ostendunt communionem substantiae esse filio cum patre. Aporrhoea enim ὁμοούσιος videtur, id est unius substantiae cum illo corpore ex quo est vel aporrhoea vel vapor. » (In Epist. ad Hebr. fragm.)
Origène exclut absolument ici l’anoméisme. Si l’on remarque qu’il exclut également plus haut tout partage de la substance du Père et toute προβολὴ, on en conclura qu’il admet le consubstantiel strict.
Au nombre des questions que l’enseignement de l’Église n’avait pas tranchées, Origène mettait, on s’en souvient, celle du mode de procession du Saint-Esprit : Utrum (Spiritus Sanctus) natus an innatus, vel filius etiam Dei ipse habendus sit nec ne.
[C’est la traduction de Rufin soit dans le Periarchon, soit dans l’Apologie de Pamphile. S. Jérôme a traduit « utrum factus sit an infectus ». Le grec devait porter γεννητὸς ἢ ἀγέννητος. Le sens étymologique est différent ; mais on constate par les manuscrits que ces mots s’interchangeaient fréquemment, et qu’on les prenait souvent l’un pour l’autre. Il semble bien, par ce qui va être dit, que Rufin a mieux traduit ici la pensée d’Origène.]
Ce qui le préoccupe ici n’est pas de savoir si le Saint-Esprit est créé : car sur ce point la prédication de l’Église n’était pas muette, et Origène lui-même n’a jamais sérieusement hésité. Il se plaint qu’il y ait des gens « minora quam dignum est de eius (Spiritus) divinitate sentientes » ; il ajoute que tout a été fait si ce n’est la nature du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint, que l’on ne trouve nulle part que le Saint-Esprit soit « factura vel creatura » ; qu’il est éternel, qu’il ne passe pas de l’ignorance à la science, qu’il est associé aux honneurs et à la dignité du Père et du Fils et qu’il est saint comme eux. Enfin notre auteur a pu être cité par saint Basile comme un témoin du dogme contre les pneumatomaques (De Spi. Sanct. xxix, 73). Mais Origène était arrêté par cette affirmation de saint Jean que tout a été produit par le moyen du Verbe (διά), et par conséquent par le Père comme auteur principal (ὑπό). Le Saint-Esprit aurait-il été ainsi produit ? Si on le nie, il faut dire que le Saint-Esprit est ἀγέννητος. Or ce qualificatif ne convient qu’au Père. On doit donc confesser « conformément à la piété et à la vérité, que tout ayant été produit par le Verbe (διά), le Saint-Esprit est le plus digne et le premier en rang de tous les êtres produits par le Père (ὑπό) par le moyen du Christ ». Et Origène voit dans cette dérivation seulement médiate du Saint-Esprit du Père, un des caractères qui différencient son mode de procession de celui du Fils. Celui-ci est immédiatement engendré par le Père. Le Saint-Esprit vient du Père par le Fils, qui lui communique, avec l’être, la sagesse, l’intelligence, la justice, etc. ; mais il n’est pas pour autant engendré proprement par le Fils, car la qualité de celui-ci d’être Monogène exclut dans la trinité toute autre filiation. C’est la solution à peu près que donnera plus tard saint Grégoire de Nysse.
Jusqu’ici rien que de correct dans la doctrine trinitaire d’Origène. Et cependant l’on sait que saint Épiphane, saint Jérôme, Théophile d’Alexandrie et plus tard Justinien l’ont violemment accusé de subordonner le Fils au Père et le Saint-Esprit au Fils, et même d’avoir été le précurseur des ariens. Ce dernier reproche doit être immédiatement écarté ; car il est remarquable que les ariens purs n’ont jamais songer à se réclamer d’Origène, ou même l’ont attaqué ; et les textes qu’on pourrait invoquer pour appuyer ce reproche n’ont vraiment pas la portée qu’on leur voudrait donnerf. L’accusation de subordinatianisme est plus sérieuse ; et il est bien certain que plusieurs passages des écrits d’Origène ont besoin, pour paraître orthodoxes, d’être interprétés avec indulgence. Ainsi, le Verbe, dit-il, n’est pas ὁ ϑεός ; ni αὐτοϑεός, mais ϑεός, δεύτερος ϑεός : il n’est pas, comme le Père, αὐτοαγαϑόν, ἁπλῶς ἀγαϑός, ἀπαραλλάκτως ἀγαϑός mais seulement εἰκὼν ἀγατόϑητοςg : il n’est pas absolument simple, mais, occupant le milieu entre l’un et le multiple, il contient les idées du Père, les types des êtres réalisables (σύστημα ϑεωρημάτων) : il ne connaît pas le Père aussi bien qu’il en est connu, et la gloire qu’il en reçoit est plus grande que celle qu’il lui rend. Pareillement, son action est moins étendue : elle ne s’exerce que sur les êtres raisonnables (ἐπὶ μόνα τὰ λογικά). Bref, il est Dieu, mais sous le Père (ϑεὸν κατὰ τὸν τῶν ὅλων ϑεὸν καὶ πατέρα). — Aussi ne doit-on point lui adresser purement et absolument ses prières. On les lui adresse, car il est Dieu, mais afin que, comme pontife, il les présente au Père. Quant au Saint-Esprit, il est, lui aussi, inférieur au Père et au Fils. Sa sphère d’action est moins étendue que la leur. Celle du Père s’étend à tous les êtres, celle du Fils à toutes les créatures intelligentes, celle du Saint-Esprit seulement aux justes : ἐτι δὲ τὸ πνεῦμα τὸ ἅγιον ἐπὶ μόνους τοὺς ἁγίους διϊκνούμενον (De princ. i, 3, 5).
f – Κτίσας (In Johann.1, 22) ; πρεσβύτατον πάντων τῶν δημιουργημάτων (C. Cels., v, 37).
g – C. Cels., V, 39 ; De princ, I, 2, 13 ; cf. In Ioann., VI, 23.
Il serait trop long, on le comprend, de discuter ici tous ces passages et ceux qu’on leur pourrait adjoindre. Mais on n’appuiera pas sur eux un jugement trop sévère pour l’orthodoxie trinitaire d’Origène, si l’on remarque que plusieurs peuvent très bien s’expliquer, et sans beaucoup d’effort, d’une façon acceptable ; que l’incorrection des autres vient plutôt des termes employés qu’elle ne tient à la pensée de l’auteur ; qu’il est juste enfin, dans le doute, de le faire bénéficier de ses déclarations fermes et précises, formulées ailleurs. Tous les critiques ont remarqué que, avant le concile de Nicée, le langage théologique sur la Trinité était imparfait. Celui d’Origène, qui écrivait beaucoup et vite, est meilleur que celui de ses devanciers sous certains rapports, mais ne pouvait être sans défaut. Désireux de maintenir contre les modalistes la distinction réelle des personnes divines, tout occupé de fournir l’explication de textes scripturaires embarrassants, engagé à fond dans des discussions épineuses, il lui arrive de ne voir devant lui que la vérité particulière qu’il veut établir, et de parler comme si elle était la vérité totale. Ajoutons qu’il s’est plaint lui-même que certains de ses ouvrages eussent été falsifiés par les hérétiques, ou même eussent été publiés par des zélateurs indiscrets avant qu’il y eût mis la dernière main. Ce sont là des circonstances qui, si elles ne le justifient pas complètement, atténuent singulièrement la gravité des accusations portées contre lui.
Nous avons vu qu’Origène, en proclamant l’éternelle génération du Verbe, avait anticipé nettement la définition nicéenne. On a voulu diminuer son mérite, en remarquant qu’admettant la création ab aeterno, il devait tout naturellement admettre aussi la génération éternelle du Logos. Cela est vrai : mais pourtant, entre ces deux éternités, celle des créatures et celle du Fils, Origène met une différence profonde :
Car seule la Trinité surpasse la compréhension des choses temporelles mais aussi l’intelligence des éternelles ; et tout ce qui n’est pas inclus en elle doit se mesurer à l’aune du temps et des siècles. — Est proprement appelé éternel ce qui n’a ni commencement ni fin possible. C’est cette idée évoquée par Jean lorsqu’il dit : « Dieu est lumière ». La sagesse de Dieu brille dans cette lumière, non seulement parce qu’elle est lumière mais encore lumière à toujours, de sorte que sa sagesse est éternellement glorieuse. Quand ceci est compris, il devient clair que le Fils tire son origine du Père, non dans le temps, non par un quelconque commencement, mais comme nous l’avons dit, de Dieu lui-mêmeh. (De princip., iv, 28 — i, 2, 11.)
h – Tixeront cite ces deux passages en latin
Je viens de dire qu’Origène a admis la création ab aeterno. C’est un des reproches qu’on lui a faits et qui est justifié. L’éternité de la toute-puissance divine lui paraît inconciliable avec l’hypothèse d’une durée où rien n’aurait existé que Dieu, car la toute-puissance ne se conçoit qu’à la condition de s’exercer effectivement sur des êtres réels. Des créatures ont donc dû toujours exister. Lesquelles ? Avant tout des esprits (νοῦς), mais pas des esprits tellement purs cependant qu’ils ne fussent unis à des corps éthérés et subtils. Car, malgré qu’il trahisse quelque hésitation, notre auteur ne pense pas qu’en dehors de la Trinité il puisse exister un esprit absolument dégagé de toute matière et sans corps.
Ces esprits ont tous été créés égaux en facultés et en dons, toutefois ils ont été créés libres. Nous touchons ici à l’une des conceptions les plus hardies d’Origène.
Il avait été frappé de la diversité des conditions physiques et morales, des aptitudes et des qualités que nous remarquons dans le monde ; mais au lieu d’en appeler, pour l’expliquer, à la libre volonté de Dieu, il en demande l’explication à la liberté créée. Tous les esprits avaient été créés égaux, mais, libres, ils n’ont pas tous été également fidèles à Dieu, et de là sont nées les différences que nous constatons entre les êtres intelligents. C’est leur chute, leur καταβολή, qui est proprement la source de l’état actuel de l’univers. Car, de ces esprits, les uns sont devenus les anges, les vertus célestes avec leur hiérarchie, leurs degrés et leurs fonctions proportionnés à leur mérite ; les autres, se revêtant de matière lumineuse, sont devenus le soleil, la lune et les étoiles ; d’autres encore, refroidis par leur éloignement de Dieu, sont devenus les âmes des hommes (ψυχή de ψύχω, refroidir) ; d’autres enfin sont devenus les démons avec leur corps plus subtil que celui des hommes, plus lourd que celui des anges. Mais, de même que le jeu de la liberté a modifié le plan divin primitif et créé l’ordre actuel, aussi est-il capable de changer derechef et indéfiniment cet ordre. Les esprits peuvent, en faisant le bien ou le mal, s’élever ou descendre dans l’échelle des êtres, les âmes reconquérir par leur vertu l’état d’esprits qu’elles ont perdu, et d’une manière générale, un nouveau monde peut commencer après la consommation de celui-ci.
[De princip. ii, 8, 3. Toute cette théorie d’Origène sur les âmes et leur chute est une de ses erreurs qu’il est impossible de pallier. Il faut seulement remarquer qu’il ne la présente pas comme un dogme arrêté, mais comme un essai d’explication que les théologiens peuvent discuter.]
Le mal a donc été introduit dans le monde par la liberté créée ; et bien que la présence de ce mal ne brise pas l’harmonie du cosmos et ne soit pas un argument contre la bonté de Dieu qui en sait tirer le bien, le mal existe. Un péché ou même des péchés ont été commis par les esprits et les âmes humaines avant l’ordre actuel des choses. Est-ce là le péché originel ? Nous allons voir qu’Origène le met probablement ailleurs ; mais remarquons, en attendant, qu’il est très affirmatif sur le fait que tous les hommes sont pécheurs, même l’enfant d’un jour. Il invoque le texte de Job.14.4-5, d’après les Septante : τίς γὰρ καϑαρὸς ἔσται ἀπὸ ῥύπου? ἀλλ οὐϑείς. ἐὰν καὶ μία ἡμέρα ὁ βίος αὐτοῦ ἐπὶ τῆς γῆς, et explique par là le baptême des enfants « pro remissione peccatorum », « secundum ecclesiae observantiam » (In Matth.10.23). S’agit-il maintenant de dire en quoi consiste cette tare et quelle en est l’origine, ses hésitations commencent. Dans son commentaire sur l’épître aux Romains (5.9), Origène semble faire consister le péché originel dans la faute que les âmes ont commise avant leur descente sur la terre, alors qu’elles étaient esprits ; mais ailleurs et plus communément il incline vers une autre hypothèse. Il remarque que le mot ῥύπος du Livre de Job désigne non pas un péché proprement dit, mais généralement une souillure : « neque enim id ipsum significant sordes atque peccata ». Or il est certain que toute âme, par le fait seul qu’elle s’unit à un corps, et dans cette union même, contracte une souillure : « Quaecumque anima in carne nascitur iniquitatis et peccati sorde polluitur. » Tout enfant apporte donc en naissant cette souillure, et c’est en elle qu’Origène est disposé à voir le péché d’origine. Maintenant, d’où vient que la chair souille ainsi l’âme qui s’unit à elle ? Notre auteur en indique la cause quand il remarque qu’Adam n’ayant commencé à engendrer qu’après son péché, notre corps par lui-même est un corps de péché, et encore, que tous les hommes se trouvant contenus dans les flancs d’Adam vivant dans l’Éden, ils ont tous été avec lui et en lui (cum ipso et in ipso) expulsés du paradis terrestre, c’est-à-dire subissent tous les suites du péché d’Adam. Origène nous présente ainsi une théorie bien près d’être suffisante du péché originel : il en fournit, en toute hypothèse, les éléments, quoiqu’il ne les ait pas assez rapprochés ni liés ensemble.
Mais si la souillure native est un fait universel, il faut malheureusement constater aussi comme un fait universel que l’homme suit ses mauvaises inclinations, et commet journellement le mal : πρὸς τὸ ἁμαρτάνειν πεφύκαμεν (C. Cels. iii, 66). Sous l’influence de la concupiscence, des mauvais exemples et du démon, le péché s’enracine, se multiplie et envahit tout en nous.
C’est pour expier ce péché que Jésus-Christ est venu au monde. Son âme, créée dès le principe avec les autres esprits, était seule restée absolument fidèle à Dieu, et, unie d’abord moralement au Logos par son libre choix, elle avait vu cette union se transformer, par une longue habitude du bien, en une seconde nature et acquérir une immuable fixité. Pour nous sauver, le Logos s’unit plus intimement à cette âme, et par l’intermédiaire de l’âme, s’unit à un corps, mais à un corps beau et parfait, puisque chaque âme a le corps qu’elle a mérité et qui convient au rôle qu’elle doit remplir. Jésus naît d’une vierge ; sa naissance est réelle ; il prend nos faiblesses, nos infirmités, notre passibilité ; il accepte nos passions légitimes et tout ce qui est de l’âme raisonnable. Le docétisme aussi bien que l’apollinarisme futur sont écartés par Origène, encore qu’il retienne du premier quelques restes insignifiants qui ne méritent pas d’être relevés.
Jésus-Christ est, et reste donc vraiment homme dans l’Incarnation ; d’autre part, le Verbe n’y change pas non plus, ne perd rien de ce qu’il était : τῇ οὐσίᾳ μένων λόγος (C. Cels. iv, 15) ; il s’ensuit que dans le Sauveur il y a deux natures : il est Dieu et homme, Deus homo : « Aliud est in Christo deitatis eius natura, quod est unigenitus filius Patris, et alia humana natura quam in novissimis temporibus pro dispensatione suscepit. (De princ. 1.2.1) » Mais s’il y a deux natures, il n’y a qu’un seul être : « Car le Verbe de Dieu, surtout après la dispensation, est devenu un (ἕν) avec l’âme et le corps de Jésus. » Jésus est σύνϑετόν τι χρῆμα. S’efforçant de définir de plus près cette union, Origène la compare à celle du fer et du feu dans le fer rougi, et ajoute d’ailleurs que le corps et l’âme ne sont pas seulement associés au Verbe (κοινωνίᾳ), mais lui sont joints par une union et un mélange (ἑνώσει καὶ ἀνακράσει) qui les a rendus participants de la divinité et les a transformés en Dieu (εἰς ϑεὸν μεταβεβηκέναι). Expressions trop fortes évidemment, et qui doivent se corriger par ce qui est dit plus haut, mais qui montrent l’idée que l’auteur se fait, et qu’il essaie de traduire, de l’unité de Jésus-Christ. Il la traduit encore par la communication des idiomes dont il n’use pas seulement, mais dont il a été le premier à formuler la loi et à montrer, dans l’union hypostatique, la raison d’être.
L’œuvre terrestre du Christ a été envisagée par Origène à peu près sous tous ses aspects, et il a eu l’occasion, dans ses immenses commentaires, d’en mettre en lumière tous les résultats. Jésus-Christ est notre législateur, le Moïse de la nouvelle loi : il a paru comme le docteur des justes, comme le médecin des pécheurs, comme un modèle de perfection dont l’imitation nous conduit à la participation de la vie divine ; mais il a paru surtout comme notre rédempteur et la victime pour nos péchési.
i – Sur la sotériologie d’Origène, voir J. Rivière, Le dogme de la Rédemption, Paris, 1903, p. 133-141, 317-381.
Origène a conçu sous une double forme l’acte libérateur de Jésus-Christ. Dans un certain nombre de passages, il y voit une rédemption, un rachat proprement dit. Par le péché nous avons été livrés au démon, nous sommes devenus ses esclaves au sens antique, sa propriété. Pour nous racheter, Jésus-Christ donne au démon sa propre vie, son âme, lui-même comme notre rançon, le prix dont il nous paie (ἀντάλλαγμα) :
« A qui [Jésus] a-t-il donné son âme en rançon pour un grand nombre ? Pas à Dieu assurément. Ne serait-ce donc pas au malin [esprit] ? Car celui-ci était maître de nous jusqu’à ce que pour nous la rançon lui fût livrée, à savoir l’âme de Jésus. » C’est la théorie juridique des droits du démon sous sa forme la moins heureuse. — Puis à côté et parallèlement, notre auteur développe la théorie de la substitutio vicaria et du sacrifice propitiatoire. Jésus-Christ s’est substitué à nous : il est notre chef moral qui a pris sur lui nos péchés : « Peccata generis humani imposuit super caput suum : ipse (Iesus) est enim caput corporis ecclesiae suae (In Levit., hom. i, 3). » Portant ainsi nos péchés, il a souffert pour nous librement et parce qu’il l’a voulu. Vrai prêtre, il a offert à son Père un vrai sacrifice de propitiation dont il est lui-même la victime : « quo scilicet per hostiam sui corporis propitium hominibus faceret Deum… secundum hoc ergo quod hostia est, profusione sanguinis sui propitiatio efficitur in eo quod dat remissionem praecedentium delictorum (In Epist. ad Rom., iii, 8) ». Ainsi Dieu et le démon ont reçu chacun ce qui leur était dû.
Cette rédemption de Jésus a été universelle ; non seulement tous les hommes, jusqu’à la fin du monde, trouvent en lui leur sauveur, mais sa vertu dépasse les bornes de notre terre : elle s’étend à tous les êtres raisonnables quels qu’ils soient qui ont besoin d’être rachetés : οὐ μόνον ὑπὲρ ἀνϑρώπων (Ἰησοῦς) ἀπέϑανεν, ἀλλὰ καὶ ὑπὲρ τῶν λοιπῶν λογικῶν (In Ioann, i, 40).
Il appartient à la liberté humaine de mettre à profit cette rédemption que Jésus nous a apportée. On a vu avec quelle énergie Origène affirme l’existence de cette liberté, et comment il la rend responsable même de notre situation actuelle. Le péché ne l’a pas supprimée : c’est librement que nous allons à Dieu ou que nous nous perdons. Non pas que nous puissions nous passer, dans nos bonnes œuvres, du secours de Dieu : la grâce en est, au contraire, le principe indispensable ; mais cependant tout dépend de nous comme tout dépend d’elle : Dieu et l’homme doivent travailler ensemble. Le grand docteur a trouvé, pour exprimer cette union nécessaire, des formules définitives et que l’on croirait de plus tardive époque : « E duobus unus effici debet intellectus, id est, ut neque quae in nostro arbitrio sunt putemus sine adiutorio Dei effici posse, neque ea quae in manu Dei sunt putemus absque nostris actibus et studiis et proposito consummari (De princip. iii, 1, 22). »
Ainsi, la foi elle-même vient de Dieu (δυνάμει τινὶ ϑείᾳ) ; mais elle ne se conçoit qu’accompagnée de bonnes œuvres et de la pratique des vertus qu’elle inspire. C’est à cette condition seulement qu’elle nous justifie. Et cependant, même alors, elle n’est aux yeux d’Origène que le degré inférieur de la vie chrétienne. Au-dessus de la foi il y a la science (γνῶσις), car « suivant notre doctrine aussi, il est bien mieux d’être convaincu de nos dogmes par la raison et la science que par la simple foi (C. Cels. i, 13) ». Le disciple de Clément a recueilli ici la doctrine de son maître. Avec moins d’insistance, il partage comme lui les chrétiens en deux classes, et, comme lui, introduit dans le concept du gnostique un élément ascétique et moral rigoureux. Celui-ci pratiquera la continence et la virginité, la séparation du monde et la retraite.
Origène toutefois, nous l’avons déjà remarqué, manifeste partout des préoccupations plus ecclésiastiques, si l’on peut parler ainsi, que celles de Clément ; et c’est pourquoi ses renseignements sur le christianisme pratique et sur le culte sont plus abondants et plus précis. L’Église, nous dit-il, est la cité de Dieu. En dehors d’elle, il n’y a pas de salut possiblej. Le baptême remet les péchés, tout péché ; et comme les petits enfants eux-mêmes sont pécheurs, l’Église le leur administre, selon qu’elle en a reçu la tradition des apôtres. Le martyre ou baptême de sang peut le suppléer cependant, et même est supérieur au baptême d’eau.
j – Nemo seipsum decipiat : extra hanc domum, id est, extra Ecclesiam nemo salvatur. Nam si quis foris exierit, mortis suae ipse fit reus » (In libr. Iesu Nave, hom. iii, 5.
Mais le baptisé peut retomber dans le péché : quels remèdes lui reste-t-il alors ? Origène en énumère six qui le peuvent guérir, le martyre, l’aumône, le pardon des torts qu’il a subis, le zèle pour la conversion des pécheurs, l’amour de Dieu et enfin la pénitence. Sa doctrine sur ce dernier point est fort riche et intéressante à étudier.
Origène affirme d’abord nettement le pouvoir de lier et de délier qui appartient « à ceux qui président dans l’Église », le pouvoir des clefs que revendiquent les évêques.
[In ludices, homil. II, 5 ; In Matth., hom. XII, 14. A propos de ce dernier passage, on s’est demandé si Origène ne faisait pas de la rectitude de vie dans les évêques et pasteurs la condition de la validité des sacrements qu’ils administraient : « S’il est lui-même lié des liens de ses fautes, dit Origène en parlant de l’évêque, c’est en vain qu’il lie et délie ». L’affirmative est soutenue par plusieurs auteurs (Holl, Poschmann). D’autres n’osent aller jusqu’à tirer cette conséquence.]
La première démarche du pécheur qui veut se réconcilier doit être de leur confesser ses fautes : « cum non erubescit (peccator) sacerdoti Domini indicare peccatum suum et quaerere medicinam ». « Consequens enim est ut… etiam ministri et sacerdotes ecclesiae peccata populi accipiant, et ipsi, imitantes magistrum, remissionem peccatorum populo tribuant. (In Lev. 2.4, 5.3) » Seulement — et ceci est important — Origène suppose que cette confession se fait d’abord en secret, et que ce n’est pas nécessairement l’évêque qui la reçoit. Le texte de la deuxième homélie sur le Psaume 37 est ici capital :
« Quoniam iniquitatem meam pronuntio. Pronuntiationem iniquitatis, id est confessionem peccati frequentius diximus. Vide ergo quid edocet nos scriptura divina, quia oportet peccatum non celare intrinsecus… Tantummodo circumspice diligentius cui debeas confiteri peccatum tuum. Proba prius medicum, cui debeas causam languoris exponere, qui sciat infirmari cum infirmante, flere cum flente, qui condolendi et compatiendi noverit disciplinam, ut ita demum, si quid ille dixerit, qui se prius et eruditum medicum ostenderit et misericordem, si quid consilii dederit, facias et sequaris, si intellexerit et praeviderit talem esse languorem tuum qui in conventu totius ecclesiae exponi debeat et curari, ex quo fortassis et ceteri aedificari poterunt, et tu ipse facile sanari, multa hoc deliberatione, et satis perito medici illius consilio procurandum est. »
[In Psalm. 37 homil. II, 6. Le P. B. Kurtscheid croit que, dans ce texte et dans celui de l’homélie VIII, 10 sur le Lévitique, Origène demande pour certains péchés la confession publique. Mais non. Le texte de l’homélie VIII, 10 peut parfaitement s’entendre de la pénitence (ou satisfaction) publique ou plénière, qu’il ne faut pas confondre avec la confession publique. Quant au texte sur le psaume, il dit le contraire. Car Origène y suppose évidemment deux aveux. Le premier, l’aveu proprement sacramentel, est secret : le second aveu (quid in conventu totius ecclesiae exponi debeat), à supposer qu’il ne s’agisse pas d’un simple aveu virtuel impliqué dans le fait de la pénitence publique, n’est plus l’aveu sacramentel : c’est une partie de la pénitence. Voir ce que j’ai écrit à ce sujet dans ma petite brochure, Le sacrement de Pénitence dans l’antiquité chrétienne, Paris, 1914, p. 35, 36 (Collect. Science et Religion).]
Le confesseur, qui peut être un simple prêtre, puisque le pénitent doit le choisir, reçoit l’aveu secret du pénitent et décide s’il y a lieu à pénitence publique.
Tous les péchés en effet doivent être expiés par les larmes et les macérations, mais tous ne doivent pas être traités de la même façon. Origène distingue entre les fautes mortelles ordinaires (culpae mortales) et les crimina mortalia (πρὸς ϑάνατον), à savoir l’idolâtrie, l’adultère et la fornication et l’homicide volontaire. Des premières on peut toujours recevoir la pénitence et obtenir le pardon : « Ista vero communia (crimina) quae frequenter incurrimus semper paenitentiam recipiunt et sine intermissione redimuntur ». La pénitence pour ces fautes est probablement privée ou secrète et, semble-t-il, renouvelable. Pour les crimina mortalia Origène leur accorde la pénitence, mais une seule pénitence (ecclésiastique) possible : « Quod et si aliquis est qui forte praeventus est in huiuscemodi peccatis (ad mortem), admonitus nunc verbo Dei ad auxilium confugiat paenitentiae, ut si semel admisit secundo non faciat, aut si et secundo aut etiam tertio praeventus est, ultra non addat ». « In gravioribus enim criminibus semel tantum paenitentiae conceditur locus. » D’autre part, c’est à ces fautes évidemment, au moins quand elles ont un caractère public et scandaleux, que notre auteur réserve la pénitence publique dont il a été question ci-dessus. Les simples fautes mortelles seront donc expiées privément et pourront être plusieurs fois pardonnées : les péchés ad mortem devront être en principe publiquement expiés et ne pourront être pardonnés (par l’Église) qu’une fois.
[Cette formule me paraît assez bien résumer la pensée d’Origène. Dans le détail, certains textes prêtent à difficulté. Ainsi dans In Ioan., II, 6, Origène paraît nier généralement la rémissibilité des péchés commis par les chrétiens ; mais il s’agit là évidemment de l’ἄφεσις ἁμαρτιῶν, de ce mode de rémission facile, propre au baptême. Ailleurs, In Matth. Commentar. series, 114 et De oratione, 23, il semble nier la rémissibilité par l’Église des péchés ad mortem, et en particulier de l’apostasie consciente et formelle. A ces passages cependant on peut opposer, outre ceux qui ont été cités dans le texte, les suivants : In Levit., VIII, 10 ; In Psalm. 37, homil. 1,1 ; homil. XIX, 9 ; C. Celsum, III, 51, où Origène suppose ou dit expressément que les péchés contre Dieu et contre la foi, les péchés de la chair, fornication et inceste, l’apostasie des chrétiens, peuvent être et sont pardonnés par l’Église. Un seul texte, à vrai dire, celui du De oratione, 28, ne paraît pas avoir reçu jusqu’ici d’explication directe pleinement satisfaisante ; mais en supposant même qu’il traduise, dans sa signification obvie, la pensée d’Origène, ce texte, écrit en 232-235, ne traduirait pas sa pensée définitive, puisque tous les autres — sauf peut-être In Ioan., XXVIll, 6 — lui sont postérieurs en date.]
Les mêmes raisons qui ont fait accuser Clément d’Alexandrie de n’admettre dans l’eucharistie qu’une présence spirituelle et en vertu du corps et du sang de Jésus-Christ ont fait accuser Origène d’une erreur semblable. A qui cependant voudra bien faire dans ses écrits le départ de ce qui est langage littéral et de ce qui est interprétation allégorique sa doctrine eucharistique apparaîtra sinon complète et toujours heureusement exprimée, du moins exacte et conforme au fond à celle de Justin et d’Irénée.
Origène enseigne en effet qu’au chrétien qui monte au cénacle avec Jésus-Christ pour fêter la Pâque, celui-ci « donne le calice de la nouvelle alliance, il lui donne aussi le pain de l’eulogie : il lui donne son corps et son sang (In. Jerem. homil. xix, 13) » ; que nous mangeons les pains offerts avec action de grâces et prières (μετ᾽ εὐχαριστίας καὶ εὐχῆς… προσαγομένους) et qui « sont devenus corps par la prière, quelque chose de saint et qui sanctifie ceux qui en usent avec un sain propos ». [Ἄρτους ἑσϑίομεν σῶμα γενομένους διὰ τὴν εὐχὴν, ἅγιόν τι καὶ ἁγιάζον τοὺς μετὰ ὑγιοῦς προϑέσεως αὐτῷ χρωμένους (C. Celsum, viii, 33).] Il loue les fidèles qui, ayant, reçu dans leurs mains le corps du Christ dans les saints mystères, veillent avec toute espèce de précaution et de vénération à ce que rien n’en tombe à terre par leur négligence. Ce n’est pas assez, et c’est à leur pureté intérieure surtout qu’Origène supplie les chrétiens qui communient de veiller. Il faut être sain pour recevoir le pain et le calice du Seigneur, sinon l’on devient infirme et somnolent. Il en est qui imitent le crime de Judas, et qui trahissent les frères « avec qui ils se sont assis à la même table du corps du Christ, et ont bu fréquemment au même [calice] de son sang ». A quoi songent-ils donc ?
« Iudicium Dei parvipendis, et commonentem te ecclesiam despicis ? Communicare non times corpus Christi accedens ad eucharistiam, quasi mundus et purus, quasi nihil in te sit indignum, et in his omnibus putas, quod effugias iudicium Dei ? Non recordaris illud quod scriptum est, quia propterea in vobis infirmi, et aegri et dormiunt multi. Quare multi infirmi ? Quoniam non se ipsos diiudicant, neque se ipsos examinant, nec intellegunt quid est communicare ecclesiae, vel quid est accedere ad tanta et tam eximia sacramenta. (In Psalm 37, homil. 2.6)
Voilà sur l’eucharistie la loi de l’Église, la croyance plus commune (κοινοτέρα περὶ τῆς εὐχαριστίας ἐκδοχή) que professent les simples fidèles et qu’Origène professe lui-même. Le pain et le vin sanctifiés « par la parole de Dieu et par l’invocation » (διὰ λόγου ϑεοῦ καὶ ἐντεύξεως) deviennent le corps et le sang de Jésus-Christ, aliment saint qui sanctifie celui qui les reçoit avec un cœur pur. Qu’après cela Origène, en d’autres passages de ses œuvres, use de termes obscurs pour distinguer dans l’eucharistie ce qui est sensible (τὸ ὑλικόν), de ce qui est typique, symbolique, sacramentel (τὸ τυπικόν), de ce qui est produit par la parole prononcée sur le pain ; qu’il insiste peut-être trop sur le rôle des dispositions du communiant dans l’efficacité du sacrement, cela n’efface pas ce qu’il a écrit ailleurs et qui complète ce qu’il écrit ici. Surtout, qu’il allégorise, et présente le pain et le vin comme des figures de la doctrine de Jésus-Christ ; que les mots corps et sang du Sauveur désignent pour lui, par métaphore, la parole et l’enseignement du Sauveur ; qu’il ajoute que, en un sens, nous buvons le sang du Christ quand nous recevons cet enseignement, de même que nous buvons, quand nous lisons leurs épîtres, le sang des apôtres, toutes ces interprétations, fondées ou non et qui sont de la gnose chrétienne, n’intéressent pas le dogme eucharistique lui-même. Et Origène y retire si peu ses affirmations précédentes qu’il les réitère même quand il laisse le plus carrière à sa fantaisie. Nous buvons le sang du Christ en recevant son enseignement, mais d’abord et avant tout au sens réel, « sacramentorum ritu » ; Jésus-Christ a donné à la cène le pain et le vin comme symbole de sa parole, mais d’abord il avait confessé que le pain était son corps et que le vin était son sang, et les apôtres y ont mangé le corps du Verbe. L’allégorie, on le voit, se superpose à la lettre sans la détruire ; la gnose respecte la foi, munie dans ses plus hardies spéculations.
Ajoutons qu’Origène regarde le service eucharistique comme un vrai sacrifice : les autels chrétiens ne sont plus inondés du sang des animaux, ils sont consacrés parle sang précieux de Jésus-Christ, « pretioso sanguine Christi consecrari ». (In librum Iesu Nave II,I)
Il nous reste à traiter de l’eschatologie d’Origène. C’est, on le sait, une des parties de sa doctrine qui lui ont valu le plus de critiques et ont attiré sur sa mémoire le plus d’anathèmes : il faut donc l’étudier de près.
La vie future constitue pour Origène « l’Évangile éternel », c’est-à-dire la pleine révélation, la pleine lumière. Les justes sont les premiers à qui elle convienne. Cependant, lorsqu’ils meurent, ils ne vont pas généralement tout droit au ciel. Ils se rendent au Paradis, c’est-à-dire dans un lieu souterrain, « in quodam eruditionis loco », où leur purification s’achève par un baptême de feu. Tous viennent à ce baptême, mais tous n’en souffrent pas également, et s’il en était qui n’eussent rien à expier et qui fussent parfaits, ils le traverseraient sans en souffrir. Ainsi baptisés, les justes montent de sphère en sphère, toujours plus purs et plus éclairés sur les secrets de la nature et sur les mystères de Dieu, jusqu’à ce qu’ils soient réunis au Christ.
Origène condamne le millénarisme et repousse la métempsychose. En un passage du De principiis, semble mettre en doute si les élus auront un corps au ciel (ii, 11, 2-3). Mais ailleurs et habituellement, il enseigne, et très fermement, la résurrection de la chair. Dans le nouveau corps, la matière première sera sans doute différente de celle de l’ancien, car dans le corps cette matière se renouvelle sans cesse. Mais, de même que, pendant la vie, le corps de Pierre reste individuellement le même, encore que les éléments en soient changés, parce que la forme corporelle qui le caractérise persiste à travers ces changements, de même, à la résurrection, cette même forme corporelle qui informait l’ancienne matière, étant reprise par l’âme et informant la nouvelle matière, le corps ressuscité sera individuellement le même que l’ancien. Le principe individuant en effet est la forme corporelle, τὸ εἶδος τὸ σωματικόν. Elle peut se comparer à la virtualité séminale qui asservit les molécules et se crée un organisme déterminé : et c’est par elle qu’est maintenue l’identité du corps ressuscité. Cette identité n’exclut pas d’ailleurs une différence dans les propriétés accidentelles du corps avant et après la résurrection. Le corps ressuscité des justes sera changé en mieux (ἐπὶ τὸ κρεῖττον μεταβάλλον), et sera doué de qualités qui varieront suivant les mérites de chacun.
[Selecta in Psalmos, I, 5 ; De princip., II, 10, 3 ; III, 6, 4, 6. — Malgré quelques textes, qui sembleraient insinuer que l’humanité de Jésus-Christ, après sa résurrection, a été absorbée dans sa divinité, Origène ne suppose pas au fond dans cette humanité une transformation plus radicale que celle qu’il attribue ici au corps des simples fidèles. C’est une transformation κατὰ ποιότητα (C. Celsum, III, 41).]
Quant aux méchants, ils subiront le tourment du feu, mais non pas d’un feu préparé d’avance et commun à tous. Le feu qui les dévorera sera propre à chacun d’eux et naîtra de leurs péchés mêmes, du remords qu’ils en concevront, à peu près comme le feu de la fièvre naît des mauvaises humeurs accumulées dans l’organisme. — Ces peines seront-elles éternelles ? Grave question sur laquelle Origène semble parfois hésiter à se prononcer. Au De principiis, i, 6, 3, il n’ose affirmer que tous les mauvais anges reviendront tôt ou tard à Dieu. Il écrit dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains, qu’au contraire des Juifs, Lucifer ne se convertira pas même à la fin des temps. Mais, sauf ces exceptions, et généralement dans ses ouvrages, Origène enseigne l’ἀποκατάστασις, la restitution finale de toutes les créatures intelligentes dans l’amitié de Dieu. Toutes ne jouiront pas sans doute du même bonheur — il y a dans la maison du Père diverses demeures, — mais toutes y viendront. L’Écriture, remarque-t-il, ne contredit pas ce sentiment : elle l’appuie plutôt. Si parfois elle semble présenter comme éternels les supplices des méchants, c’est afin d’effrayer les pécheurs, de les ramener dans la voie droite, et l’on peut toujours, avec de l’attention, démêler le vrai sens de ses textes. Mais d’ailleurs, il faut poser en principe que Dieu ne châtie que pour corriger, et que sa plus grande colère ne se propose que l’amendement des coupables. Comme le médecin qui use du fer et du feu pour traiter certaines maladies invétérées, ainsi Dieu emploie le feu de l’enfer pour guérir le pécheur impénitent : « Ex quo utique intellegitur quod furor vindictae Dei ad purgationem proficit animarum… Ea poena quae per ignem inferni dicitur pro adiutorio intellegitur adhiberi (De princ. II, 10, 6). » Toutes les âmes, tous les êtres intelligents dévoyés rentreront donc tôt ou tard dans l’amitié de Dieu. L’évolution sera longue, immensément longue pour quelques-uns, mais un temps viendra où Dieu sera tout en tous. La dernière ennemie, la mort, sera détruite, le corps sera spiritualisé, le monde matériel transformé, et il n’y aura plus dans l’univers que paix et concorde. Cet état sera-t-il au moins définitif, et la liberté créée s’y reposera-t-elle sans retour de ses agitations ? Logiquement, et puisque l’exercice de cette liberté persiste, il semble que non, et qu’une déchéance restera toujours possible. C’est le reproche que saint Jérôme adressait au système d’Origène (epist. ad Avitum), et qui trouve un appui dans le texte du De principiis où celui-ci nous représente les âmes comme capables de passer indéfiniment du bien au mal et du mal au bien. Ailleurs cependant, Origène affirme que, par la volonté de Dieu, les volontés créées seront fixées dans le bien, et que ce dernier état sera immuable : « In quo statu etiam permanere semper et immutabiliter Creatoris voluntate est credendum, fidem rei faciente sententia apostoli dicentis : Domum habemus non manu factam aeternam in caelisk. »
k – De princip., III, 6, 6. Entre l’idée du retour définitif de la créature à Dieu et celle de la possibilité pour la liberté de changer indéfiniment, il y a, comme on l’a remarqué, contradiction.
Tel est en résumé le système théologique d’Origène. Établi sur des prémisses excellentes, mais dans lesquelles l’esprit puissant de son auteur n’a pu se contenir, il présente, avec une foule de vues profondes et justes, des conjectures téméraires et des assertions inacceptables. C’est le fleuve débordé qui, dans l’abondance de ses eaux, roule à la fois le limon qui féconde et le sable qui rend stérile. Mais heureuse ou funeste, les théologiens de l’antiquité jusqu’à saint Augustin en Occident, et même après en Orient, ont à peu près tous subi directement ou indirectement l’influence du grand alexandrin ; ils ont souvent accepté ses principes et développé ses idées. Même ceux qui l’ont combattu se sont servis des armes qu’il leur fournissait. Il suffit de comparer sa synthèse doctrinale avec celle d’Irénée pour voir quel progrès en étendue elle constituait sur cette dernière, mais il suffirait aussi de la comparer à celles ou plutôt aux synthèses partielles que l’on a tentées dans la suite, pour voir combien celles-ci lui sont redevables. Athanase et les Cappadociens ont trouvé dans Origène des arguments pour le consubstantiel, et les Eusébiens des arguments en faveur du subordinatianisme. Apollinaire s’est vu réfuté d’avance par son affirmation si énergique de l’existence en Jésus-Christ d’une âme libre. Mais, en revanche, la théologie grecque n’a jamais défini aussi strictement que la latine la théorie de la satisfaction du Christ rédempteur qu’Origène avait négligée. Ses opinions sur la préexistence des âmes, sur la spiritualité des corps ressuscites, sur l’apocatastasis ont soulevé plus tard des tempêtes dont sa mémoire a souffert, mais elles avaient, à la fin du ive siècle, gagné bien des partisans. Ainsi reçu ou discuté, condamné ou suivi, mais toujours exploité même par ceux qui l’ont contredit, Origène est resté le vrai fondateur de la théologie scientifique grecque. L’Église d’Orient n’a pas compté d’explorateur, et, si l’on peut ainsi parler, de pionnier théologique plus hardi, ni de plus riche semeur d’idées. Si parmi ces idées, comme parmi celles de Clément, quelques-unes n’ont pu être reçues de l’Église, on ne saurait cependant en conclure, comme on l’a fait, que le christianisme des deux grands alexandrins était, dans son ensemble, d’un type différent du christianisme occidental.