Trois principales : — A) Le dogme protestant serait inconciliable avec l’ensemble des textes qui attachent les promesses aux dispositions pieuses, aux sentiments et aux actes moraux. — L’argument porte contre les systèmes qui font le salut inconditionnel. — Forme absolue de certains textes : Aspect généralement « négatif » pour la conversion, « positif » pour la foi. — Passages relatifs au pardon des offenses et à l’aumône. — Partout le grand principe que « sans la sanctification personne, etc. » — La doctrine protestante maintient les trois mobiles moraux. — B) Elle serait inconciliable avec la doctrine du jugement selon les œuvres. — Doctrine scripturaire autant que celle de la justification sans les œuvres. — L’antinomie n’est qu’apparente. — C) Le dogme protestant serait inconciliable avec Jacques 2.14-22. — L’esprit du texte ne permet pas d’admettre que l’Apôtre parle de « la justification devant les hommes ». Il combat le formalisme de l’orthodoxie : La foi stérile est « morte » ou nulle. C’est la doctrine de saint Paul. — L’opposition est purement « verbale ». — On ne peut mettre saint Jacques et saint Paul en contradiction l’un avec l’autre qu’en les mettant en opposition avec eux-mêmes.
Les objections de la deuxième catégorie élevées contre le dogme protestant n’en font qu’une ; du moins reposent-elles sur un principe commun, savoir que sous l’Évangile l’homme demeure toujours responsable, qu’à côté du don de Dieu en Jésus-Christ l’obligation morale persiste, avec ses sanctions ; et l’on conclut de là que la doctrine de la justification par la foi sans les œuvres, telle que nous l’avons définie, ne saurait être celle de l’Écriture.
Il devrait nous suffire de rappeler, comme réponse générale, que le principe qu’on invoque contre nous, nous l’avons nous-même constamment posé, fermement maintenu et fortement presséb. Mais il convient d’exposer et de discuter directement ces objections. Nous les ramènerons à trois principales.
b – Voy. But moral de la rédemption ; — Conditions du salut ; — Rapport de la dispensation de justice et de la dispensation de grâce ; — et passim.
A) — La première s’appuie sur les nombreux passages où la promesse est faite à des dispositions pieuses, à des sentiments et à des actes moraux : — ceux, par exemple, qui la tient au pardon des offenses (Matthieu 6.12-15 ; 18.22-25), au repentir où à l’amendement (Ésaïe 55.7 et ch. 58 ; Ézéchiel ch. 18 et 33 ; Joël 2.12-14 ; Actes 3.19), à la charité (1 Pierre 4.8), à l’aumône (Daniel 4.27 ; Luc 11.41 ; 12.33), aux bonnes œuvres en général (1 Timothée 6.18-19) ; — ceux qui représentent les félicités célestes comme une récompense (Matthieu 6.1,6 ; 10.42) ; — ceux qui déclarent que sans la conversion et la sanctification (Hébreux 12.14), sans une cordiale soumission à la volonté divine (Matthieu 7.21), on n’entrera pas dans le Royaume des Cieux, etc., etc. De ces textes, et de mille autres du même genre, il sort, nous dit-on, une doctrine qui traverse les Écritures et qui est en flagrante opposition avec la vôtre, puisque ce qu’elle pose en termes si exprès, la vôtre l’exclut.
Une discussion exégétique de ces textes en enlèverait plusieurs à l’objection. Ainsi on peut traduire Daniel 4.27 : interromps tes péchés par tes aumônes, au lieu de rachète-toi, etc. On peut dire aussi que 1 Pierre 4.8, se rapporte aux péchés du prochain, que la charité couvre ou cache, loin de les divulguer. Mais la masse des textes resterait, nous le reconnaissons, avec le sens qu’ils présentent à première vue, et, par conséquent, avec le fait qu’ils établissent. Il vaut donc mieux d’entrée prendre le fait comme certain ; et il l’est, en effet, pour nous. Voyons si c’est avec justice qu’on accuse notre doctrine de l’écarter ou de s’y briser.
L’argument porte, sans doute, contre diverses opinions théologiques et ecclésiastiques, qui ont étendu outre mesure la formule de la Réformation ; il porte contre tous les systèmes où la gratuité du salut est poussée jusqu’à devenir inconditionnelle et à annuler ou compromettre la nécessité des œuvres, au sens scripturaire et dogmatique du mot (antinomianisme. Formule de Concorde. Solifidiens). Il porterait contre nous, si nous admettions à quelque degré le principe caractéristique de ces systèmes. Mais ce principe, nous l’avons vivement repoussé toutes les fois qu’il s’est offert à nous. Nous avons laissé aux œuvres la haute et large place que leur attribue l’économie chrétienne ; en niant leur mérite proprement dit, nous avons relevé leur importance suprême, leur nécessité absolue. A notre point de vue, l’obligation morale grandit sous la dispensation de grâce, loin de baisser ou de faiblir. Pour nous, l’Évangile affermit la loi, le don rehausse le devoir, le renouvellement spirituel reste une condition indispensable du salut, dont il forme une partie essentielle ; on n’entre dans le Ciel qu’autant qu’on meurt au péché et qu’on renaît à la justice ; la rédemption est intervenue, non pour qu’on soit admis dans les demeures de la sainteté et de la gloire sans l’amendement ou la régénération, mais pour qu’on puisse y être reçu avec l’amendement qui, quoique absolument nécessaire, eût été tout à fait insuffisant en soi. A notre point de vue, la dispensation de grâce a sa base dans la dispensation de justice ; elle y a aussi sa fin, et la justification sans les œuvres s’allie à la grande parole où tout va se résumer : Si quelqu’un n’est né de nouveau, il ne peut point voir le Royaume de Dieu (Jean 3.3). Non seulement les passages qu’on allègue se concilient avec notre doctrine, prise dans son ensemble, mais ils en font partie intégrante, ils en forment un des éléments et des principes constitutifs. Encore une fois, comment les y opposer ?
Répondra-t-on que nous leur enlevons leur signification directe, leur valeur réelle, puisque, les contrôlant par un autre ordre de textes, nous ne leur laissons pas dire tout ce qu’ils disent ? — Mais n’a-t-on pas constamment à limiter ou à compléter les différentes faces de l’enseignement sacré les unes par les autres ? Ne le faut-il pas en morale, comme en dogmatique ? Et n’est-ce pas laisser aux œuvres leur importance scripturaire, que de les poser comme condition essentielle et indispensable du salut, lors même qu’on se refuse à les poser comme moyen de justification ? Suivant une remarque de l’ancienne théologie, qui mérite d’être rappelée, il y a deux sortes de conditions, celle qui motive une faveur, hors de laquelle la faveur ne saurait être obtenue ni attendue (condition sine qua non), et celle qui constitue un droit, un titre positif et obligatoire (condition per quam). L’économie évangélique ne comporte évidemment que la première, et, celle-là, nous l’y laissons pleinement subsister.
Dira-t-on que, quoi qu’il en soit à cet égard, les textes sont bien décidément contraires à notre doctrine par la forme de l’expression, qu’ils unissent la grâce ou la promesse aux œuvres d’une toute autre manière que nous ne le faisons, qu’ils ne donnent ni n’impliquent la distinction, si importante pour nous, entre les deux ordres de conditions ou entre la condition et le moyen ? — Mais cette distinction naît d’elle-même de l’enseignement scripturaire, où nous trouvons, d’une part, la nécessité des œuvres (conversion effective, sanctification continue) et, d’autre part, la justification sans les œuvres. C’est, en dernière analyse, la distinction de la justification et de la régénération, qui est au cœur de l’Évangile (nous l’avons vu ailleurs) de même qu’au fond de la conscience chrétienne. La régénération, toujours défectueuse, ne peut jamais motiver la justification… Nul ne le reconnaît mieux que le véritable observateur de la loi, qui sent d’autant plus son indignité devant le Saint des saints, qu’il croit davantage en spiritualité. Le don de Dieu en Jésus-Christ devient toujours plus réellement l’unique rocher de son salut, à mesure qu’il va de sanctification en sanctification, quoiqu’il se redise sans cesse que rien de ce qu’il fait ne demeure sans rétribution. Dès que les vertus chrétiennes sont impérieusement prescrites, les promesses doivent, par la nature même des choses, y être fréquemment annexées. Les félicités du Ciel n’étant accordées qu’autant que la régénération s’opère, et le degré de la régénération déterminant le degré de ces félicités, en d’autres termes la dispensation de justice demeurant sous la dispensation de grâce, la sanction des récompenses et des peines y demeure aussi. Tous les mobiles moraux, ceux d’intérêt et d’obligation comme celui d’affection, étant pleinement maintenus, il en sort naturellement la classe de textes que nous avons devant nous ; car ces textes ne font que presser le rapport de la loi du bonheur avec celle du devoir. Aussi, voyez la libre et large manière de saint Paul, quant à cet ordre de considérations, dans les Églises mêmes où il relève le plus sa doctrine de la justification par la foi (Romains 2.2-16 ; 6.16 ; 8.13 ; Galates 6.7-9). Partout chez saint Paul, comme chez les autres écrivains sacrés, le grand principe résumé dans cette parole : Sans la sanctification, personne, etc. Or, ce que fait saint Paul, la doctrine qui ne veut être que celle de saint Paul peut et doit le faire aussi.
La vie spirituelle étant le commencement de la vie éternelle, ces deux vies n’en faisant qu’une au fond, qu’y a-t-il d’extraordinaire qu’elles soient données comme garantie ou comme couronnement l’une de l’autre, puisque la dernière n’est que la consommation de la première ? Là où celle-ci manque, celle-là doit naturellement être déniée. Mais en quoi cela infirme-t il le grand dogme qui fait du salut un don de pure miséricorde ? Remarquons que c’est généralement sous forme négative qu’il est parlé de la conversion, de la sanctification, des œuvres, dans leur rapport avec la vie des Cieux : Si vous ne changez, etc. (Matthieu 18.2) ; Si vous ne vous amendez, etc. (Luc 13.4) ; Nul, s’il ne naît de nouveau, etc., Sans la sanctification, etc. ; tandis qu’il est dit : sauvés, justifies par la foi, δια πιεστεως.
A l’insistance avec laquelle on fait observer que les passages dont nous avons à rendre compte ne portent point les limitations qu’exigerait notre doctrine, nous répondrons que cela est tout naturel dans la langue du Nouveau Testament, et qu’il a lieu, plus ou moins, pour tous les dogmes et pour tous les préceptes. Qu’on lise le Sermon de la Montagne, où tant de déclarations doivent se restreindre ou se compléter par l’esprit général des Écritures ! Mais le sujet même dont nous nous occupons fournit de fréquents exemples de cette forme du langage et de l’enseignement évangélique. Prenez, parmi les textes qu’on nous oppose, ceux qui concernent le pardon des offenses ou ceux qui se rapportent à l’aumône. Considérées isolément et rigoureusement pressées, ces déclarations conduiraient à des conclusions que n’admettent pas plus que nous les systèmes qui les relèvent si fort. Des passages de la première classe, il résulterait que le pardon, de la part de l’homme, assure par lui-même le pardon de la part de Dieu, et conséquemment le salut : Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père, etc. Des passages de la seconde classe, on inférerait (et on l’a fait fréquemment) la vertu propitiatoire de l’aumône : Donnez en aumônes ce que vous avez, et toutes choses vous seront nettes. Le principe au nom duquel on interprète les déclarations de ce genre, est justement celui que nous invoquons et qu’on nous dénie. La miséricorde, dit-on, est une des dispositions exigées de quiconque aspire aux grâces évangéliques : c’est pour cela que les promesses y sont quelquefois attachées, quoiqu’elles imposent en réalité l’entier renouvellement du cœur et de la vie, et qu’elles ne deviennent effectives qu’à cette condition. Voilà ce que l’on dit. El n’est-ce pas ce que nous disons des vertus chrétiennes en général, dans leur rapport avec l’ordre ou le plan de la rédemption ? C’est bien notre principe d’interprétation qu’on pose et qu’on applique. Pourrions-nous douter de sa légitimité, quand ceux qui nous le contestent sont eux-mêmes forcés de le suivre ? Pour nous justifier vis-à-vis d’eux de ce qu’ils nous reprochent de faire, nous n’avons qu’à les renvoyer à ce qu’ils font. Lorsqu’ils pressurent des textes tels que Luc 7.50, où Jésus dit à la pécheresse : Ta foi t’a sauvée, va-t-en en paix, et qu’ils concluent de là que ce qui importe ce n’est pas l’élément objectif ou dogmatique de la foi, mais son élément subjectif ou moral, nous leur répondons comme ils répondraient à ceux qui, se basant sur les textes relatifs à l’aumône ou au pardon des injures, ouvriraient le Ciel à quelques actes de bienfaisance ou de miséricorde. Si la foi salutaire est indéterminée dans certains passages, elle est déterminée dans d’autres ; et c’est évidemment par les derniers, par les passages explicites, qu’il faut expliquer les premiers. Il en est de la doctrine de la foi comme de la doctrine de la sanctification, comme de toutes les doctrines dogmatiques et morales, que l’Écriture donne un peu ici, un peu là ; on ne l’a dans sa vérité que quand on l’embrasse dans son ensemble. Voyez 1 Jean 4.2 le salut et la vie attachés à la foi en Christ venu en chair. Quelle est la direction théologique qui consentirait à placer dans cette déclaration d’antidocétisme la vertu mystique de la foi et la source formelle de la grâce ?
B) — Vous soutenez, nous dit-on ici, que nous sommes justifiés, sauvés, faits participants de la vie éternelle par la foi, et par la foi sans les œuvres, excluant tout ce qui est de l’homme pour faire tout reposer sur le don de Dieu en Jésus-Christ. Or, l’Écriture enseigne, de la manière la plus expresse et la plus constante, que nous serons jugés selon nos œuvres, que chacun moissonnera selon ce qu’il aura semé, etc. A ce moment solennel, où tout se concentre et où Dieu et l’homme se rencontrent, il est à peine question de la foi, la sanctification paraît seule. Il y a contradiction flagrante entre ces deux doctrines. Et comme celle de la justification, telle que vous l’entendez, est sujette à controverse, tandis que celle du jugement règne avec évidence d’un bout à l’autre des Écritures, qu’elle est d’ailleurs conforme aux plus hautes données de la conscience et de la raison, et qu’elle favorise le progrès moral autant que l’autre l’impose, c’est celle-là que nous devons préférer.
Nous admettons la doctrine du jugement aussi bien que celle de la justification. Nous les admettons l’une et l’autre au même titre, c’est-à-dire comme bibliques (quoique nous puissions réclamer aussi pour la seconde l’épithète de rationnelle). Il nous suffit qu’elles soient toutes les deux scripturaires. Si la Bible est une révélation, au sens supérieur du mot, la contradiction dont on parle ne peut être qu’apparente, la raison et la foi l’affirment de concert ; elles prescrivent de recevoir également les deux doctrines, sur le témoignage divin qui les atteste, alors même qu’on n’en découvrirait pas le point de rencontre ou de fusion. Ne savons-nous pas assez que les voies de Dieu ne sont pas nos voies, surtout quant à ces choses du Ciel qui nous passent à tant d’égards ? D’ailleurs, ce n’est ici qu’une des mille faces de la grande antinomie que la dogmatique rencontre plus ou moins partout, et qu’elle ne parvient à lever entièrement nulle part. La doctrine de la justification par la foi et du jugement selon les œuvres, comme celles de la liberté et de la Providence, de l’obligation morale et du salut gratuit, de la loi et de l’Évangile, nous place devant ce mystérieux dualisme entre l’action de Dieu et l’action de l’homme, qui tient à la nature de la religion, et sur lequel s’épuisent en vain toutes les tentatives de la science. C’est, en Dieu lui-même, l’irréductible énantiophanie de la sainte sévérité, qui ne peut voir le mal sans le punir, et de la miséricorde, qui le pardonne. El puis, la difficulté de concilier la dispensation de justice avec la dispensation de grâce existe, en définitive, dans tous les systèmes théologiques ; car il faut bien reconnaître, dans tous, que le jugement ne se fera pas rigoureusement selon les œuvres ou selon la loi, puisqu’alors tous seraient condamnés, tous étant coupables devant Dieu.
Prétendre renverser l’une des deux doctrines par l’autre, quand elles sont également données dans la Bible, c’est juger la Parole de Dieu, sous ombre de l’interpréter ; c’est manquer aux vraies méthodes, qui ne permettent pas de se soustraire ainsi aux faits constatés (et les faits de révélation sont, pour les sciences théologiques, ce que sont, pour les sciences naturelles, les faits d’observation) ; c’est entrer dans une voie aussi périlleuse qu’arbitraire, où tout sera alternativement écarté ; car on ne peut refuser le droit qu’on s’attribue…
En thèse générale, nos remarques sur l’objection précédente répondraient à celle-ci, car elles portent sur un fond commun. Nous n’aurions qu’à faire observer ici, comme nous le faisions là, que notre dogme, considéré dans son ensemble, laisse aux œuvres une haute et large place… ; nous n’aurions qu’à rappeler que l’objection retombe, au moins en partie, sur ceux qui la dirigent contre nous. La difficulté de concilier la dispensation de justice envers les êtres moraux avec la dispensation de grâce envers des êtres pécheurs, n’existe-t-elle pas aussi pour eux ? et surtout la lettre des Écritures qu’ils pressent vis-à-vis de notre système ne pèse-t-elle pas également sur le leur, sous quelque aspect qu’ils le présentent ? Dans les textes relatifs au jugement, il n’est pas plus parlé de la repentance ou de la transformation spirituelle que de la foi, pas plus de la foi générale ou sanctifiante que de la foi particulière ou justifiante, et, dans les œuvres, nul indice de la distinction que l’un des systèmes fait si essentielle entre celles de la foi et celles de la loi. Même silence sur le principe caractéristique et constitutif de tous ces systèmes, que sur le nôtre ; même opposition avec l’expression biblique dont ils se font une arme contre nous. Ils ont, en bonne règle, à lever l’objection pour eux-mêmes, avant d’être en droit de nous l’adresser.
Mais abordons-la plus directement, et rappelons tout d’abord deux explications qu’on pourrait juger inutiles, tant elles sont simples ; l’une du terme d’œuvres, l’autre de la formule : jugement selon les œuvres. Nous avons vu que si le mot œuvres que nous lui donnons aujourd’hui, il a aussi un sens plus large, plus intime, plus spirituel, pour ainsi parler, sous lequel il embrasse tous les faits moraux, externes et internes, et que ce dernier sens se montre en particulier dans les doctrines du jugement et de la justification. Ce sens profond est d’ailleurs forcé pour tous les systèmes, puisque la philosophie, comme la Bible, pose en principe que l’action ne vaut que par l’intention ou la disposition dont elle dérive.
Quant à la formule : jugement selon les œuvres, elle équivaut à celles de jugement selon la vérité, ou selon la justice, ou sans égard à l’apparence des personnes, formules alternativement employées et quelquefois échangées entre elles, comme explicatives l’une de l’autre. Ainsi 1 Pierre 1.17, nous avons selon les œuvres et sans acception de personnes (απροσωποληπτω) ; Romains 2.2 selon la vérité, 6 selon les œuvres, v. 11 sans acception de personnes ; la formule selon la justice est impliquée v. 5 : le juste jugement de Dieu. La locution sacrée signifie donc que Dieu jugera les hommes, non d’après des circonstances fortuites, des considérations ou des préférences arbitraires, mais d’après ce qu’ils auront été, ce qu’ils auront fait, ce qu’ils auront reçu, ou, en d’autres termes, conformément aux règles de la plus impartiale équité.
Cette simple explication fait tomber l’objection, ou la désarme tout au moins. L’expression biblique s’étendant à tout ce qui est bien et mal, par conséquent aux sentiments comme aux actes, elle embrasse la foi aussi bien que la repentance et la charité ; elle embrasse l’ensemble des dispositions comme des actions. Dès que le jugement porte sur la vie intérieure comme sur la vie extérieure (Dieu sonde les cœurs afin de rendre à chacun selon ses œuvres Apocalypse 2.23), la difficulté de fond disparaît de même que la difficulté de forme ; le terme de jugement selon les œuvres n’étant qu’une autre expression de la parfaite justice avec laquelle Dieu fixera le sort éternel des hommes, il n’atteint pas plus le système de la Réformation que les autres systèmes théologiques. Tout n’est pas éclairci, bien s’en faut, dans ces choses du Ciel : il serait plus que vain de le prétendre ou de l’attendre. Mais nous entrevoyons, à côté du salut gratuit, la place et la prise de la grande loi du jugement, en entrevoyant sa portée réelle.
Réduisons, si l’on veut, les œuvres aux faits sensibles, aux actes extérieurs, — pour aller aussi loin que peut aller l’objection, — il n’y a alors de changé que le point de vue, le fond des choses reste le même. Dans le monde à venir, comme ici-bas, l’arbre se connaîtra par ses fruits ; les actions manifestant les dispositions, elles seront, non pour Dieu sans doute qui sonde les cœurs, mais pour les êtres créés qui ne voient que les dehors, la marque et la preuve de l’état moral de chaque individu, elles justifieront les décrets divins aux yeux de l’Univers ; c’est-à-dire que le critère d’après lequel nous devons nous examiner et nous juger maintenant, nous et les autres (Matthieu 7.20), sera appliqué à ce grand et dernier examen ; alors, comme aujourd’hui, on devra montrer sa foi par ses œuvres (Jacques 2.18).
Où est donc la contradiction dont on argumente ? Dans notre système, autant que dans les autres, les œuvres, même dans cette étroite acception qui est loin de rendre la pleine et vraie pensée biblique, les œuvres conservent leur place et leur rôle. 1°) C’est d’après les œuvres, comme expression de l’état intérieur, que se fera la séparation finale. 2°) C’est d’après les œuvres, comme indice du degré de sanctification ou de dégradation, par conséquent du degré de foi ou d’incrédulité, que sera déterminé le degré, de bonheur ou de misère pour chacun des êtres rangés dans Tune ou l’autre des deux grandes catégories. La base et, si je puis ainsi dire, la matière du jugement reste donc dans notre doctrine, non moins que dans celles qu’on y oppose. Les œuvres y sont, au sens large (conversion, sanctification, sentiments et actes), comme condition du salut, au sens restreint (faits extérieurs), comme manifestation des cœurs.
Si ce n’est pas la pleine lumière, qu’on ne saurait attendre sur le rapport interne de la dispensation de justice et de la dispensation de grâce, c’est une lumière suffisante pour désarmer l’objection, répétons-le ; et nous ne prétendons rien de plus.
C) — Le dogme protestant serait inconciliable avec l’enseignement si formel de Jacques 2.14-22.
Voici un passage étendu, direct, explicite, qui porte sur le dogme ou le fait de la justification, et qui affirme que la foi sans les œuvres est absolument nulle devant Dieu, qui déclare, en termes exprès, que l’homme est justifie pan tes œuvres et non par la foi seulement. Ce texte si positif est, nous dit-on, le contre-pied de votre doctrine ; et il faut que vous interprétiez saint Paul comme nous, si vous ne voulez le mettre en contradiction formelle avec saint Jacques. Que si vous laissez subsister les deux formules dans leur opposition (justification par la foi, sans les œuvres ; — justification par les œuvres, et non par la foi seulement), vous n’êtes pas plus autorisé à préférer et à ériger en norme dogmatique celle de saint Paul, que nous, celle de saint Jacques ; ou, pour mieux dire, nous avons une circonstance décisive en notre faveur, c’est que l’Épître de saint Jacques étant postérieure aux écrits de saint Paul, tout annonce qu’il s’est proposé de combattre une erreur née probablement du langage de l’Apôtre des Gentils.
A première vue, cette objection est grave. On sait qu’elle fit rejeter un moment l’Épître de saint Jacques par Luther, et elle avait, sans doute, motivé pour sa part les incertitudes des églises d’Occident qui hésitèrent si longtemps à l’admettre dans le Canon.
Mais pénétrons au fond du passage, et voyons si l’antinomie est aussi réelle qu’elle le paraît de prime abord.
Parmi les interprétations ou les solutions auxquelles s’est attachée l’orthodoxie, il en est une que nous croyons devoir écarter d’emblée, quoique bien des gens s’y arrêtent encore. Suivant eux, saint Jacques parle, non de la justification devant Dieu, comme saint Paul, mais de la justification devant les hommes. Devant Dieu, disent-ils, la foi suffit, car Dieu sonde les cœurs ; devant les hommes, au contraire, la foi ne peut se constater que par les œuvres, conformément à la maxime du Seigneur : On connaît l’arbre à ses fruits. Tout est dans ce mot du v. 18 : Montre-moi ta foi par tes œuvres.
Cette interprétation lèverait la difficulté. Mais nous ne saurions l’admettre. 1° Elle ne naît pas d’elle-même à la simple lecture du texte ; rien n’indique que l’apôtre place le chrétien devant le monde ou devant l’Église, tout fait entendre qu’il le place devant Dieu ; il venait de dire : Parlez et agissez comme devant être jugés par la loi parfaite, etc. (v. 12-13) et il ajoute (v. 14) ; Que servirait-il ? etc. Ce n’est pas là, bien certainement, le point de vue qu’on lui prête. 2° Il semble impossible qu’il se soit rencontré des gens à qui il ait fallu prouver formellement que la foi de l’homme ne se constate, ne se révèle à l’homme que par ses effets, tant c’est une chose élémentaire et évidente. 3° L’argumentation de l’apôtre, avec l’intention qu’on lui suppose, n’irait point à son but. On aurait pu lui répondre : Nous vous accordons que nous ne pouvons justifier notre foi devant les hommes que par nos œuvres ; mais le jugement des hommes nous importe peu ; il nous suffit que vous nous accordiez que c’est par la foi que nous sommes justifiés devant Dieu.
La pensée que les œuvres démontrent et légitiment la foi est bien, sans doute, dans le texte, mais en ce sens qu’elles en sont le fruit, le complément, le garant, et non dans le sens que suppose ou pose l’interprétation.
Plaçons-nous, en dehors de toutes les explications théologiques, devant le texte lui-même, et cherchons-en l’esprit sous la lettre, en nous souvenant que dans la terminologie inartificielle de nos Livres saints il faut, en mille cas, pénétrer à travers et par delà l’expression pour arriver à l’idée vraie, soit dans la sphère dogmatique, soit dans la sphère morale elle-même (Sermon de la Montagne).
Il est une remarque préjudicielle qu’il importe de ne point perdre de vue. Nous avons eu l’occasion d’établir, — et toutes les opinions le reconnaissent, — qu’il existe deux espèces de foi bien distinctes : l’une qui a son siège dans les profondeurs de l’âme, l’autre, qui n’est que l’assentiment de l’esprit aux faits révélés ; l’une qui est un principe, un sentiment actif, l’autre qui n’est qu’une pure croyance, une simple notion ; foi pratique et foi spéculative, foi de tête et foi de cœur, foi vive et foi morte, etc., distinction que relève l’œuvre pastorale, sous des noms et des aspects infinis, et qu’elle fait ressortir dans la piété, dans la charité, comme dans la foi. Quoique constituant deux états religieux profondément différents, ces deux dispositions sont souvent prises l’une pour l’autre, par cela seul qu’elles se rangent sous la même dénomination. Dès le temps des apôtres, il y eut des gens qui attachèrent les grâces de la nouvelle Alliance à la simple profession du Christianisme, comme les Juifs attachaient les privilèges de l’Alliance ancienne à la possession de la Loi ou au titre de peuple de Dieu. On sait quelle vertu magique ils attribuaient au monothéisme, à la théocratie, à la descendance d’Abraham. D’après Justinc, ils disaient que « quelque pécheurs qu’ils fussent, pourvu qu’ils gardassent la connaissance de Dieu, leurs péchés ne leur seraient point imputés ». C’est la tendance erronée que le Seigneur relève fréquemment en eux (Matthieu 3.9, etc.) et que leur reproche saint Paul (Romains 2.15-29). Ils durent, mutatis mutandis, la porter dans l’Église ; et ce formalisme, perversion de l’idée et de la vie chrétienne, est ce que saint Jacques combat ici.
c – Dial. avec Tryphon.
La question qui occupe saint Jacques n’est pas si nous sommes justifiés par la foi — il reconnaît qu’Abraham le fut (v. 23) — mais si nous le sommes par une foi stérile, par ce qu’on appelait hier l’orthodoxie morte et qu’on nomme aujourd’hui l’intellectualisme. Dès lors, ce qu’il réprouve est si peu la doctrine de saint Paul, que saint Paul la réprouve, en effet, aussi vivement que lui. Tout démontre que c’est bien là l’esprit du passage dont nous avons à nous rendre compte ; tout y révèle la pensée et le but que nous venons d’indiquer et qui fait tomber l’antipaulinisme qu’il présente de prime abord. L’apôtre parle de l’homme qui dit avoir la foi ; et cette foi, simplement affirmée, il la juge par le critère auquel se reconnaissent toutes les dispositions chrétiennes, car l’Évangile fait partout des œuvres morales la pierre de touche des sentiments et des principes religieux (Matthieu 7.16, 21 ; 13.8, 23 ; Luc 13.6, 9 ; Jean 14.21-23 ; Jacques 3.11-18 ; et la 1re Ep. de saint Jean presque tout entière). Voilà l’intention réelle, l’idée fondamentale de ce passage si controversé ; elle y ressort de chaque trait comme de l’ensemble. Parcourons-le.
v. 14. — Que servira-t-il etc.. La forme même de la question implique que cette foi n’est point la foi.
v. v. 15-16. — L’apôtre l’assimile à la charité qui ne donne que des paroles. Si un frère etc. Cette comparaison dévoile pleinement la pensée de saint Jacques. De même qu’il n’y a là qu’un faux semblant de charité, il n’y a aussi qu’une vaine apparence de foi. Ce sont deux simulacres sans réalité et, par conséquent, sans valeur.
v. 17. — Conclusion de ce qui précède ; la foi qui ne va pas jusqu’aux œuvres est morte en elle-même, comme la charité qui ne se résout pas en sacrifices.
Dans le v. 18, il en appelle à la grande règle évangélique : l’arbre se connaît par ses fruits.
Dans le v. 19, il compare la foi qu’il a en vue à celle des démons ; était-il possible de la séparer par un caractère plus tranché de la disposition à laquelle le Nouveau Testament attache la grâce et la vie, et qui est pour lui le Christianisme (Jacques 2.1) ?
Dans le v. 20, il nomme homme vain (κενος), en d’autres termes formaliste ou hypocrite, celui à qui il s’adresse, donnant clairement à entendre par là que cet homme fait parade d’un principe auquel il est au fond étranger (v. 14).
Dans les v. 21-25, il prouve son assertion par les exemples d’Abraham et de Rahab, qui ne se contentèrent pas de dire qu’ils croyaient, mais qui agirent conformément à leur foi, l’achevant ainsi en quelque manière, car l’acte est le complément de la croyance ou de la disposition, comme l’effet l’est de la cause.
Dans le v. 26 : Comme un corps sans âme etc., il reproduit la déclaration fondamentale du v. 17, qui éclaire tout, à vrai dire, et qu’éclairent d’ailleurs les deux comparaisons que nous avons notées. La foi dont il s’agit n’est pas plus la foi que la bienveillance apparente qui s’évapore en vœux stériles n’est la charité, ou qu’un cadavre n’est un homme.
N’est-il pas manifeste que le but de saint Jacques est de démasquer la foi historique ou dogmatique, la foi stérile, la foi morte, comme il la nomme, et de la dépouiller des prérogatives qu’elle usurpe ? Il combat ici le formalisme de l’orthodoxie, comme il combat ailleurs le formalisme du culte (Jacques 1.22-27). N’oublions pas que les tendances formalistes régnaient généralement chez les Juifs et que l’Épître s’adresse aux Judéo-chrétiens.
On nous objectera, sans doute, que nous laissons de côté la difficulté véritable, qui est aux v. 22-25, où l’apôtre déclare que la foi d’Abraham fut rendue parfaite par ses œuvres, que Rahab fut justifiée par ses œuvres, que l’homme est justifié par les œuvres et non par la foi seulement : assertions diamétralement contraires à la formule de saint Paul. — L’opposition frappe à première vue, nous le reconnaissons. Mais existe-t-elle au fond des choses autant qu’à la surface ? Est-elle réelle ou seulement verbale ? C’est, sur un point particulier, la même question que nous nous étions posée sur l’ensemble du passage, et c’est aussi la même solution. Si nous regardons à l’esprit de ces déclarations, ainsi que la forme de l’enseignement et du langage scripturaire autorise ou oblige même à le faire en tant d’endroits, nous nous convaincrons qu’elles ne sont en réalité qu’un nouveau développement de l’idée fondamentale que nous avons vu ressortir par tous les côtés, savoir que la foi vivante se constate par ses fruits, et que celle qui reste stérile est morte. Que saint Jacques soit ici encore son propre interprète. Après avoir dit (v. 21) qu’Abraham fut justifié par ses œuvres lorsqu’il offrit Isaac sur l’autel, il ajoute (v. 23) qu’ainsi fut accompli ce qui est écrit : Abraham a cru en Dieu, et cela lui a été imputé à justice. Or, le sacrifice d’Isaac n’eut lieu qu’environ vingt ans après cette parole (Genèse 15.6). En quel sens saint Jacques a-t-il pu dire que l’acte du patriarche accomplit la déclaration du Seigneur ? Evidemment en ce qu’il montra que sa foi était la véritable foi, la foi vivante et opérante, à laquelle sont attachées les grâces divines. Il est impossible de l’entendre autrement, car, bien certainement, Abraham avait été justifié au moment même où il reçut et crut la promesse. Cela est incontestable d’après Genèse ch. 15, Romains ch. 4, Galates ch. 3, et saint Jacques ne le met point en question ; il l’affirme au contraire bien expressément : Abraham a cru en Dieu etc. Si Abraham fût mort alors, le don divin ne lui aurait point manqué, il ne dépendait nullement d’un fait qui devait se produire beaucoup plus tard ; mais ce fait prouva la réalité de sa foi en en manifestant la puissance ; ce fait fut pour la foi d’Abraham ce que les actes de renoncement ou de dévouement sont dès ici-bas et ce qu’ils seront au dernier jour pour les dispositions religieuses, il la fit passer du dedans au dehors. C’est là visiblement la pensée de saint Jacques, cette pensée, toujours la même, qui se reflète partout. Il avait dit (v. 18), en posant le grand critère évangélique : Montre-moi ta foi par les œuvres ; et il constate qu’Abraham et Rahab montrèrent ainsi la leur, la mettant par là en contraste avec celle des gens qu’il combattait.
Cette interprétation sort du fond général du passage, comme de la déclaration expresse du v. 23. Si on la rejetait, on aurait autant de peine à concilier saint Jacques avec lui-même qu’avec saint Paul. Tout revient en fait à ceci : Distinguant la foi vive de la foi morte, en face de l’erreur qu’il avait devant lui, il relève la suprême importance des œuvres et leur absolue nécessité, négligeant dans son expression, ainsi que cela a si souvent lieu ailleurs, le côté reconnu de la vérité, pour en faire ressortir d’autant plus le côté méconnu. Mais cette doctrine de saint Jacques, loin d’être opposée le moins du monde à l’enseignement de saint Paul, s’y trouve bien positivement contenue ; elle en forme un élément essentiel, un point fondamental et constitutif. La foi que saint Paul célèbre est agissante par la charité ; si elle ne produit pas la charité, substance pratique du Christianisme, elle n’est rien, alors même qu’elle transporterait les montagnes (1 Corinthiens 13.2). Suivant saint Paul, la foi est le principe du renouvellement et de l’avancement moral ; elle nous rend esclaves de Dieu et de la justice en brisant la servitude de la corruption ; elle nous pénètre de la vie du Ciel en nous faisant participer spirituellement à la mort, à la résurrection, à l’ascension du Sauveur (Romains ch. 6 ; Colossiens ch. 3). C’est son effet en quelque sorte naturel, et quand elle ne le produit pas à quelque degré, elle n’est point (2 Corinthiens 13.5).
Saint Paul n’est pas moins exprès que saint Jacques sur la nécessité des œuvres, au sens large des Écritures. Il condamne, aussi rigoureusement que saint Jacques, les gens qui ont l’apparence de la piété, sans avoir ce qui en fait la force (2 Timothée 3.5). Placez-le, par la pensée, en présence de l’erreur contre laquelle s’élève saint Jacques, et vous pourrez, en pleine conformité avec ses principes, mettre dans sa bouche les paroles de ce dernier. Supposez qu’il se fut rencontré devant lui de ces solifidiens qui eussent dit : Ce qui sauve, c’est la possession et la profession de la vérité ; insister sur la nécessité de la sanctification, en faire un élément ou un fruit essentiel de la foi, une indispensable condition du salut, c’est ramener sous une autre forme la justification par les œuvres, c’est altérer l’économie évangélique et, en fin de compte, l’annuler. A des gens qui auraient manifesté d’une ou d’autre manière une telle opinion, en s’autorisant peut-être d’une face de sa doctrine, saint Paul n’eût-il pas répondu en en relevant vivement l’autre face ? Ne leur eût-il pas dit, aussi nettement que saint Jacques, que cette foi stérile ne peut sauver ? N’eût-il pas frappé ces formalistes chrétiens de la même réprobation dont il frappe les formalistes juifs (Romains 2.15, 29) ? n’eût-il pas retourné contre eux les exemples d’Abraham et de Rahab, dont il s’est servi dans un autre sens ? N’eût-il pas fait cela, ou du moins n’eût-il pas pu le faire, sans atteinte à la pensée fondamentale de son enseignement ? Et n’est-ce pas ce qu’il a fait en réalité, quoique dans une direction différente ? Le principe que la foi est la racine et l’aliment des œuvres, qu’elle n’est réelle que lorsqu’elle se résout en œuvres ou qu’elle opère la sanctification, ce principe qui règne partout dans le Nouveau Testament, se montre aussi partout dans les écrits de saint Paul. Il y est posé et pressé, relativement à la foi elle-même, aussi formellement que dans l’Épître de saint Jacques.
En résumé, il se trouve que les deux apôtres combattent deux erreurs différentes, l’un la propre justice, l’autre l’orthodoxie morte qui fait du salut un opus operatum, et que la foi que stigmatise saint Jacques est tout autre que celle que célèbre saint Paul : saint Paul supposant toujours à la foi son élément moral ou vital, saint Jacques réprouvant des tendances qui l’en dépouillaient.
Si maintenant nous nous rappelons le caractère du langage des Écritures, où il ne faut pas chercher la précision du style théologique, la difficulté dont nous avions à nous rendre compte tombera tellement que la doctrine de saint Jacques ne sera, sous une forme plus accentuée, qu’une des doctrines fondamentales de saint Paul, et que, pour mettre les deux apôtres en contradiction l’un avec l’autre, il faudrait mettre aussi chacun d’eux en contradiction avec lui-même.
M. Reuss reconnaît qu’« au point de vue pratique ils sont parfaitement d’accordd » et que « de ce côté, la théologie orthodoxe a raison des attaques dirigées contre elle » : déclaration dont nous pourrions nous contenter. Mais on ne s’y arrête pas ; et l’on affirme qu’ « au point de vue théorique, il existe une différence radicale entre l’Évangile de saint Jacques et celui de saint Paul. Ni la notion de la foi, ni « celle des œuvres, ni celle de la vie chrétienne n’y sont les mêmes. La foi, pour saint Jacques, est une croyance, c’est la simple conviction d’un fait révélé ; pour saint Paul, c’est un rapport nouveau de l’homme avec Christ et par là avec Dieu, c’est toute une vie, pensée, volonté, action. Les œuvres que requiert saint Jacques, c’est l’accomplissement des devoirs chrétiens ; celles que rejette saint Paul, sont des actes purement légaux, des actes de commande et non des produits spontanés d’une disposition intérieuree. Pour saint Jacques et pour la théologie judéo-chrétienne, la vie religieuse reste toujours un composé de faits, peut-être semblables entre eux, et surtout très louables, mais ayant toujours le caractère d’une succession accidentelle… Pour saint Paul et pour la théologie qu’il fonde, elle est quelque chose d’homogène, de continu, sans fluctuations ni variations ».
d – Hist. de la Théol. chrét., T. II, p. 528 fin.
e – Hist. de la Théol. chrét., T. II, pp. 526.527.
Tout cela est fort ingénieux ; mais est-ce bien exact ? Malgré ce qui distingue l’apôtre des Juifs de l’apôtre des Gentils, et que nous ne contestons point, sur quoi porte en réalité cette différence essentielle, cette opposition radicale qu’on établit dans leur conception de la doctrine et de la vie chrétienne ? Nous pensons avoir constaté que la notion de la foi et des œuvres qu’on prête à saint Paul est loin d’être la sienne. Celle qu’on attribue à saint Jacques est-elle mieux fondée ? Où prend-on que la vie religieuse et morale qu’il réclame n’est autre chose que cette série d’actes extérieurs et accidentels, cette sorte de légalisme dont on parle ? Rien ne permet, ce semble, de l’entendre ainsi. Voyez, dès l’entrée de son Épître (Jacques 1.8), sa sévère sentence contre les cœurs partagés. Et la foi, qui est pour lui le principe générateur des œuvres, peut-elle n’être que la croyance purement intellectuelle du fait révélé ? Tout ne dit-il pas, au contraire, qu’il la place à ces profondeurs où sont les sources de la vie ? La notion de la foi qu’on lui suppose est, à vrai dire, celle qu’il combat. La foi qu’il recommande, la seule réelle à ses yeux, est la foi d’Abraham qui est pour lui, comme pour saint Paul, le modèle des croyants. Et puis, pour tirer de cette courte Épître, toute parénétique, ce qu’on nomme sa théologie, ne faut-il pas une pénétration qui aille jusqu’à la divination ? Autant vaudrait déduire ce qu’on nomme le système de saint Paul de son Épître aux Thessaloniciens.
Quant à saint Paul, pressant les antinomies que la science actuelle se plaît à relever dans sa dogmatique générale, on représente l’accord de fond qu’on lui reconnaît avec saint Jacques comme une sorte d’accident. On dit que, ne sachant pas se maintenir dans les hautes régions de la théorie, il mêle en divers sens la théologie pratique ou populaire à sa théologie spéculative et mystique, écart de principe qui se tourne en bien. Cette explication, donnée comme le dernier mot sur cet article et sur plusieurs autres (élection, régénération, etc.), est tout au moins fort hasardée. Les apôtres (car ce qu’on dit là de saint Paul, on le dit ailleurs de saint Jean) ne méritent ni les éloges ni les blâmes qu’on leur adresse en tant que théologiens, par la raison toute simple qu’ils auraient, si je ne me trompe, décliné le titre dont on les gratifie. Ils sont plus et moins que des théologiens, au sens qu’on attache à ce mot : ils sont des révélateurs de la vérité qui est selon la piété, de la vérité sainte, qu’ils présentent, non dans l’intérêt de la science, mais dans l’intérêt de la vie. Prenons-les pour ce qu’ils se disent ; et les antinomies de leur doctrine paraîtront toutes naturelles, car elles inhèrent à la forme de leur enseignement et à la nature des choses. Donnant une religion, ils font ressortir, selon les besoins du moment, tantôt l’un, tantôt l’autre des grands termes qui la constituent, sans le moindre essai, ni le moindre souci des systématisations métaphysiques qu’on leur attribue. Ils ne paraissent pas même avoir conscience des problèmes qu’on leur suppose l’intention de résoudre, et sur lesquels ils passent en y jetant les seules lumières de la foi. A force de les tourner et de les retourner à d’autres points de vue que le leur, on finit par leur trouver des mérites et des torts qui les auraient, je crois, bien étonnés.
Du reste, — et c’est la seule chose qui importe ici, — on nous concède en fait que l’opposition que nous avions à lever entre saint Jacques et saint Paul est plus verbale que réelle, puisqu’on reconnaît que sur le terrain pratique « ils sont parfaitement d’accord ». Cela nous suffit, car le terrain pratique est, selon nous, celui de l’Évangile.