C’est la foi chrétienne, et son point de départ, que les livres saints, qui contiennent ses origines, ses dogmes et ses préceptes, sont divinement inspirés. Les chrétiens n’entendent point par là cette action divine sur l’âme humaine qu’on a souvent appelée inspiration, dont Cicéron a dit : « Nul n’a jamais été un grand homme sans quelque souffle divina, » et qu’entendait Platon lorsqu’il disait : « Ce n’est point par art qu’ils font ces beaux poèmes, mais parce qu’un Dieu est en eux et qu’ils en sont possédés… Ils ne parlent pas ainsi par art, mais par la puissance divineb. » L’inspiration des livres saints du christianisme est un tout autre fait ; elle est spéciale et surnaturelle ; il y a du souffle divin dans toutes les grandes œuvres humaines ; les livres saints sont l’œuvre directement et personnellement inspirée de Dieu ; ils en contiennent eux-mêmes l’affirmation ; le langage de Jésus-Christ dans les Évangiles l’implique sans cesse ; et dans un grand nombre de passages, les Épîtres de saint Pierre et de saint Paul, ainsi que les Actes des apôtres, le déclarent positivement.
a – Pro Archia, c. viii.
b – J’ai traduit littéralement le texte grec que M. Cousin a rendu avec son élégance accoutumée. (Jon. t. IV, p. 249 et passim.
[Dans son Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique, M. Reuss le reconnaît : « Cette inspiration, dit-il, était regardée comme quelque chose de tout à fait exceptionnel, comme réservée à un petit nombre d’individus choisis par la Providence, et même pour des occasions spéciales et solennelles ; » et il renvoie aux divers textes du Nouveau Testament qui prouvent cette assertion. (T. I, p. 411 ; édition de 1860.)]
Ce principe chrétien de l’inspiration spéciale et divine des livres saints n’a pas été, dans l’origine, enfermé dans une acception aussi étroite que cela est arrivé plus tard. Dans les premiers temps de l’ère chrétienne, les chrétiens d’origine platonicienne, tout en distinguant avec soin l’inspiration des livres saints de l’inspiration des grandes œuvres poétiques humaines, s’efforçaient de déterminer le procédé commun de ces deux sortes d’inspiration et de les expliquer l’une par l’autre : « Ce n’est pas naturellement ni par les facultés humaines, dit saint Justin, qu’il est possible aux hommes de connaître des choses si grandes et divines ; c’est par la grâce qui descend alors d’en haut sur les saints. Et ce n’est pas de la révélation d’un art qu’ils ont besoin ; il leur faut s’offrir, purs eux-mêmes, à l’action de l’esprit divin, afin que l’archet divin, descendant lui-même du ciel et se servant des hommes justes comme des cordes d’une cithare ou d’une lyre, nous découvre la connaissance des choses divines. » — « Je pense, dit Athénagoras, que vous n’êtes point ignorants de Moïse ni d’Isaïe et des autres prophètes qui, détournés de leurs propres raisonnements, ébranlés par l’esprit divin, proclamaient ce qui retentissait en eux, l’esprit se servant d’eux et s’ajoutant à eux comme le musicien ajoute à sa flûte le souffle qui la fait chanter. »
Bientôt s’éleva dans le monde chrétien la question de savoir lesquels des livres religieux en circulation étaient réellement inspirés et lesquels ne possédaient pas ce divin caractère. De là provinrent les contestations relatives aux livres apocryphes et à la formation du Canon, ou recueil des saintes Écritures. Mais, dans les livres mêmes acceptés de tous comme divinement inspirés, de grands docteurs chrétiens, non seulement Origène, mais saint Jérôme et saint Augustin, reconnaissaient des erreurs grammaticales, des fautes qui ne pouvaient être attribuées à l’inspiration divine, et ils distinguaient, plus ou moins nettement, l’inspiration divine de l’imperfection humaine. Saint Jérôme signale des solécismes dans les Epîtres de saint Paul, et saint Augustin dit en parlant de saint Jean : « J’ose dire que peut-être Jean n’a pas parlé comme la chose est réellement, mais comme il a pu, car c’est un homme qui parle de Dieu. Inspiré de Dieu sans doute, mais homme pourtant… Quand nous rencontrons, chez les évangélistes, des locutions ainsi diverses, quoique non contradictoires, nous devons ne voir, dans les paroles de chacun, que la volonté au service de laquelle sont les paroles, et non pas, en misérables chicaneurs, attacher en quelque sorte la vérité à la forme extérieure des lettres, car c’est l’esprit même qu’il faut chercher, non seulement dans tous les mots, mais dans les autres symptômes par lesquels se manifestent les esprits. »
C’était en présence et en dépit de ces contestations, de ces explications et de ces libertés, que l’inspiration divine des livres saints était, au ive siècle, la foi commune et positive des chrétiens.
Je traverse douze siècles, cette longue époque pleine à la fois de ténèbres et d’éclairs lumineux, de silence et de bruit, d’oppression et de liberté, qui commence à l’invasion des barbares, se termine à la renaissance, et que, prise en masse, on appelle le moyen âge. Je me transporte tout à coup au xvie siècle, à cette époque de lutte publique, raisonnée et systématique entre les divers éléments moraux et sociaux qui, depuis la chute de l’empire romain, fermentaient pêle-mêle dans cette petite Europe destinée à conquérir et à civiliser ce que nous appelons le monde. Je recherche ce qu’est devenu, à travers tant d’années et tant d’événements, le principe de l’inspiration divine des livres saints, cette base de la foi et de la loi religieuse des sociétés chrétiennes. Deux réponses sont faites à cette question : l’une, au nom de l’Église catholique, par le concile de Trente, son représentant ; l’autre, au nom des Églises protestantes, par leurs grands docteurs et fondateurs. Le concile de Trente « reçoit tous les livres, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, puisque le même Dieu est auteur de l’un et de l’autre, les embrasse avec un pareil respect et une égale piété, » insère dans son décret le catalogue complet de ces livres, et déclare « anathème quiconque ne les reçoit pas tous pour sacrés et canoniques, avec tout ce qu’ils contiennent, tels qu’ils sont en usage dans l’Église catholique, et tels qu’ils sont dans l’ancienne édition vulgate latinec. »
c – Le saint concile de Trente, traduit par l’abbé Chanut ; p. 10-13. (Paris, 1686.)
Les fondateurs des grandes Églises protestantes, tout en commençant à exercer sur les textes et les manuscrits, les droits de la critique historique, proclament l’absolue et complète inspiration divine des livres saints, dans la forme comme au fond, récits, préceptes et paroles ; et la Bible, toute la Bible, l’Ancien et le Nouveau Testament, est la loi écrite sous la dictée de Dieu, pour la foi chrétienne.
Au xixe comme au xvie siècle, le décret du concile de Trente reste la règle de l’Église catholique ; et de nos jours, un théologien protestant, justement respecté pour l’élévation de son esprit comme pour l’énergique sincérité de sa foi, en soutenant le principe de la complète inspiration divine et de l’absolue infaillibilité de la Bible, a été poussé jusqu’à cette étrange assertion matérielle : « Toutes les expressions et toutes les lettres des dix commandements furent certainement écrites du doigt de Dieu, depuis l’aleph qui les commence jusqu’au caph qui les termine ; » et quelques pages plus loin : « Le décalogue, dirons-nous encore une fois, fut entièrement écrit du doigt de Jéhovah sur deux plaques de pierred. »
d – Théopneustie, par M Gaussen, 2e édit. (1842), p. 225, 242.
« Prenez garde, dit Bossuet ; vous donnez à Dieu des bras et des mains ; si vous n’ôtez de ces expressions tout ce qui se ressent de l’humanité, en sorte qu’il ne vous reste, dans les bras et les mains, que l’action et la force, vous errez… Dieu fait tout par commandement ; il n’a pas de lèvres à remuer et ne frappe point l’air avec la langue pour en tirer quelques sons ; il n’a qu’à vouloir et tout ce qu’il veut s’accomplite.
e – Élévations sur les mystères, t. IX, p. 66-68, 83, 103 et sixième avertissement sur les lettres de Jurieu, t. XXX, p. 57, 134.
Au xvie et au xixe siècle, l’empire des circonstances a tenu une grande place dans l’adoption de ces deux doctrines ainsi conçues et exprimées. Le concile de Trente, pour couper court aux controverses avec les réformateurs, plaça les livres saints et leur interprétation sous la garde de l’autorité suprême et infaillible de l’Église catholique attaquée. Les réformateurs, à leur tour, prirent, dans l’infaillibilité de la Bible elle-même divinement inspirée, un point fixe, une base ferme au sein du mouvement qu’ils provoquaient. Et de nos jours, d’une part l’Église catholique dans ses nouveaux périls, de l’autre, des protestants sincères dans leur ardeur pour le réveil de la foi chrétienne languissante, ont poussé les deux doctrines, les uns celle de l’autorité ecclésiastique, les autres celle de l’infaillibilité biblique, jusqu’à leurs plus extrêmes limites. A mon sens, au delà du droit et de la vérité. L’histoire explique les erreurs, mais ne les légitime pas. Je résume en deux mots celles, que je reproche aux deux doctrines que je rappelle ; elles portent atteinte, l’une aux droits de la liberté religieuse, l’autre à ceux de la science humaine. Et dans les deux cas, c’est au grand péril de la religion chrétienne mal comprise.
J’ai lu et relu scrupuleusement les livres saints, sans aucun dessein soit de critique, soit d’apologie, dans l’unique but d’en bien comprendre le caractère et le sens. Plus j’ai avancé dans cette étude et vécu, pour ainsi dire, avec la Bible, plus deux faits simultanés m’ont clairement apparu, le fait divin et le fait humain, à la fois profondément distincts et en contact intime. Dans la Bible je rencontre à chaque pas Dieu et l’homme : Dieu, être réel et personnel, à qui rien n’arrive et en qui rien ne change, identique et immuable au sein du mouvement universel, et qui donne lui-même cette unique définition de lui-même : « Je suis celui qui suis ; » l’homme, être incomplet, imparfait et variable, plein de lacunes et de contradictions, d’instincts sublimes et de penchants grossiers, de curiosité et d’ignorance, capable de bien et de mal, et perfectible au sein de son imperfection. Ce que la Bible nous montre incessamment, c’est Dieu et l’homme, leurs liens et leurs luttes, Dieu veillant et agissant sur l’homme, l’homme tantôt acceptant, tantôt repoussant l’action de Dieu. La personne divine et la personne humaine, s’il est permis de parler ainsi, sont là en présence l’une de l’autre, actives l’une et l’autre dans leurs relations et dans les événements. C’est l’éducation de l’homme après la création ; l’éducation de l’être religieux et moral, rien de moins, rien de plus. En élevant ainsi l’homme, Dieu ne le change pas ; il l’a créé intelligent et libre ; il l’éclaire d’une lumière divine sur la loi religieuse et morale ; il le laisse d’ailleurs plongé dans le laborieux et périlleux exercice de son intelligence et de sa liberté. Et à chaque époque, dans chaque circonstance, tout en continuant d’agir sur l’homme, Dieu le prend tel qu’il le trouve, avec ses passions, ses vices, ses faiblesses, ses erreurs, ses ignorances, tel que l’homme s’est fait et se fait chaque jour lui-même en usant, bien ou mal, de son intelligence et de sa liberté. C’est là la Bible et son histoire des rapports de l’homme avec Dieu.
Quel étrange contraste et pourtant quel intime et puissant lien, dans cette histoire, entre ce que j’ose à peine me permettre d’appeler les deux acteurs ! Dans aucune tradition ou invention poétique, dans aucune mythologie religieuse, Dieu n’apparaît aussi élevé, aussi pur, aussi étranger à l’imperfection et au trouble de la nature humaine, aussi immuable et serein dans la plénitude de la nature divine, aussi vraiment Dieu que le manifeste la Bible. D’autre part, chez aucun peuple, dans aucun récit ou document historique, l’homme ne se montre plus violent, plus rude, plus brutal, plus cruel, plus prompt à être ingrat et rebelle, envers Dieu qu’il ne l’est chez les Hébreux. Nulle part et dans aucune histoire la distance n’est si grande entre la sphère divine et la région humaine, entre le souverain et le sujet. Et pourtant jamais Israël ne se détache de Dieu ; malgré ses vices et ses emportements, il revient toujours à Dieu et reconnaît toujours, en les violant sans cesse, sa loi et son empire ; nulle part Dieu, à son tour, ne se montre aussi occupé de l’homme, à la fois aussi exigeant et aussi sympathique envers l’homme ; il ne le change pas d’un coup et par un acte de sa volonté souveraine ; il assiste à toutes ses imperfections, à toutes ses faiblesses, à tous ses égarements ; mais il ne l’abandonne jamais ; il tient toujours devant lui le flambeau de la lumière divine, et ne se désintéresse jamais de la destinée humaine. L’idée religieuse et morale est là exclusivement présente et dominante ; nulle part les préoccupations et les travaux de la science humaine n’ont tenu si peu de place dans la pensée et dans la société humaine. Dieu et les rapports de l’homme avec Dieu remplissent seuls les livres saints.
En quoi consistent ces rapports ? Par quels résultats se manifestent cette action continue de Dieu sur l’homme, ce dialogue incessant entre Dieu et l’homme ? Des lois, des préceptes, des commandements religieux et moraux, c’est là tout ce que Dieu adresse et impose à l’homme ; il ne lui parle pas d’autre chose ; il ne lui demande rien de plus que l’obéissance à sa loi. Dieu n’enseigne pas ; il commande. Dieu ne discute pas, il avertit. Et les organes de la parole de Dieu, les hommes qu’il prend pour ses interprètes et ses prophètes, Moïse, Samuel, Isaïe, ne font rien de moins et rien de plus. Quoique supérieurs, par quelques-unes de leurs connaissances, à la plupart de leurs contemporains, ils ne sont point des docteurs dans les sciences humaines ; de même qu’ils parlent la langue du commun peuple auquel ils s’adressent, de même ils partagent la plupart de ses ignorances et de ses erreurs sur les objets et les faits du monde fini au milieu duquel ils vivent comme lui. C’est quand ils lui transmettent les préceptes et les avertissements religieux et moraux de Dieu qu’ils ne sont plus de simples hommes de leur temps ; c’est alors, et seulement alors, que leur vient la lumière de l’inspiration divine et qu’ils la répandent autour d’eux.
Je ne veux pas me borner à résumer ainsi, en termes généraux, ce caractère essentiel des livres saints, la présence simultanée de l’élément divin et de l’élément humain, l’un dans toute sa sublimité, l’autre dans toutes ses imperfections ; Dieu révélant à l’homme sa loi religieuse et morale, mais sans porter ailleurs la lumière divine, et en prenant l’homme tel qu’il le trouve dans le point de l’espace et du temps où l’homme est place, avec toutes ses barbaries et ses imperfections. Je signalerai, dans les livres saints, quelques-uns des exemples particuliers où ce grand fait apparaît avec une incontestable évidence. J’ouvre la Genèse et je lis :
« Il arriva après ces choses que Dieu éprouva Abraham et lui dit : Abraham ! et il répondit : Me voici. Dieu lui dit encore : Prends maintenant ton fils, ton unique, celui que tu aimes, savoir Isaac, et va-t’en au pays de Morija pour l’offrir là en holocauste, sur une des montagnes que je te dirai. — Abraham donc, s’étant levé de bon matin, bâta son âne et prit deux de ses serviteurs avec lui, et Isaac son fils. Et ayant fendu le bois pour l’holocauste, il se mit en chemin et s’en alla au lieu que Dieu lui avait dit. — Au troisième jour, Abraham, levant ses yeux, vit le lieu de loin, et il dit à ses serviteurs : Demeurez ici avec l’âne ; nous marcherons, l’enfant et moi, jusque-là, et nous adorerons l’Éternel ; ensuite nous reviendrons à vous. — Abraham prit le bois de l’holocauste, et le mit sur Isaac son fils, et prit le feu en sa main et un couteau, et ils s’en allèrent tous deux ensemble. Alors Isaac parla à Abraham son père et dit : Mon père ! Abraham répondit : Me voici, mon fils ; et il dit : Voici le feu et le bois ; mais où est la bête pour l’holocauste ? Et Abraham répondit : Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de la bête pour l’holocauste. Et ils marchaient tous deux ensemble. — Et étant venus au lieu que Dieu lui avait dit, Abraham bâtit un autel et rangea le bois, et il lia Isaac son fils et le mit sur le bois qu’il avait dressé sur l’autel. Puis Abraham, avançant sa main, prit le couteau pour égorger son fils. Mais l’ange de l’Éternel lui cria des cieux disant : Abraham ! Abraham ! et il répondit : Me voici. Et il lui dit : Ne mets pas ta main sur l’enfant, et ne lui fais point de mal ; car maintenant j’ai connu que tu crains Dieu, puisque tu n’as point épargné ton fils, ton unique, pour moi. — Et Abraham, levant ses yeux, regarda, et voici derrière lui un bélier qui était retenu à un buisson par les cornes. Alors Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. »
Un homme qui, par ses lumières et l’élévation de son esprit comme par sa fidélité chrétienne, honore l’Église qu’il sert, le Dr Arthur Stanley, doyen de Westminster, explique et caractérise en ces termes le fait biblique que je rappelle : « Dans presque tous les anciens établissements religieux, et aussi dans quelques-uns plus modernes, il y a, dit-il, deux tendances puissantes, nées l’une et l’autre des meilleurs et plus purs sentiments de la nature humaine, mais qui, si la passion et la logique les poussent à un point extrême, deviennent inconciliables entre elles et contraires à leur plus noble but. L’une de ces tendances est le besoin de se concilier les pouvoirs supérieurs à l’homme, ou de leur plaire, ou de communiquer avec eux en leur offrant quelque objet cher à l’homme ou lié de près à sa vie. Là est la source de tous les sacrifices. La seconde tendance est ce profond instinct moral que l’homme ne peut plaire au créateur du monde, ou se le concilier, ou s’approcher de lui, que par une vie pure et des actions vertueuses. Abraham appelé à sacrifier son fils Isaac est le plus antique exemple de l’exagération et de la collision de ces deux tendances desquelles proviennent quelques-unes des principales difficultés de l’histoire ecclésiastique. Le sacrifice, la soumission de la volonté, dans le père et dans le fils, est accepté ; l’exécution effective du sacrifice est repoussée. Cette délivrance de l’infirmité, de l’exagération, de l’excès où peuvent tomber les plus nobles âmes et les plus nobles systèmes religieux, est la preuve la plus frappante d’une intervention divine et vigilante. Un proverbe dit que les situations extrêmes pour l’homme sont les occasions pour l’action de Dieu. Abraham était sur le point d’accomplir un acte que, même en présence de nobles motifs et d’un appel divin, la révélation et sa lumière venue plus tard ont déclaré interdit et maudit. A ce moment, la main d’Abraham est arrêtée, et la religion patriarcale est sauvée de ce conflit entre la rigueur de la loi hébraïque et la miséricorde de l’Évangilef. »
f – Lectures on the History of the Jewish Church ; Leçons sur l’histoire de l’Église juive, par Arthur Stanley (t. I, p. 47-54 ; Londres, 1867).
J’adhère pleinement au sentiment de M. Arthur Stanley ; mais je vais plus loin que lui, et il y a, dans le pathétique récit du sacrifice d’Abraham, autre chose encore que ce qu’il y signale. Cette intervention de Dieu pour arrêter l’acte qu’il a demandé est d’accord avec la doctrine générale de la Bible : elle condamne expressément les sacrifices humains (Lévitique 18.21 ; Deutéronome 13.31) ; mais l’exemple d’Abraham et plusieurs autres prouvent combien ils étaient encore dans les traditions et les mœurs féroces, non seulement de plusieurs peuples sémitiques, mais des Hébreux eux-mêmes. Dieu ne veut qu’éprouver Abraham, et il arrête l’épreuve dès que l’obéissance d’Abraham à l’ordre divin est bien constatée ; mais Abraham n’hésite pas à exécuter l’ordre divin et n’en témoigne aucune surprise ; le sacrifice d’Isaac est préparé et près de s’accomplir comme un événement presque ordinaire. L’homme est là dans sa plus dure et plus aveugle barbarie, en présence du Dieu souverain auquel il croit et veut rester soumis.
Il me serait facile de multiplier ces exemples et de montrer, dans bien d’autres passages de la Bible, ce caractère fondamental de l’histoire biblique, la pensée et la parole de l’homme en contact et en contraste avec la pensée et la parole de Dieu, quoique constamment en présence de la loi et de l’action divine. J’aime mieux chercher de nouvelles preuves à l’appui de ma conviction dans le rapprochement de l’Ancien et du Nouveau Testament, et dans le jour que la révélation chrétienne répand sur la révélation hébraïque par le progrès qu’elle lui fait faire sans la démentir.
Je dis le progrès ; il est immense, infiniment plus grand que l’imagination humaine n’eût pu le concevoir ; et en même temps le caractère de l’œuvre divine demeure absolument le même. Ce n’est plus, comme dans l’Ancien Testament, le combat orageux, la lutte continue de Dieu et de l’homme dans les événements de la terre et dans la vie d’un peuple ; Dieu n’intervient plus, dans le Nouveau Testament, pour avertir ou diriger, élever ou abaisser, récompenser ou punir l’homme en ce monde ; il ne décide plus directement de l’issue des batailles et du sort des États. C’est toujours Dieu pourtant, Dieu dans Jésus-Christ, avec toute sa sublimité ; il occupe et remplit seul la scène. Il y apparaît d’abord sous un autre aspect ; humainement parlant, il est la faiblesse même, destiné et décidé à devenir le type de l’abaissement et de la souffrance, la victime volontairement expiatoire du péché et de la chute de l’homme. Mais au sein de sa misère, il est Dieu, comme il l’était, pour Israël, dans l’éclat de sa puissance ; il le sait, il le dit, il le manifeste incessamment par ses actions et ses paroles, tantôt naturelles, tantôt miraculeuses. Et quel changement, quelle extension dans le but et la portée de ses actions et de ses paroles ! Tandis que, dans l’Ancien Testament, la scène se concentre dans un coin du monde, chez, un seul peuple, un petit peuple que Dieu sépare du reste du monde pour le soustraire à la contagion de l’idolâtrie, c’est pour le monde entier, pour tous les peuples, pour les générations futures comme pour les vivantes, pour les gentils comme pour les Juifs, pour les barbares de Malte comme pour les Grecs d’Athènes, que, dans le Nouveau Testament, Dieu se manifeste et parle ; c’est sur le genre humain qu’il répand sa lumière et ordonne à ses serviteurs d’étendre son empire.
Il fait autre chose encore et bien plus. Cette lumière divine que Jésus-Christ vient répandre sur le monde entier, quoiqu’elle émane toujours de la même source, elle devient bien plus complète et plus pure. Jésus-Christ est le premier à reconnaître que l’ancienne loi, quoiqu’elle vienne de Dieu, porte çà et là la trace des erreurs et des passions de l’homme : « Je ne suis pas venu, dit-il, pour abolir la loi, mais pour l’accomplir. » Et comment l’accomplit-il ? En écartant les erreurs qu’y avait mêlées, en comblant les lacunes qu’y avait laissées l’imperfection des hommes du temps et du lieu où elle a paru ; il dégage l’ancienne loi de tout élément humain et la ramène au seul élément divin, seul pur et parfait. Je supprime toute argumentation, tout commentaire ; je ne veux apporter, en preuve de ce grand fait, que les textes mêmes de l’Ancien et du Nouveau Testament dans quelques-uns de leurs plus essentiels préceptes.
Je lis dans Exode 21.24-25 : « Œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, plaie pour plaie, meurtrissure pour meurtrissure. » Jésus-Christ efface cette loi du talion : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous outragent et vous persécutent (Matthieu 5.43-44). »
Deutéronome 24.1 porte : « Quand quelqu’un aura pris une femme et qu’il se sera marié avec elle, s’il arrive qu’elle ne trouve pas grâce devant les yeux de cet homme-là parce qu’il aura trouvé en elle quelque chose d’infâme, il lui écrira une lettre de divorce, et, la lui ayant mise entre les mains, il la renverra hors de sa maison. » Je lis dans l’Évangile : « Les pharisiens vinrent à Jésus et lui demandèrent pour l’éprouver : Est-il permis à un homme de quitter sa femme ? Il répondit et leur dit : Qu’est-ce que Moïse vous a commandé ? — Ils lui dirent : Moïse a permis d’écrire la lettre de divorce et de la répudier. Et Jésus répondant leur dit : Il vous a laissé cette loi par écrit à cause de la dureté de votre cour ; mais au commencement de la création, Dieu ne fit qu’un homme et une femme. C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme ; et les deux seront une seule chair ; ainsi ils ne sont plus deux, mais ils sont une seule chair. Que l’homme ne sépare donc point ce que Dieu a uni. » (Marc 10.2-9 ; Matthieu 19.3-9)
La loi mosaïque condamne à mort tout adultère : « Quand on trouvera un homme couché avec une femme mariée, ils mourront tous deux, tant l’homme qui a couché avec la femme que la femme, et tu ôteras le mal d’Israël (Deutéronome 22.22). » Jésus-Christ est appelé à prononcer sur un cas semblable : « Les scribes et les pharisiens lui amenèrent une femme qui avait été surprise en adultère, et l’ayant mise au milieu, ils lui dirent : Maître, cette femme a été surprise sur le fait, commettant adultère ; — or Moïse nous a ordonné, dans la loi, de lapider ces sortes de personnes ; toi donc, qu’en dis-tu ? — Ils disaient cela pour l’éprouver, afin de le pouvoir accuser. Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur la terre. — Et comme ils continuaient à l’interroger, s’étant redressé, il leur dit : Que celui de vous qui est sans péché jette, le premier, la pierre contre elle. Et s’étant encore baissé, il écrivait sur la terre. — Quand ils entendirent cela, se sentant repris par leur conscience, ils sortirent l’un après l’autre, commençant depuis le plus vieux jusqu’aux derniers, et Jésus demeura seul avec la femme qui était là au milieu. Alors Jésus s’étant redressé, et ne voyant personne que la femme, il lui dit : Femme, où sont ceux qui t’accusaient ? Personne ne t’a-t-il condamnée ? — Elle dit : Personne, Seigneur. Et Jésus lui dit : Je ne te condamne point non plus ; va-t’en et ne pèche plus à l’avenir (Jean 8.3-11). »
Le culte mosaïque est chargé de cérémonies minutieuses et de conditions rigoureuses qui attachent à certains actes extérieurs, accomplis dans un certain lieu, le devoir de l’adoration et de la prière. Non seulement Jésus-Christ s’élève contre les scribes et les pharisiens qui placent dans ces actes toute leur foi et leur piété ; il fait plus ; il enseigne à ses disciples la simplicité vivante de l’Oraison dominicale ; et quand la femme samaritaine qu’il rencontre auprès du puits de Jacob lui dit : « Nos pères ont adoré sur cette montagne, et vous dites, vous autres, que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem. » Jésus lui répond : Femme, crois-moi ; le temps vient, et il est déjà venu, que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car le Père demande de tels adorateurs. Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité (Jean 4.20-24). »
Ainsi, non pour abolir mais pour accomplir l’ancienne loi, pour la mettre en harmonie avec l’œuvre nouvelle et universelle qu’il vient poursuivre, Jésus-Christ en écarte ce que, dans d’autres temps et pour une œuvre plus limitée, y a introduit l’imperfection humaine ; il n’y laisse que l’élément divin dans toute sa pureté et son empire. Mais il ne laisse à l’élément divin que son empire religieux et moral, car c’est au nom de celui-là seul qu’il parle ; la loi religieuse et morale est la seule que Jésus-Christ révèle et répande dans le monde entier ; nulle autre pensée ne se mêle à sa doctrine, nul autre but à son action ; dans le Nouveau Testament, ni la politique ni la science humaine ne tiennent absolument aucune place ; Jésus-Christ ne pense à satisfaire ni l’ambition sociale ni la curiosité intellectuelle ; il ne veut faire ni des rois ni des docteurs ; dès qu’il voit apparaître leurs prétentions, il les écarte : « Rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu, et à César ce qui appartient à César… Je te loue, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et que tu les as révélées aux enfants (Matthieu 22.21 ; 11.25). » C’est de l’âme humaine seule, de l’être humain dans sa simplicité native, que Jésus-Christ se préoccupe ; les rapports de l’homme, de tout homme avec Dieu, l’état et le sort de l’âme humaine, de toute âme humaine, dans le présent et dans l’avenir, c’est là l’idée unique, l’œuvre unique du Nouveau Testament. Jésus-Christ sait qu’une fois accomplie, cette œuvre portera, pour la destinée et les relations des hommes en ce monde, ses salutaires conséquences : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données pardessus (Matthieu 6.33).
Je n’hésite donc pas à l’affirmer ; la science humaine, dans ses objets spéciaux et divers, l’astronomie, la géologie, la géographie, la chronologie, la physique, la critique historique, tout cela est étranger à la source et à l’œuvre des livres saints. C’est là le domaine de l’esprit humain livré à lui-même et à lui seul ; ce sont les fruits lentement cultivés et acquis par le travail intellectuel des générations successives. Si donc, en dehors des faits déclarés miraculeux, vous rencontrez, dans les livres saints, des termes, des assertions en désaccord avec les vérités reconnues dans ces diverses sciences, ne vous étonnez pas, ne vous inquiétez pas ; ce n’est pas là que Dieu a porté son divin flambeau ; ce n’est pas là la parole de Dieu ; c’est le langage des hommes du temps selon la mesure de leur savoir ou de leur ignorance, le langage qu’ils parlaient et qu’il fallait leur parler pour être compris d’eux. Je m’étonne d’avoir à le dire, tant le fait est simple et clair : en matière de religion et de morale, il y a, en tout temps et en tout lieu, dans toutes les nations et les générations humaines, des instincts spontanés, des aspirations et des idées communes qui suscitent partout un langage semblable, et le font comprendre et accueillir par tous ceux à qui il s’adresse, quelque inégalement instruits et civilisés qu’ils soient d’ailleurs ; mais dans les matières purement scientifiques rien de pareil ne se rencontre ; la masse des hommes voit et parle, non selon la science, mais selon l’apparence ; et ils comprennent ou ne comprennent pas, ils écoutent ou n’écoutent pas, selon le degré de connaissance ou d’ignorance scientifique où ils sont placés. Qu’auraient dit les Hébreux dans le désert, ou les Juifs réunis autour des apôtres, ou les sauvages de la Polynésie aux missionnaires chrétiens, si on leur eût dit que c’est la terre qui tourne autour du soleil, et qu’elle est un sphéroïde habitable et habité sur les points opposés de sa circonférence ? Quoi de plus naturel et de plus inévitable que l’accord du langage des livres saints avec l’imperfection scientifique des hommes sur toutes ces matières, au milieu même de l’inspiration divine sur la loi religieuse et morale de l’humanité ?
Personne n’admire et n’honore plus que moi la science ; elle est l’une des missions et l’une des gloires de l’homme ; mais elle n’a pas de place dans les rapports de l’homme avec Dieu et dans l’action de Dieu sur l’homme. Dieu n’est pas un docteur sublime qui révèle à l’homme les vérités scientifiques pour lui donner le noble plaisir de les contempler et de les répandre ; il a laissé cette recherche au travail purement humain. L’œuvre divine est plus complexe et plus grande ; elle est essentiellement pratique ; ce dont l’homme, tout homme a besoin et soif, ce que l’humanité tout entière demande à Dieu, les plus simples comme les plus savants, c’est la lumière des vérités religieuses et morales qui doivent régler son âme et sa vie, et décider de son sort éternel. C’est à l’humanité tout entière que Dieu répond ; c’est à tous les hommes, et pour les sauver en les régénérant, que s’adressent les livres saints. Un philosophe célèbre, grand et sincère esprit, mais l’un des plus égarés parmi les grands égarés de l’intelligence humaine, Spinoza, en a pensé autrement ; selon lui, « il s’en faut que toutes les âmes soient appelées à jouir, avec la même plénitude, de la vie éternelle… Ce qui subsiste après la mort, c’est la raison ; ce sont les idées adéquates ; tout le reste périt. Les âmes que la raison gouverne, les âmes philosophiques qui, dès ce monde, vivent en Dieu, sont donc à l’abri de la mort, ce qu’elle leur ôte n’étant d’aucun prix. Mais ces âmes faibles et obscurcies, où la raison jette à peine quelques lueurs, ces âmes toutes composées en quelque sorte de vaines images et de passions, périssent presque tout entières ; et la mort, au lieu d’être pour elles un simple accident, atteint jusqu’au fond de leur être. Au contraire, l’âme du sage peut à peine être troublée ; possédant, par une sorte de nécessité éternelle, la conscience de soi-même et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être, et la véritable paix de l’âme, il la possède pour toujoursg. »
g – Œuvres de Spinoza, traduites par Émile Saisset ; Introduction, t. I, p. 180-188 ; Éthique, t. III, p. 291.
Je ne connais pas de plus étrange aberration de l’orgueil humain dans la pensée ; et, malgré la faveur dont quelques esprits distingués essayent aujourd’hui d’entourer le nom de Spinoza, je ne pense pas que, dans un temps qui fait la guerre à tous les privilèges, il y ait chance, pour les philosophes, de se faire reconnaître celui de l’immortalité.