« L’ange me montra la Ville sainte qui descendait du ciel. »
(Apocalypse 21.10)
Alphonse Gratry vit le jour à Lille, en 1805, l’année où naquit Adolphe Monod ; l’orage des guerres napoléoniennes grondait sur l’Europe. Son père était employé d’intendance militaire. Enfant, il vit l’effondrement du Premier Empire à Waterloo ; vieillard, il vit l’écrasement du Second Empire à Sedan. Tel fut le cadre qui enferma la destinée d’un grand pacifiste catholique.
En 1805, Oberlin atteignait soixante-cinq ans ; Elisabeth Fry, vingt-cinq ans ; Vinet et Félix Neff n’avaient pas neuf ans d’âge. Ces deux garçons ne se doutaient guère, pas plus que le petit Lillois au berceau, que leurs noms seraient inscrits avec vénération dans les annales de l’Eglise chrétienne.
Gratry (s’il faut en croire la fidélité de ses souvenirs) fit, de bonne heure, une expérience religieuse très profonde, sans lien avec les manifestations extérieures d’un culte quelconque. A cinq ans, essayant d’ouvrir une porte, il éprouva une résistance matérielle qui lui fit prendre conscience de son moi. La porte n’ayant pas cédé du premier coup, il eut soudain le sentiment d’exister lui-même : « Je répétais avec transport : Je suis ! Etre ! être !... Ce fut une énergique impression de Dieu. » Il racontait, plus tard : « Je vois encore cette petite cour toute .éclairée par le soleil. Je vois le petit escalier par lequel je m’élançai pour aller embrasser ma mère ; car, depuis ce moment, je sentis un redoublement d’amour pour elle. »
Cette jeune femme, qui n’avait que dix-sept ans de plus, orienta l’âme de son fils vers la pitié. Elle lui disait, montrant une malheureuse mère qui mendiait : « Si cette pauvre femme, c’était moi ; si ce pauvre enfant, c’était toi ! »
Cependant, au foyer domestique, ne brillait pas la flamme de la foi chrétienne. « Mes parents n’avaient aucune habitude religieuse, si ce n’est de religion naturelle ; mais ils m’avaient souvent paru deux anges impeccables. Ils me représentaient Dieu, et j’aimais Dieu en eux. »
On suivit, quand même, la tradition. A douze ans, il communia. Ce fut, pour lui, un événement. « Pendant plus d’un an, après, tout se passa en moi comme si Dieu y était venu. » Cette présence divine se manifesta, explique-t-il, d’abord par un amour intense pour sa mère : « Jusqu’à vingt ans et au-delà, l’amour de ma mère me protégea et m’enveloppa, comme le manteau de la sainte Vierge. » – Ensuite, l’inspiration divine se manifesta par son développement intellectuel : « Une nuit, en un instant, le sens du génie latin me fut donné. En réfléchissant à une phrase latine, je compris l’esprit de cette langue. » Il lui arrivait de penser et de rêver en latin. – Enfin, la présence de Dieu s’affirma en lui par une « confiance courageuse dans la force du bon droit. »
Néanmoins, toute cette religiosité restait superficielle. Agé de seize ans, il s’en aperçut, lorsqu’il entra au lycée Henri IV, à Paris. Son professeur, décoré de la Légion d’honneur, déclamait contre la superstition, c’est-à-dire contre les religions ; et Gratry se battit, jusqu’au sang, avec un maître d’études qui ne partageait pas son enthousiasme pour l’ennemi de la Bible et du pape. Rappelez-vous qu’on l’avait élevé, sauf l’époque de sa première communion, « dans l’horreur des églises et des prêtres ». C’est pourquoi, dit-il, « je faisais tous mes efforts pour rendre incrédules tous ceux que je pouvais atteindre ».
Telle était sa citation morale quand advint ce qu’il nomme « le plus grand des événements de ma vie ». Ecoutez ce récit unique.
« J’étais âgé de dix-sept an et demi. Je jouissais de tout le bonheur qu’un enfant peut avoir. Je venais de remporter le deuxième prix d’honneur… J’adorais mes parents, qui étaient glorieux de mes petits succès. Je jouissais de la santé la plus brillante.
» C’était un soir d’automne. Nous venions de rentrer au collège, après les vacances. Les élèves étaient au dortoir. Je m’étais assis sur mon lit, plongé dans mille réflexions agréables sur l’année classique qui s’ouvrait. Bientôt, commença dans mon âme le discours intérieur que voici. L’ensemble et les détails sont gravés dans ma mémoire pour l’éternité, quelle que soit la puérilité du point de départ.
» L’année prochaine, en Philosophie, j’aurai probablement le prix d’honneur. Après cela, je ferai mon Droit. Je serai avocat, très bon avocat. Je ne mentirai jamais, car c’est absurde, impossible et dégoûtant… J’acquerrai une grande fortune. Mais un métier ne suffit pas. Il faut faire quelque chose de beau. J’écrirai queue ouvrage... »
Et le rêve continuait. Il fondait une famille. Il achetait une maison de campagne, où il invitait ses parents. Soudain, une ombre obscurcit le tableau. Il vit mourir, par l’imagination, son père, sa mère, sa sœur, sa femme. « Un large nuage passait devant le soleil. Tout pâlissait, et il fut inévitable de dire : Après tout cela, moi aussi, je mourrai. Il viendra un moment où je serai couché sur un lit, et je m’y débattrai pour mourir, et je mourrai, et tout sera fini... La mort me fut montrée, donnée, dévoilée. Je la sentis tout entière… J’ai passé dans la vie un instant, me disais-je. Mon berceau, je le touche de mon lit de mort. Tous les hommes naissent et meurent ainsi. Les générations passent en courant et disparaissent. Je voyais les innombrables multitudes passer, passer, comme des troupeaux qui vont à la boucherie sans le savoir. Et puis, je les voyais couler comme les flots d’une rivière qui approche d’une grande cataracte. Mais que signifie tout cela ? m’écriai-je. On vit comme les moucherons qui dansent dans un rayon du soleil. J’étais désespéré. Il me sembla que j’entrais dans mon âme… Je crois voir encore ces étranges profondeurs. Tout à coup, de l’insondable et mystérieux abîme partit un cri perçant, redoublé : « O Dieu ! ô Dieu ! expliquez-moi l’énigme. Mon Dieu, je le promets et je le jure, faites-moi connaître la vérité ; je lui consacrerai ma vie. » Aussitôt, je compris que ce grand cri n’avait pas été vain… J’étais encore au collège, dans ma cellule. Mais je n’étais plus un enfant. »
Quels chemins variés mènent à la conversion ! Les uns y vont par le dégoût d’eux-mêmes, en se détournant du mal. D’autres y volent spontanément, comme l’abeille vers la fleur, par une harmonie préétablie qui comble à leur insu, leurs aspirations innées. D’autres s’y portent par un mouvement de protestation passionnée contre les spectacles d’une société anarchique, soulevés par la pitié, par l’indignation, résolus à servir leurs frères. D’autres sont entraînés par le sentiment profond du mystère de l’Être. Tel ce jeune homme de dix-huit ans qui, au siècle de Louis XIV, un jour d’hiver, observait un arbre dépouillé ; soudain, à la pensée que ces rameaux noirs se couvriraient de feuilles, il fut tellement saisi par l’énigme de la vie, qu’il se tourna vers les réalités invisibles ; devenu moine, sous le nom de Frère Laurent, il pratiqua d’une manière unique le sentiment de la présence de Dieu ; les quelques lettres qu’il rédigea, pour décrire cette expérience, ont traversé les siècles et sont méditées avec ferveur.
La crise de Gratry fut déclenchée, elle aussi, par l’intuition du mystère universel, mais d’un mystère douloureux, analogue à celui que dépeint le romancier Tolstoï. Celui-ci a décrit son angoisse métaphysique. Supposez, dit-il, un homme qui se glisse dans un puits, pour dépister une bête féroce, et qui découvre, au fond, un monstre prêt à le dévorer ; alors, il s’agrippe à un rameau qui sort de la paroi, mais une souris blanche et une souris noire viennent ronger cet appui fragile. En cette extrémité, il oublie un instant sa situation affreuse, pour sucer un peu de miel sur les feuilles de la branche, et s’en lèche les babines. Telle est, disait Tolstoï, l’image de l’humanité. Tandis que le jour et la nuit grignotent sans trêve le support de notre existence ici-bas, nous profitons de la moindre jouissance momentanée, pour échapper au sentiment de la réalité.
Voilà qui ressemble fort au cas du jeune Gratry. En lui, la paix fut lente à s’établir ; car il écrit : « A dix-huit ans, j’étais pénétré de la vanité de toutes choses. » Un jour qu’il regardait par la fenêtre, il souhaita même qu’on vînt le jeter, par surprise, dans le vide. Malgré lui, l’atmosphère de l’internat l’empoisonnait. Il définissait le lycée un « cloaque de stupides gamins et de maîtres ignobles ». L’un de ces éducateurs possédait un recueil de gravures obscènes qu’il permettait aux « grands » d’aller, un à un, feuilleter dans sa chambre. Gratry était de ceux-là. Mais, dit-il, « jamais je n’avais vu une Bible ! »
Brusquement, un jet de lumière fouilla ces ténèbres, grâce à l’arrivée d’un jeune surveillant, chrétien décidé, qui déclarait avoir consacré sa vie au service du Christ. C’était la première occasion, avoue Gratry, où « j’entendis prononcer avec foi, intelligence et fermeté le nom de Notre Seigneur Jésus ». Alors, les événements se précipitèrent. L’humble « pion » eut un entretien avec le pauvre « potache ». Le maître d’études conclut en ces termes : « Quand j’aurai quitté votre chambre, mettez-vous à genoux ici ; demandez a Dieu ce qu’il faut de foi pour faire un premier pas dans la pratique du christianisme. » Ces très simples paroles décidèrent d’une destinée et suscitèrent un apostolat.
Le lendemain, l’élève de la classe de Philosophie entrait dans une église, et s’agenouillait au confessionnal. Quelques mois plus tard, il communiait. Son père le découvrit lisant l’Imitation de Jésus-Christ. Stupéfait, il s’écria : « Ah ! ça, Monsieur, qu’est-ce que cette capucinade ? Vous allez donner votre temps à ces sottises ? » Gratry persévéra ; il cultiva sa vie intérieure ; ce qui ne l’empêcha point d’obtenir le prix d’honneur de Philosophie.
Mais une formation purement littéraire lui apparut incompatible avec son vœu solennel de consacrer sa vie à la vérité. Il comprit le devoir d’étudier les sciences, et résolut de préparer, en un an, l’Ecole polytechnique. Sans enthousiasme, par discipline, il s’orienta vers ce qu’il appelait « une froide caverne, pâle demeure de l’algèbre, pour y vivre de craie et de figures géométriques ». Il fallut renoncer à la littérature, à la musique. Surtout, il fallut immoler un pur et juvénile amour : « Je coupai l’artère principale de mon cœur. Je crois sentir encore le froid de cette coupure. »
Voici en quels termes il raconte la consommation du sacrifice : « Après avoir très mûrement pesé les conséquences les plus cruelles de la pauvreté et de la vie évangélique, je les acceptai librement. Puis, pour donner plus de solennité à l’acte qui allait décider de ma vie, j’entrai dans une église, et là, comme j’étais seul, étendant la main vers l’autel, je fis vœu de ne me point marier, de ne prendre aucun état, de ne jamais devenir riche, de ne jamais avoir qu’un but, et de ne posséder qu’un bien, la vérité, et, s’il se pouvait, la justice. » Il ajoute : « Je n’eus pas même la pensée de devenir prêtre. J’avais pour les prêtres le plus profond mépris. »
Après un labeur acharné, Gratry devint polytechnicien. Mais quelle désillusion ! « Pas un seul ami de cœur à l’Ecole. La vie devenait un dessin linéaire. » Certes, il avait des capacités mathématiques ; il reproduisit, de mémoire, une leçon d’algèbre qui dura près de cinq quarts d’heure, et qu’il avait suivie les yeux fermés, sans regarder les calculs dont le professeur couvrait le tableau. Mais quelle solitude morale !
Son âme gémissait. Un soir, sa consolation fut de suivre « un pauvre tambour qui battait la retraite dans les rues de Paris. On n’eût pu concevoir plus de richesse dans le roulement. La perfection de cette misère me fit du bien. Je me disais : l’idéal, parfois, peut prendre corps ! » Vous apercevez, ici, l’apaisement qui est lié, souvent, à quelque activité matérielle. Dans le domaine intellectuel ou moral, jamais l’homme n’achève ; c’est sa grandeur, mais son tourment. Au contraire, une planche bien rabotée, des cuivres bien frottés, une couture accomplie, un labeur terminé, portent la marque du succès final, d’un but atteint ; de là, un sentiment de satisfaction intérieure et de plénitude, qui confère à l’âme elle-même une détente confinant au repos. Les travailleurs de l’esprit se trouveraient bien d’exécuter, régulièrement, quelque travail physique ; ils y puiseraient, parfois, une consolation imprévue.
Mais un roulement de tambour ne pouvait pas longtemps suffire au cœur tourmenté de Gratry. Il se plongea dans les Lamentations de Jérémie. Non seulement, il se sentait seul au milieu de ses camarades, mais seul dans sa famille. « J’avais rompu avec tout ce que j’aimais ; et voilà que certains liens se brisaient entre mon âme et celle de mes parents. Je sortais d’un monde où ils voulaient rester. » Pour lutter contre la tristesse, il communiait chaque dimanche. « De plus, j’avais une soif et une faim continuelles de cet autre corps du Christ qui est l’Ecriture sainte. » Chaque après-midi, le polytechnicien fermait ses livres scientifiques, pour se consacrer à la méditation de l’Evangile... Enfin, la délivrance lui fut accordée ! Et cela, sous une forme inattendue : il reçut la révélation de l’Evangile social.
« La vie me revenait sous forme d’amour.... non d’amour mystique et solitaire d’un Dieu caché, mais d’amour de mes frères. Peu à peu, j’entrevis, et je vis de plus en plus clairement, pendant deux ou trois mois, une cité dont tous les habitants s’aimaient. Cette cite n’était pas le ciel, J’ai entrevu ce qui pourrait se passer sur la terre, si l’on pratiquait l’Evangile… Je vivais dans cette ville avec une incroyable félicité. Il n’y avait pas là un seul menteur, pas un seul traître ; la moindre peine accumulait vers celui qui souffrait toute l’énergie de tous les cœurs… Ce que Dieu me donnait, c’était l’intelligence des biens que la nouvelle Jérusalem, descendue du ciel sur la terre, pourrait répandre sur le monde, si les peuples lui obéissaient. Mon cœur et ma raison, mon âme, mon imagination, je dirai presque mes yeux, voyaient, sentaient, aimaient, comprenaient ce spectacle… J’élève toujours mes regards vers cette bienheureuse ville, pour comprendre la vie, la mort, le monde, l’histoire, l’Eglise, l’avenir. »
Cette révélation explique tout le message et toute la mission de Gratry. Vingt-cinq ans plus tard, il écrivait : « Après la céleste vision, je revis le monde et l’humanité dans leur beauté possible… O mon Dieu ! ne pas comprendre que votre terre est cultivable ! que vos âmes sont des germes ! Ne pas voir les immenses progrès implicites, moraux, intellectuels et sociaux qu’a déposés le christianisme dans le monde ! Ne pas voir toutes les grandes choses possibles dans toutes les âmes !… Permettre, quand on peut l’empêcher, que les hommes se méprisent, se haïssent et se tuent ! Que les hommes, au lieu de se soutenir tous entre eux, contre la nature rebelle, contre les fléaux et la mort, et avant tout contre le mal, consument leurs forces à se détruire, chacun par la luxure et par la volupté, et à détruire autrui par l’avarice, l’orgueil, la colère et la haine !… Quant à l’espérance de voir la république terrestre commencer à montrer quelques traits de la divine cité, pourquoi cette espérance n’emplît-elle pas le cœur et ne le fait-elle pas bondir ? »
Plein de ces ambitions immenses, qu’il buvait à longs traits dans l’idéal du Notre Père : – « Ton règne vienne ! » – Gratry se voua résolument à une tâche de prophète et de pionnier, qui rappelait, beaucoup, les voyants d’Israël. D’abord, en sortant de l’Ecole polytechnique, il refusa d’entrer dans les services publics, et donna sa démission. « Je rompais tout mon avenir visible par un acte qui avait presque le caractère de la folie. » Il s’enferma dans un hôtel garni, sans autre fortune que ses vêtements et quelques livres, décidé à ne plus recevoir aucun argent de son père. Il méditait, jeûnait, priait. Il écrivit, plus tard : « Jeunes hommes pauvres, ne craignez rien. J’étais des vôtres, et je n’ai pas souffert de la faim, sinon peut-être pendant quelques jours, où Dieu même me comblait de joie. »
Cette retraite avait duré six mois, lorsqu’il apprit l’existence, à Strasbourg, d’un groupe de jeunes gens animés par la même aventureuse résolution de servir. Ils étaient sous l’influence d’une sainte femme, Mlle Humann, âgée de soixante ans ; gardienne du Saint-Sacrement durant la Terreur, elle avait porté elle-même, en secret, la communion aux mourants ; ces grands souvenirs lui formaient une auréole... Gratry partit pour l’Alsace.
Celle que le groupe appelait « notre mère » voulut éprouver cette recrue. Elle suggéra au nouveau venu de faire un noviciat d’une année dans un couvent des Vosges, avec la résolution d’y rester toute sa vie, si telle était la volonté divine : « Peut-être êtes-vous appelé à ne jamais écrire, à sacrifier toute votre science. » De l’Ecole polytechnique au cloître, quel saut prodigieux ! Quelles ressources de mysticisme et d’héroïsme dans l’Eglise catholique, vue de l’intérieur ! Quel merveilleux outillage pour les besoins des âmes les plus diverses ! Si elle pactise, trop souvent, avec les instincts d’une superstition dégradante, elle sait aussi offrir aux âmes généreuses et sacrifiées, qui ont soif d’extraordinaire chrétien, des satisfactions indicibles, et les moyens d’un surnaturel épanouissement... Gratry, après une nuit de lutte intérieure, consentit à descendre vivant au tombeau. Il partit. Voici quelle tut son expérience, d’ailleurs brève : « Je n’ai jamais été si heureux. Là je compris la communion des âmes, et ces espèces de lignes électriques qui mettent souvent les hommes comme en contact, sans égard aux distances. » Dès l’année suivante, après la Révolution de 1830, les religieux se dispersèrent.
L’évêque de Strasbourg nomma Gratry professeur de rhétorique au petit séminaire ; il y resta quatre ans. Le surmenage vocal ayant déterminé une ulcération du larynx, il souhaita du repos. On le pria de persévérer. « Voyant mon dévouement mis en question, je continuai. Sentant que le fardeau me tuait, je dis en moi-même : Pourquoi pas ? Si j’étais officier d’artillerie, je devrais mourir sur mes pièces. » (C’est le langage de l’artilleur Félix Neff.) Un soir, Gratry s’évanouit d’épuisement. A partir de cette rude épreuve, il conserva toujours une certaine faiblesse de la voix, qui l’empêcha de donner sa mesure, comme prédicateur.
Car il devint prêtre ! Cette époque d’excessif labeur fut celle où il reçut l’ordination, à l’âge de vingt-sept ans. Son travail au petit séminaire ayant pris fin, il professa de vingt-neuf à trente-cinq ans, dans une Maison libre d’enseignement secondaire. Là, tout en s’occupant de ses élèves, il étudia passionnément la théologie, en y joignant les questions philosophiques et scientifiques. Cet immense effort se déroulait sous les feux convergents des deux révélations qui avaient fixé sa destinée, la vision reçue au lycée Henri IV et la vision contemplée à l’Ecole polytechnique. « Je travaillais avec prière, avec larmes. Je suppliais Notre Seigneur de me donner la lumière sainte, la lumière utile.., Je travaillais en vue des souffrances du monde. Je demandais à Dieu un peu de lumière, de lumière chaude et vivifiante, afin de pouvoir en communiquer quelque chose aux pauvres hommes si malheureux, si aveugles, si abimés dans les ténèbres. Je demandais surtout l’amour, et la connaissance des conditions dans lesquelles les hommes peuvent s’unir. »
Cet homme, qui ne publia jamais une ligne avant l’âge de quarante-sept ans, remplit alors pour lui seul « quinze ou vingt grands cahiers in-folio, sans rature, et comme sous la dictée ». Sa vie intérieure bouillonnait. « Seigneur, le cours. d’eau vive que votre bonté me donnait était devenu un torrent. Le jour, au milieu des enfants, je les regardais de mes yeux, mais en même temps je continuais à voir le beau spectacle intelligible (1) qui me suivait partout. »
(1) Ici, intelligible signifie : qui appartient au domaine de l’intelligence, à l’ordre des notions de l’entendement.
En 1840, il fut appelé à Paris, où il dirigea le collège Stanislas ; mais il était impropre aux besognes administratives et matérielles. Il y souffrit d’une constante nostalgie de la vie profonde. « J’ai beaucoup trop peu prié. Maintenant, j’en suis malade. Une intolérable nausée me poursuit ; elle est peut-être l’expression de l’immense dégoût qu’éprouve mou âme. » Il quitta c poste, après six années difficiles, et fut nommé aumônier de l’Ecole Normale supérieure où son ministère dura cinq ans.
Enfin, sonna l’heure où il put donner corps é l’idée, longuement caressée, d’un atelier d’apologétique. Il restaura la consécration de l’Oratoire. Cet Ordre, venu d’Italie en France au XVIIe siècle, était « une association de prêtres vivant en commun, n’ayant d’autre engagement que ceux du sacerdoce, et tendait à la perfection de cet état ». En reconstituant l’Oratoire, Gratry le définit ainsi : « Un lieu de prière, d’étude dans la prière, et de propagation évangélique par la parole et par la plume. « Il voyait grand, et proposait le but suivant : « Travailler au triomphe intellectuel de la croix…, travailler dans la lumière évangélique toutes les sciences, surtout les sciences morales, et leur application à la vie des peuples et à la solution de la grande crise que traverse le genre humain. » En disant « la croix », Gratry ne visait pas une doctrine spéciale sur la rédemption, mais, avant tout, une attitude intérieure, une orientation spirituelle, et même une méthode intellectuelle ; car le désintéressement, la victoire sur l’égoïsme, le préjugé, la chair, le dépouillement poussé jusqu’au sacrifice, voilà, en définitive, le chemin étroit qui mène à la vérité.
La congrégation de l’Oratoire fut donc reconstituée très modestement ; Gratry en fut la tête et le cœur. Aussitôt, son activité publique d’écrivain commença. La fenêtre de son cabinet de travail donnait sur les coteaux de Meudon ; il voyait le soleil couchant empourprer le dôme doré de l’église des Invalides. Il méditait, à son bureau, devant un globe terrestre surmonté du crucifix. Tels étaient les horizons immenses où son âme s’envolait à tire d’ailes.
Le portrait que je trace de lui vous laisse, déjà, pressentir quels furent les principes directeurs de son apostolat par le livre. Il faut les serrer de plus près, afin que ce précurseur vous apparaisse dans sa véritable stature, avec l’originalité d’un pionnier du christianisme social. Comparez, dans ce domaine, à l’intérieur même de l’Eglise romaine, l’idéal de François d’Assise et l’idéal du Père Gratry. Le moine du moyen âge enseigne : Il faut vivre pauvre et mendier. Le prêtre moderne enseigne : Il faut organiser le monde et abolir la misère, en appliquant les principes de l’Evangile, qui sont de véritables lois, à la fois morales et scientifiques ; il faut mettre en ordre la terre. Ceci rappelle cette définition concise du socialisme : « Régir les choses pour affranchir les hommes. »
Etudions la pensée ou le programmé de Gratry, en prenant pour guide un petit ouvrage qui est, probablement, son chef-d’œuvre : Les Sources. La seconde partie est intitulée : « Le premier et le dernier livre de la science du devoir ». On y trouve les principales thèses de la morale du Père Gratry, et les articles fondamentaux de son programme. Je citerai largement l’homme de Dieu, afin de conserver, dans la mesure du possible, et l’allure entraînante et la chaleur de son appel.
Il débute ainsi : « Je voudrais vous proposer un plan de vie. Il se résume en ces mots, que j’ose vous adresser au nom de Dieu : Mon fils, sois bon !... Voyons si vous saurez comprendre la grandeur et la gloire de la bonté. Laissez-moi vous faire part du perpétuel étonnement de ma vie. Il m’est entièrement impossible de concevoir pourquoi, parmi tant d’hommes qui couvrent la face du monde, il n’en est point qui ait l’idée de prendre pour but réel et unique de sa vie, la justice. Il n’y a pas de but si étrange, si mesquin, si difficile, si dangereux, que ne poursuivent avec ardeur, courage, sagacité, persévérance, des milliers d’hommes. Beaucoup d’hommes se jouent de la vie ; quelques-uns même la jettent ; et personne n’a l’idée de la poser comme une offrande et comme une force donnée à la justice. »
Gratry communique ses propres réflexions d’adolescent, et raconte en quelque sorte son autobiographie : « Sois homme, pour oser dire : « Au nom de Dieu, il faut que le désordre cesse. Je le veux. J’y mettrai ma tête s’il le faut. » Oh ! pourquoi le courage moral et religieux existe-t-il à peine ? Parmi nous, qui n’a pas cet atroce courage des batailles, toujours prêt à marcher au-devant du fer et du feu ? Tout homme que soutiennent une patrie et l’honneur sait mourir… Voyez si l’homme n’est pas une force dont la grandeur est encore inconnue ! Que sera-ce donc quand cette force immense, cette incalculable puissance du courage qui sacrifie la vie, s’appliquera, non plus à l’extermination guerrière, tradition du vieux monde païen, mais à la protection de l’ordre el de la justice sur la terre, et à la réunion des peuples sous l’unité de la loi de Dieu ? »
Voilà le prélude magnifique où chante un prophète qui est un artiste. Ensuite, il entre dans le vif du sujet. Ce qui empêche les hommes d’accepter le programme d’une vie utile et sublime, c’est l’amour de l’argent. « L’esprit de pauvreté est le sel de la terre. » C’est la seule force qui puisse nous rendre capables d’accomplir notre « mission » ici-bas : « Mettre en ordre le monde et disposer le globe terrestre dans l’équité. »
La pauvreté n’est pas la misère, mais « la vie quotidienne conquise par le travail. Elle est la maîtresse de l’effort, la mère de toute vertu, l’institutrice du genre humain. L’homme a été placé sur cette terre pour la garder, la défendre et la cultiver. » Quiconque s’abstient d’un tel combat est un lâche. S’adressant alors aux riches qui restent dans l’oisiveté, Gratry demande : « Est-ce là le rôle que, définitivement, vous acceptez ? Vous mettre, pour vous garantir, derrière la masse qui combat et qui meurt ! Lorsqu’il y a une guerre visible, fuyez-vous ? Alors, pourquoi vous enfouir dans la honte, la trahison, quand il s’agit de cette milice universelle et nécessaire, qui est la vie ? Savez-vous ce que vous faites, vous qui tenez en main l’argent ; c’est-à-dire l’arme ou l’instrument, vous qui avez, par cela même, la force de cent ou de mille hommes ? Pendant le combat, vous désertez, et alors vos frères sont vaincus : la pauvreté se transforme en misère. »
Ici, le ton du prophète s’exalte, et voici les accents du lyrisme biblique : « Quand on prêche le mépris des richesses, ne pourrait-on aussi prêcher l’estime, le respect de l’argent ? Qu’est-ce donc que l’argent, et d’où vient-il ? L’argent, c’est du travail accumulé, c’est du temps, c’est de la vie humaine, c’est du sang, des sueurs et des larmes. Voilà ce que vous tenez en vos mains. Qu’en ferez-vous ? Ne voyez-vous pas en ce point tout l’Evangile et tout le jugement de Dieu ? L’Evangile appelle riche, riche maudit, celui qui, tenant en sa main ce sang, ces larmes qui d’ordinaire ne sont pas les siennes, les prostitue, les répand pour jouir. L’Evangile appelle pauvre, pauvre d’esprit, celui qui, sachant ce qu’il tient en sa main, respecte ces biens sacrés, et ne les donne qu’au salut des hommes et au progrès du monde. Et je comprends alors que la morale, comme l’Evangile, se résume en une seule question : Que ferez-vous du sang de l’homme et de ses larmes ? Consécration ? Profanation ? »
Mais Gratry, ancien polytechnicien ne veut pas se borner à de pathétiques objurgations ; il prétend formuler une « science du Devoir » social. Le « principe simple qui est, dans la science du Devoir, ce qu’est en astronomie l’attraction », peut s’énoncer ainsi : Assistance due par tout être à tout être. « L’universalité absolue du devoir à l’égard de tout le genre humain, voilà ce qu’il convient plus que jamais, aujourd’hui que le globe est ramené à l’unité, d’inculquer par l’éducation à tout homme venant en ce monde. Pourquoi ? Parce que cette vue sublime est propre à décupler dans tous les cœurs l’enthousiasme et l’effort. Pourquoi encore ? Parce qu’il est plus facile de mettre en ordre le monde entier qu’un seul Etat ou une seule ville. Les nations ne se sauveront point isolées, non plus que les individus. En ce siècle, c’est un mouvement de totalité que Dieu demande au genre humain. »
Ces grandes illusions déjà vraies au XIXe siècle, apparaissent, aujourd’hui, de plus en plus conformes à la réalité. Voici maintenant quelques-uns des aphorismes annoncés : « L’accomplissement du Devoir, dans le sens plein du mot, c’est l’effort de l’homme tout entier pour porter toute la création à son but.
L’effort de l’homme entier, l’acte de l’âme totale, en style évangélique se nomme AMOUR, – L’amour bien ordonné commence par Dieu, qui m’est plus intime que moi-même ; puis il descend à moi, qui suis d’abord responsable de moi ; puis il s’étend au prochain qui me touche, et puis à la patrie, et puis au genre humain. – Servir Dieu ; le mot est bon. Je dirai même : assister Dieu. L’assister et l’aider pour qu’il vienne à son but et y mène toute la création. – Celui qui remplit le premier devoir, qui puise en Dieu la foi, la certitude, la lumière et la liberté, celui-là veut et opère le devoir tout entier, car il veut et opère l’assistance de tout son être à tous les êtres. »
On puise en Dieu par la prière, qui est l’acte fondamental de la vie libre et raisonnable. « Celui qui prie assiste toutes les âmes, il assiste ses frères et les soutient par le salutaire et puissant magnétisme d’une âme qui croit, sait et veut... Chacun de nous, pour sa part, porte le monde ; et ceux qui cessent de travailler et de veiller chargent les autres. »
Ainsi le christianisme social coule invariablement, intarissablement, du christianisme spirituel. Cet axiome permet à Gratry de terminer le volume des Sources par un chapitre saintement audacieux. Il écrit : « Je ne demande au monde contemporain qu’une seules chose : la volonté déterminée d’abolir la misère. Le christianisme entier se réduit à un point : J’ai eu faim, dit le Christ, et vous m’avez nourri ; vous êtes sauvés. – J’ai eu faim, et vous ne m’avez pas nourri ; vous êtes jugés et condamnés. Voilà le point. Selon l’Evangile, tout est là, non en ce sens que ce seul point exclut le reste, mais en ce sens qu’il implique tout. Il implique et attire et suppose toute pratique, toute vertu chrétienne, et la vraie vie de l’âme en Dieu. Donc, si nourrir ou ne pas nourrir Jésus-Christ, c’est-à-dire le moindre des hommes qui souffre, est toute la base du jugement dernier, toute la question du salut éternel, il est bien clair que ce point seul est et implique le christianisme entier. Donc les individus et les peuples opèreront le christianisme entier, c’est-à-dire le catholicisme, dès qu’ils travailleront de tout leur cœur et de toutes leurs forces, avec persévérance jusqu’au succès, à nourrir de pain la masse des hommes que la misère dévore. »
En d’autres termes, résumons comme suit la pensée de Gratry. L’oraison dominicale contient un programme : « Notre pain », et un credo : « Notre Père ». Et l’accomplissement du Programme est subordonné à l’acceptation du Credo ; voilà pourquoi, dans l’oraison parfaite, les chrétiens énoncent : « Notre Père », avant de prononcer : « Notre pain ». Gratry déclare : « Mille ans d’efforts par la morale abstraite, ne feront pas avancer d’un pas. Mais vingt-cinq ans de bonne volonté dans la propagation de la vraie religion, peuvent, en une seule génération, changer la face d’un peuple. Donc, en persévérant, on démontrera que, pour vivre de pain, il faut vivre d’abord de vie morale, et que, pour vivre de vie morale, il faut vivre de Dieu, du Dieu de l’Evangile. » Ceci est de la « science expérimentale ».
En terminant, le voyant dépasse, d’un coup d’ailes, ses propres vues, pour planer dans la région des visions. Il devient poète et barde sacré : « Lorsque notre terre, vraiment peuplée et cultivée, fera vivre dix milliards d’hommes, le genre humain verra de nouveau que la terre est petite et qu’elle ne suffit pas… On se demandera s’il n’est pas quelque extension possible de cette vie courte et de ce petit monde ; on regardera au ciel, au ciel visible et au ciel invisible ; on cherchera les liens vivants, les communications possibles de la terre, à ce qui l’entoure ; on cherchera, on trouvera. Par les merveilleux développements des sciences de la lumière, on saura quelque chose peut-être de l’usage des étoiles, quelque chose de la vie actuelle, des destinées communes, de l’univers entier, quelque chose de la vie intime du radieux soleil qui nous donne la fécondité. Et qui sait si les autres mondes ne nous seront point une ressource ? Qui sait tout ce que l’on peut tirer du soleil, et quel travail, un jour, l’homme peut faire faire à ses rayons ? »
Mais le guide, parvenu sur ces vertigineuses cimes du christianisme social, tient encore le fil conducteur qui le relie à la vie spirituelle, à la prière intime. « Qui sait l’espèce de toute-puissance que la prière pourra donner au genre humain, quand on dira : Jusqu’à présent, nous n’avons point prié ! Maintenant que notre terre n’est plus qu’un temple unique, où nous nous touchons tous, maintenant que nous sommes toujours assemblés, prions, afin que tous les cœurs se touchent, encore plus que les lieux, et que l’intensité de la vie des âmes, que leur divine vigueur, leur ardente prière continue, soient un soutien, une force morale et même une force physique et presqu’un aliment, pour les plus pauvres et les plus faibles. Oui, le Seigneur a dit : Jusqu’à présent vous n’avez rien demandé en mon nom ; demandez et vous recevrez, afin que votre joie soit pleine. Demandons la joie pleine. »
Telle était l’âme de ce prêtre. D’instinct, et par l’impulsion native de son humanité profonde, intensifiée, purifiée, glorifiée par la Grâce, il fuyait la mentalité « cléricale ». Ecoutez son hymne à l’amour nuptial : « Oui, la voilà cette fille de roi, qui méritait qu’on travaillât pour l’obtenir et que, pour gagner son amour qui vient du ciel, on fût beau, pur, courageux, intelligent, libre, honoré, ami de Dieu, capable par le caractère et le talent de la défendre, de l’aider et de la glorifier, elle et les fils qui naîtront d’elle ! Mais ces choses sont si grandes, que l’amour seul, l’amour d’un noble cœur, peut les comprendre. Heureux le siècle qui aura le respect pratique et l’intelligence de ce sacrement des vivants ! Alors on pourra dire : Retour à Dieu, commencement de l’ère sociale du christianisme par la transformation de la famille, par le mariage chrétien enfin compris ! »
Méditez cet hommage à la Révolution française, non acceptée en bloc, mais dans son inspiration initiale : « La France avait le droit et le devoir de renverser l’Ancien Régime, régime de pouvoir absolu, d’iniquité organisée… Louis XIV, par son orgueil, sa sensualité, son faste, son despotisme, a dévoré le quart de la population, et mis en friche le cinquième des terres labourables. Fénelon s’écriait : « Le Roi n’a aucune idée de ses devoirs. » Il entreprit, ajoute Gratry, de « gouverner la conscience des peuples, et fit périr cent mille hommes dans l’horrible guerre des Cévennes. Par la révocation de l’édit de Nantes, il chassa de France huit cent mille Français, sous prétexte qu’ils n’étaient pas assez chrétiens. D’ailleurs, il pratiquait avec ostentation l’adultère. »
Ecoutez cet appel à la Liberté : « Nous reverrons des enthousiasmes plus grands que celui des Croisades, quand les peuples auront compris que le tombeau du Christ, c’est le globe, et qu’il faut le délivrer aujourd’hui… La démocratie véritable, la seule qui peut créer ce monde nouveau, que l’on attend, c’est la démocratie évangélique, celle qui consiste à multiplier les âmes libres. »
Ecouter cette invocation à l’Egalité : « Les plus riches, trop souvent dénués de science et d’amour, ont fait la loi contre les pauvres et les petits... Le luxe est homicide. De là les effroyables menaces évangéliques contre les riches. Les riches vont naturellement à l’enfer, à la ruine de leur âme, de leur corps, et à la ruine des sociétés… Il faut, par la plus courageuse publicité, attaquer et réduire l’audacieuse féodalité financière qui opprime aujourd’hui l’Europe... Il faut dire aussi que la plupart des hommes pèchent plus par ignorance que par perversité.
Quand donc les moyens innombrables de s’emparer du bien d’autrui, devant lesquels presque personne aujourd’hui ne recule, seront clairement reconnus comme vols proprement dits, – ce qui sera quand nous le voudrons bien, – alors non seulement la loi et la lumière publique, mais aussi la conscience des hommes réduira de beaucoup ces crimes, comme nous avons déjà réduit l’assassinat et l’enlèvement manuel et direct des valeurs. L’abolition du vol sera la régénération sociale. »
Ecoutez ce cri vers la Fraternité : « Mars est toujours debout, armé, souriant et glorieux, au milieu d’un nuage d’encens ; toujours rassasié de victimes, chargé d’or, gorgé d’or. A lui la moitié de l’impôt chez tous les peuples. Mais aujourd’hui l’on propose de lui donner tout. A ce prix il maintiendra guerre étrangère et guerre civile, despotisme et révolution, décomposition sociale, abaissement des esprits et des cœurs. »
La violence de tels accents n’est que l’ardente réverbération de l’indignation et de la pitié dans une âme brûlante. Esaïe, déclare-t-il, a vraiment défini l’aumône « par ces paroles de feu que j’adore comme l’une des plus visibles inspirations de Dieu : Lorsque tu as versé ton âme dans une âme affamée, et que tu as rendu la plénitude à l’âme qui souffre, c’est alors que ta justice se lève, et qu’elle éclate comme une aurore. »
Un catholicisme pareil devait se heurter au romanisme. A l’époque même où le libéralisme de Gratry se fortifiait de la moelle biblique, l’absolutisme du Vatican préparait sa propre apothéose dans la proclamation de l’infaillibilisme papal. Dans une série de quatre Lettres qu’on a comparées aux Provinciales, Gratry dénonça, d’avance, un dogme intolérable pour l’historien ; car, on l’a dit avec raison la seule Eglise qui se soit proclamée infaillible s’est démontrée, au cours des siècles, infailliblement faillible.
En attribuant l’infaillibilité au pape, il va de soi qu’on ne le déclare pas, en sa qualité d’individu particulier, incapable d’erreur ou indemne de péché ; mais on affirme que le souverain pontife, quand il définit officiellement la doctrine, entant que successeur de Pierre, est miraculeusement inspiré par le Saint-Esprit et prononce avec l’autorité de Dieu.
La question semble vidée par le fait suivant. Un concile œcuménique ne peut contredire un autre concile œcuménique : or, le concile de Constance proclama solennellement la supériorité du concile sur le pape. Si, malgré tout le concile du Vatican eut raison, en 1870, de renverser les termes et d’établir la supériorité du pape sur le concile, alors l’assemblée de Constance est convaincue d’erreur. Mais si elle était hérétique, elle n’avait ni le droit de condamner Hus pour crime d’hérésie ; ni le pouvoir de nommer le pape Martin V ; l’élection de celui-ci n’était donc pas valable, et tous ses successeurs sont illégitimes, y compris celui qui réunit le concile du Vatican pour se faire proclamer infaillible. D’ailleurs, suprême contradiction, ce dogme, soumis à un vote, fut décidé à la majorité des suffrages ; l’infaillibilité fut donc accordée au pontife par une assemblée délibérante ; or, il récusait d’avance l’autorité d’une telle assemblée, puisqu’il rejetait les expresses décisions de la réunion de Constance relative à la supériorité du concile œcuménique sur le pape.
On peut, d’ailleurs, dans la série des pontifes romains, découvrir de singuliers défenseurs de l’orthodoxie. Les papes Zéphyrin et Calliste, au IIIe siècle, furent coupables d’hérésie. Plus tard, un disciple de l’hérétique Arius, le fils de Constantin, insulta et menaça Libère, l’évêque de Rome : « Quelle partie es-tu de l’univers, toi qui seul prends la défense d’un scélérat ? – (Athanase) – et romps la paix de l’empire ? » Intimidé, le pape se fit arien. « Il souscrivit à l’hérésie » déclare saint Jérôme.
Aucun pape ne peut réciter l’office de la messe romaine sans affirmer, dans une certaine prière pour les morts, que les disparus sont plongés dans le sommeil. C’était la doctrine de l’ancienne Eglise. Notée plus tard d’hérésie, elle fut reprise par le pape Jean XXII, qui habitait, Avignon, Le roi de France Philippe VI, prenant contre lui la défense de l’orthodoxie, lui envoya l’ordre de se rétracter, en le menaçant de le faire brûler vif. « Le pauvre pape obéit, signa sa rétractation et mourut le lendemain. Il était âgé de quatre-vingt-dix ans. »
La polémique de Gratry porta spécialement sur le point suivant. Le pape Honorius, au VIIe siècle, avait soutenu des vues hétérodoxes au sujet des rapports de la divinité et de l’humanité en Jésus-Christ. Trois conciles œcuméniques le proclamèrent hérétique ; la sentence fut confirmée par le pape Léon II. Chaque nouveau pontife eut l’obligation de prononcer coutre Honorius l’anathème ; celui-ci fut inscrit au Bréviaire romain. Cette histoire fournissait à Gratry une double conclusion : 1° Honorius fut condamné pour hérésie. 2° A supposer qu’il ne fût pas hérétique, les conciles ont du moins prouvé, en le jugeant, qu’ils représentaient le tribunal suprême de l’Eglise, et qu’en matière doctrinale ils décidaient en dernière instance.
Plus tard, l’église romaine enleva du Bréviaire, l’anathème lancé contre Honorius. Et Gratry releva ce fait ; il y décernait l’une des nombreuses fraudes par lesquelles on parvint à cimenter le branlant édifice de l’absolutisme papal. « Nous avons, devant nous, s’écria-t-il, une école d’erreur fondée sur la passion, l’aveuglement, l’emportement. Dieu a-t-il besoin de vos mensonges ? (2) Dès que le genre humain aperçoit dans l’apôtre la moindre trace de duplicité, il se détourne et s’enfuit ; les meilleurs fuient plus loin que les autres. Les âmes n’écoutent pas la voix des menteurs. » Il concluait : « Tous ceux qui, malgré ces raisons, oseraient passer outre, ceux-là en rendront compte au tribunal de Dieu. » Et comme pour s’excuser de sa propre hardiesse, il ajoutait :
(2) On enseignait dans les séminaires que l’église romaine, d’après le premier concile de Nicée, a toujours exercé la primauté. Le vrai texte dit : « De même que l’église romaine a la primauté sur les églises de son ressort, de même l’évêque d’Alexandrie doit occuper rang semblable en Egypte ». – Lire Ch. Miel : Pèlerinage d’une âme, ch. IV. L’auteur cite en entier le texte original du sixième canon du premier concile de Nicée.
« Les derniers des hommes reçoivent des ordres de Dieu. J’en ai reçu dans ma raison, dans ma conscience et dans ma foi, Pour obéir, je souffrirai ce qu’il faudra souffrir. » Vous reconnaissez l’adolescent qui, dans une église, la main tendue vers l’autel, jurait de servir la vérité.
Le scandale fut énorme ; car le Père Gratry était alors professeur en Sorbonne, membre de l’Académie française, écrivain de marque, prêtre vénéré pour sa piété. Les champions de l’infaillibilisme décidèrent d’abattre un adversaire dangereux. Que de lettres d’insultes il reçut en plein cœur ! Des mandements épiscopaux interdirent la lecture de ses brochures polémiques. Un jésuite essaya de les réfuter. Il parla des « calomnies » lancées par le « malheureux abbé Gratry », lequel « exploite, avec un art digne du jansénisme Pascal, les difficultés les plus propres à obscurcir la vérité ». Il ajouta : « Que le divin Maître arrête le pauvre aveugle, et lui fasse comprendre que c’est Jésus lui-même qu’il persécute en combattant son Vicaire... L’unité avec son suprême Vicaire, voilà le mot d’ordre que Jésus-Christ nous a donné pour discerner les traîtres des vrais soldats... « Le suprême Vicaire s’empressa d’envoyer sa bénédiction papale à un vrai soldat du Vatican. Ce n’est pas tout ; le témoin de la bonne foi reçut un coup froidement cruel : le supérieur de l’Oratoire lui enleva le droit de rester attaché à cette congrégation.
L’attitude adoptée par Gratry est d’autant plus significative, qu’il était ardemment catholique ; il a écrit, sur le protestantisme, des paroles indignes d’une si belle âme, stupéfiantes par l’ignorance du sujet, révoltantes par l’injustice du verdict Au surplus, l’événement allait prouver qu’il ne possédait pas l’étoffe d’un protestant.
Gratry avait défini en ces termes le concile du Vatican : « Un guet-apens suivi d’un coup d’Etat. » Il disait dans l’intimité : « Comme catholique, comme Français, comme libéraux, nous sommes trois fois vaincus. Mais mes espérances subsistent. Nous ne verrons pas les grandes choses avant notre mort. Dans cinq cents ans, dans deux mille ans peut-être, nous les verrons ! » Il observait avec ironie qu’en attendant, le pape donnait de l’avancement à saint Joseph, en le proclamant « patron de l’Eglise catholique ».
Il manda, néanmoins, à l’archevêque de Paris : « J’accepte, comme tous mes frères dans le sacerdoce, les décrets du concile du Vatican. Tout ce que, sur ce sujet, avant la décision, j’ai pu écrire de contraire aux décrets, je l’efface. » A quoi le prélat répondit : « Cette soumission est la gloire et la véritable grandeur du prêtre ; c’est aussi la seule sécurité de la conscience. »
Vous avez bien entendu : la conscience est sauve, quand elle supporte le bâillon. O Jean Hus ! O Gaspard de Coligny ! O Georges Fox ! O Paul Rabaut ! O vénérés martyrs de la conscience ! – merci pour votre exemple et votre fortitude héroïque. Nous baisons la trace de vos pas.
Comment un Vinet aurait-il caractérisé l’abdication intellectuelle de Gratry ? Le sincère par excellence eût, sans doute, parlé d’immoralité, de scandale.
Il faut reconnaître que Gratry ne croyait pas, purement et simplement, « se soumettre ». Il expliqua son acceptation du nouveau dogme en disant : « J’ai combattu l’infaillibilité inspirée ; le décret la repousse. J’ai combattu l’infaillibilité personnelle, le décret pose l’infaillibilité officielle. Des écrivains de l’école que je crois excessive, ne voulaient plus de l’infaillibilité « ex cathedra », comme étant une limite trop étroite ; le décret pose l’infaillibilité « ex cathedra » (3). Je craignais presque l’infaillibilité scientifique, l’infaillibilité politique et gouvernementale, et le décret ne prise que l’infaillibilité doctrinale en matière de foi chrétienne et de mœurs. »
(3) L’infaillibilité « ex cathedra », c’est-à-dire « du haut de la chaire », est circonscrite par cette précision même.
Il faut admettre aussi, pour être juste, que le Père Gratry, en piétinant ses propres convictions historiques, plutôt que de rompre avec l’église romaine, pensait travailler quand même, par un pénible détour, au futur triomphe de la vérité religieuse ; car celle-ci lui apparaissait liée, indissolublement, au catholicisme traditionnel. Cependant, quelle mélancolie dans le geste accablé du vieux lutteur, envoyant une signature d’acceptation hésitante ! Elle partit de Montreux, en Suisse ; on l’y soignait pour une très grave tumeur sous la joue gauche ; elle grossit jusqu’à toucher l’épaule ; tirant sur la mâchoire inférieure, elle rendit l’usage de la parole et la mastication des aliments fort difficiles. Arrivé, en Octobre 1871, au bord du Léman, avec l’idée de faire une cure de raisin, il écrivait, quatre jours après : « Pluie et froid. Cherté odieuse. Je pense à tous ceux qui sont plus malades que moi, et qui n’ont pas un ami, pas un morceau de pain, pas un abri, et qui sollicitent, avec un espoir incertain, leur entrée dans un hôpital. »
A l’occasion de son adhésion au concile du Vatican, il reçut une lettre pleine des reproches les plus durs. Il répondit : « Monsieur, bénédiction pour malédiction. Je vous tends ma main fraternelle… Je suis, depuis mon enfance jusqu’aujourd’hui, malgré mes misères et mes fautes, le serviteur et l’adorateur de la vérité seule. »
A l’un de ses amis il dit : « Oh ! la charité, la science de réunir les hommes ! Depuis trois mois, comme j’ai pensé à cette science ! » Et il joignit les mains, en levant les yeux.
Son martyre se prolongea cinq mois. Il conservait une étonnante vitalité morale. Environ quinze jours avant sa mort, il entendit un musicien ambulant sous ses fenêtres, jouant la mélodie d’un maître. « Trop lent ! s’écria-t-il. Portez-lui cette pièce de dix sous, et demandez-lui d’accélérer le mouvement. »
Il surveillait, sans une plainte, les progrès de sa déchéance physique. « Si vous saviez ce que c’est, que de sentir qu’on descend continuellement, continuellement ! J’étais d’abord au grenier. Je suis descendu dans l’appartement. Me voici à la cave…, au souterrain…, au cachot…, oui, au cachot…, au caveau…, au tombeau. Depuis que je vois la mort de plus en plus probable, je tiens davantage à la vie. C’est que j’ai des idées, des idées si grandes, si pratiques, j’ai tant d’espérances ! » – « Espérances pour vous ? » lui demanda-t-on. – « Pour le genre humain. »
A un autre moment, il déclara : « Et les vertus chrétiennes ! Je vois tant de choses !... C’est à partir de soixante ans que j’ai eu le plus d’idées. »
Enfin, il entra dans l’agonie. Un de ses disciples raconte : « Cette respiration bruyante et cadencée, seul bruit dans le silence de la nuit » rappelait ces balanciers de nos grandes cathédrales qui, en mesurant seconde par seconde chaque parcelle du temps emporté dans le gouffre du passé, avertissent l’âme que l’éternité approche. »
Il rendit le dernier soupir vers dix heures et demie du matin, le 7 février 1872. Ceux qui pleuraient se rappelèrent tant de paroles, prononcées par lui, pour nier la mort. Il avait affirmé qu’elle était « le procédé principal de la vie, apportant les données nouvelles. » Il avait dit encore : « Mourir et aller au Père, ce n’est pas aller à un état d’inertie, de contemplation inactive. Nous sommes les coopérateurs de Dieu. »
On retrouva, dans ses papiers, une formule testamentaire qui nous institue, vous et moi, légataires spirituels d’Alphonse Gratry, car nous appartenons au groupe des « amis inconnus et à venir ».
« Je laisse à tout être humain que j’ai jamais salué ou béni, et à qui j’ai jamais adressé quelques paroles d’estime, d’affection ou d’amour, l’assurance que je l’aime et bénis deux ou trois fois plus que je ne l’avais dit. – Je lui demande de prier pour moi, pour que j’arrive au royaume de l’amour, où je l’attirerai aussi par l’infinie bonté de notre Père. – J’étends ceci à tous mes amis inconnus et à venir, et aussi loin que Dieu me permet de l’étendre, à tous les hommes. Je les salue tous devant Dieu, je les bénis du fond du cœur... »