« On sera amené, dit Julius Müller, à faire la vraie distinction de la loi et du devoir, en remarquant que l’usage de la langue met la notion du devoir, mais non celle de la loi, en relation immédiate avec le sujet individuel. On dit : « Mon devoir exige de moi ceci ou cela, » et non : « Ma loi » ; mais on dit : « La loi m’ordonne. » Dans la notion de devoir intervient l’élément de la subjectivité, tandis qu’il s’efface absolument dans la notion de loih. »
h – Lehre von der Sunde, tome Ier, p. 86 et 87 (3e édit.)
La loi étant d’essence une, universelle et absolue, tandis que les cas où elle doit se réaliser sont incessamment mobiles, variables et divers, il se découvre entre la loi et les cas particuliers une région intermédiaire qu’il n’est donné à la science ni de supprimer, ni de réduire, ni de gouverner, et qui fera l’objet de la doctrine des devoirs. Nous définissons, le devoir : la détermination de la loi dans le cas particulier.
La raison principale de la diversité et de la mutabilité des devoirs se trouve en effet dans les inégalités d’un individu à l’autre et dans les variations de la capacité morale chez le même individu. Car il ne peut y avoir obligation morale, actuelle et immédiate, que là où correspond une capacité disponible ; et il ne saurait pas plus y avoir à un moment donné excès d’obligation sur la capacité qu’excès de capacité sur l’obligation.
Mais c’est de cette rencontre de la loi et des cas particuliers que vont surgir les plus grandes difficultés théoriques et pratiques dans le domaine moral, celles qui ont le plus occupé et divisé les moralistes. Car, tandis que nous avions pu suivre dans notre section précédente un ordre symétrique, répondant à des phases constantes dans la marche pédagogique de la loi, il nous serait impossible de tenter une classification semblable des devoirs particuliers.
A l’unité de la loi, nous opposons donc la multiplicité des devoirs ; à l’universalité de l’une, le particularisme des autres ; à l’absoluité de l’une, l’extrême mutabilité des autres.
Il résulte déjà de notre définition du devoir que la tâche de la science ne saurait être de prévoir et de déterminer les devoirs concrets dans tous les cas donnés, mais seulement d’établir les principes qui doivent présider à l’appréciation du devoir de chaque moment par chaque individu.
En effet, l’appréciation du devoir individuel, pour être juste et correcte, suppose la connaissance de toutes les conditions intérieures et extérieures où se meut l’individu ; or, cette connaissance ne saurait appartenir à aucune autorité extérieure quelconque, ni scientifique, ni hiérarchique.
La casuistique nous révèle sa fausseté en ce qu’elle ne peut ramener le cas particulier à l’analogie d’un cas antérieur, les accorder et les ajuster ensemble, qu’en forçant l’un ou l’autre ou tous les deux.
Mais non seulement la conscience individuelle est seule compétente pour connaître et prononcer en ces matières ; elle en a par là même le devoir imprescriptible ; ce privilège renferme une obligation : la condition indispensable de sa dignité. Tout individu a pour premier devoir de rechercher son devoir, s’il ne l’aperçoit point, puis de l’exécuter une fois aperçu, en repoussant dans cette recherche toute ingérence d’autrui, même bien intentionnée, pour autant qu’elle aurait pour effet de le dispenser lui-même de l’exercice de ce premier droit, de l’exécution de ce premier devoir.
De ce que l’appréciation de l’obligation morale dans le cas particulier doive être laissée à la conscience individuelle, il ne résulte point que la détermination concrète du devoir soit facultative ou multiple. Le devoir concret, qui n’est pour ainsi dire que le point par lequel la loi, une et universelle, oblige l’individu, et comme l’incorporation de la loi dans le cas particulier, est, dans ces limites réduites, aussi inconditionnel et unique que la loi dont il émane, et, dans chaque cas particulier, il engage l’homme tout entier. Le sort éternel d’un individu peut dépendre de son attitude dans un cas donné : Abraham quitterait-il ou ne quitterait-il pas son pays ? Lèverait-il ou non le couteau sur son fils ? Jésus ferait-il un geste d’adoration devant le Prince de ce monde ? Le jeune homme riche consentirait-il à vendre ses biens ? Et encore que toute décision morale ne doive pas avoir des conséquences si absolues, il reste vrai que toute violation du devoir est une offense faite à la loi, qui diminue l’être moral, comme tout accomplissement du devoir le fortifie.
Les chances d’erreur dont peut être affectée l’appréciation du devoir concret peuvent tenir à deux extrêmes opposés, déjà désignés dans les Prolégomènes, et qui sont deux déterminations fausses du rapport du général au particulier : l’un, le latitudinarisme, consistant à relâcher, peut-être à rompre le lien qui rattache le devoir particulier et individuel au principe universel ; et le latitudinarisme devient synonyme d’antinomisme. C’est l’excès qui a donné naissance à la formule fameuse : la fin justifie les moyens. La seconde aberration, le rigorisme, consiste au contraire à ne pas tenir suffisamment compte des conditions particulières où la loi doit s’appliquer, à faire prévaloir le principe général dans le cas particulier avec une rigueur condamnée par ce principe lui-même.
L’importance du sujet de cette section ressort précisément du fait que la loi ne se présente guère à nous dans la pratique que sous la forme des devoirs, et la morale ignorant cette doctrine perdrait par là même la plus grande partie de son efficacité pratique.
Traitant la doctrine des devoirs comme nous avons fait celle de la loi, nous ramènerons à trois les propositions les plus importantes qui y sont renfermées :
- Que le devoir moral, aussi variable et multiple que les cas particuliers, est simple et unique dans chaque cas lui-même.
- Qu’il n’est pas possible que la prestation morale excède dans aucun cas le niveau de l’obligation.
- Que, si stricte que soit l’obligation morale dans le cas concret, elle réserve une place pour l’option individuelle dans l’activité morale.
C’est ici, en d’autres termes, que se poseront les questions de la collision des devoirs, des œuvres surérogatoires, celles enfin des catégories de l’indifférent et du permis.