1.[1] Lorsque, contre toute espérance, les hébreux eurent ainsi été sauvés, ils furent de nouveau cruellement en peine, tandis qu'on les menait vers le mont Sinaï. La contrée était absolument déserte, dénuée de toute production propre à leur subsistance et extrêmement pauvre en eau ; non seulement elle ne pouvait rien fournir aux hommes, mais elle n'était même pas capable de nourrir aucune espèce animale ; en effet, c'est une terre sèche, d'où ne sort aucune humidité propice à la végétation. C'est par un tel pays qu'ils étaient contraints de cheminer, aucune autre route ne leur étant ouverte. Des lieux antérieurement parcourus ils avaient emporté de l'eau, selon l'ordre de leur chef, et, quand cette eau fut épuisée[2], ils essayèrent d'en retirer de puits. Ce fut un travail pénible à cause de la dureté du sol ; mais ce qu'ils trouvaient était amer, non potable et, au surplus, en quantité très minime.
En marchant ainsi, ils arrivèrent aux approches du soir à Mar, localité qu'ils appelèrent de ce nom à cause de la mauvaise qualité de l'eau — en effet, l'amertume[3] se dit mar — ; et là, épuisés par cette marche ininterrompue et par le manque de nourriture — à ce moment ils n'en avaient plus du tout —, ils font halte. Un puits se trouvait là, c'était une raison de plus pour y demeurer ; sans doute, il ne pouvait à lui seul suffire à une si grande armée, cependant c'était un léger encouragement pour eux de l'avoir trouvé dans de tels parages ; car ils avaient ouï dire à ceux qui allaient aux informations qu’ils n'en rencontreraient plus aucun en poursuivant leur route. Mais cette eau-là était amère, et non seulement les hommes ne pouvaient la boire, mais les bêtes de somme même ne la supportaient pas.
[1] Exode, XV, 23.
[2] Pour ces détails ajoutés par Josèphe au récit de l'Exode, cf. Mechilta, éd. Weiss, p. 53. et Tanhouma sur le même passage : selon quelques commentateurs, les mots de l'Écriture : « Et ils ne trouvèrent point d'eau » feraient allusion aussi à l'épuisement de leurs provisions de route.
[3] Josèphe traduit l'hébreu mar comme les LXX.
2. Moïse, voyant leur découragement et l'inefficacité des paroles en une telle circonstance, — car ce n'était pas une armée véritable, capable d'opposer à la contrainte de la nécessité la force virile ; l'élan généreux de leurs sentiments était enrayé par la foule des enfants et des femmes, qui n'étaient pas de force à recevoir les enseignements de la raison —, Moïse donc était dans le plus grand embarras, parce qu'il faisait siennes les souffrances de tous. En effet, on n'avait recours à personne qu'à lui ; tous l'adjuraient, les femmes pour leurs enfants, les maris pour leurs femmes, de ne pas se désintéresser d'eux, mais de leur procurer quelque moyen de salut. Il se met alors à supplier Dieu de débarrasser l'eau du mauvais goût qu'elle avait et de la rendre potable. Et comme Dieu consentit à lui faire cette faveur, ayant saisi l'extrémité d'un bâton qui se trouvait sur le sol à ses pieds, il le fendit par le milieu[4], dans le sens de la longueur, puis, l'ayant jeté dans le puits, il persuada aux hébreux que Dieu avait prêté l'oreille à ses prières et avait promis de rendre l'eau telle qu'ils la désiraient, pourvu qu'ils exécutassent ses ordres, non avec mollesse, mais avec ardeur. Ceux-ci demandant ce qu'il leur faudra faire pour que l'eau s'améliore, il ordonne à ceux qui étaient dans la force de l'âge de tirer l'eau du puits, en leur disant que ce qui resterait au fond, quand ils en auraient eu vidé la plus grande partie, serait potable. Ils se mirent à l’œuvre, et l'eau travaillée et purifiée par leurs coups incessants[5] devient bientôt bonne à boire.
[4] La Bible ne dit rien de tel.
[5] Moyen rationnel substitué par Josèphe au phénomène miraculeux raconté par la Bible. Cf. Guerre, liv. IV, VIII, 3.
3.[6] Partis de là, ils arrivent à Elis[7] ; de loin, cette localité avait belle apparence, car elle était plantée de palmiers, mais, quand on en fut près, on se convainquit, au contraire, que c'était un méchant lieu ; car ces palmiers, qui n'étaient pas plus de soixante-dix, croissaient péniblement et demeuraient tout au ras du sol, faute d'eau, tout l'endroit étant sablonneux. Même des sources qui se trouvaient là, au nombre de douze, il ne jaillissait pas assez d'eau pour les arroser ; et comme rien n'en pouvait sourdre ni s'élever en l'air, elles ne donnaient que de rares filets de liquide et l'on creusait le sable sans rien rencontrer ; encore le peu d'eau qu'ils parvenaient à recueillir goutte à goutte se trouvait impropre à tout usage, tant il était trouble. Et les arbres étaient trop débiles pour porter des fruits, faute d'eau pour leur donner de la vigueur et de l'élan. Aussi incriminait-on le chef et l'accablait-on d'injures : ces misères, ces épreuves malheureuses, c'était par lui qu'on les endurait, disaient-ils. Ils en étaient à leur trentième jour[8] de marche ; les provisions qu'ils avaient emportées était complètement épuisées[9], et, comme ils ne trouvaient rien en route, ils désespéraient complètement. Tout à la pensée de leur malheur présent, qui les empêche de se souvenir des bienfaits qu'ils doivent à Dieu d'une part, à la vertu et à l’intelligence de Moïse de l'autre, ils n'ont pour leur chef que de la colère, et s'élancent pour le lapider[10], comme s'il était le plus responsable de leur détresse actuelle.
[6] Exode, XV, 27.
[7] En hébreu : Élim.
[8] Exode, XVI, 1 ; on dit, dans ce passage, que les Israélites étaient au 15e jour du 2e mois, à compter de la sortie d'Égypte, laquelle s'était effectuée le 15 du 1er mois. Cf. les calculs du Talmud, Shabbat, 87 b.
[9] Cf. Pseudo-Jonathan sur Ex., XVI, 2 : « la pâte qu'ils avaient emportée était épuisée ».
[10] Dans la Bible, il n'est question de lapider Moïse que plus loin (Ex., XVII, 4).
4. Mais lui, devant cette foule ainsi surexcitée et animée contre lui de sentiments violents, fort de l'appui de Dieu et de la conscience qu'il a d'avoir veillé sur ceux de sa race, s'avance au milieu d’eux tandis qu'ils vocifèrent et tiennent encore des pierres dans leurs mains ; avec son aspect si agréable et son éloquence si persuasive pour la foule, il commence à apaiser leur colère, les exhorte à ne pas oublier, sous l'impression des difficultés actuelles, les bienfaits antérieurs, et à ne pas chasser de leurs pensées, parce qu'ils souffrent présentement, les grâces et les faveurs considérables et inespérées qu'ils avaient reçues de Dieu. Ils doivent compter qu'ils seront tirés aussi des embarras actuels, grâce à la sollicitude divine, car, vraisemblablement, c'était pour éprouver leur vertu, pour savoir de quelle force d'âme ils étaient doués, quelle mémoire ils conservaient des services déjà rendus, et s'ils n'y reporteraient point leur pensée sous l'influence des maux actuels, que Dieu les accablait maintenant de ces tourments. Il leur reproche de ne savoir ni les endurer, ni se souvenir d'un heureux passé, en faisant si peu de cas de Dieu et du dessein selon lequel ils ont quitté l'Égypte, et en montrant tant d'humeur contre lui-même, serviteur de Dieu, lui qui ne leur a jamais menti, ni dans ses discours, ni dans les ordres qu'il leur a donnés selon les instructions divines. Puis il leur énumère tout, comment les Égyptiens ont été détruits en voulant les retenir de force contre la volonté de Dieu, comment le même fleuve se changea pour ceux-là en sang, de sorte qu'ils ne purent boire de ses eaux, tandis que pour eux-mêmes elles restaient potables et douces, comment, traversant la mer qui s'écartait d'eux au loin en leur ouvrant un chemin tout nouveau, ils y trouvèrent le salut pour eux-mêmes, tandis qu'ils voyaient leurs ennemis périr ; comment, lorsqu'ils manquaient d'armes, Dieu leur en procura abondamment ; enfin il leur dit toutes les circonstances où, quand ils paraissaient à deux doigts de leur perte, Dieu les avait sauvés à l'improviste, quelle puissance était la sienne, qu'il ne fallait donc pas non plus désespérer maintenant de sa providence, mais patienter sans colère, en songeant que le secours ne peut tarder, même s'il ne vient pas immédiatement, avant toute épreuve fâcheuse, et considérer que ce n'est pas par indifférence que Dieu temporise, mais bien pour éprouver leur courage et leur amour de la liberté, « afin de savoir, dit-il, si, à l'occasion, vous pourriez supporter généreusement pour elle la privation d'aliments et le manque d'eau, ou si vous préférez l'esclavage, comme les bêtes que leurs maîtres domptent et nourrissent copieusement en vue des services qu'ils en attendent ». Il ajoute que, s'il craint quelque chose, ce n'est pas tant pour sa propre sécurité, — car ce ne sera pas un malheur pour lui de mourir injustement —, que pour eux-mêmes ; il a peur qu'en lançant des pierres contre lui, ils n'aient l'air de mépriser Dieu.
5. Il les calme ainsi, arrête leurs bras prêts à le lapider et les amène à se repentir de l'acte qu'ils allaient commettre : mais, ayant songé que cette agitation provoquée par la nécessité n'était pas déraisonnable, il réfléchit qu'il devait aller supplier et invoquer Dieu, et, monté sur un observatoire élevé, il lui demande de procurer quelque secours au peuple et de l'arracher à sa détresse, — car c'était en lui que se trouvait leur salut et en nul autre —, et de pardonner au peuple ce qu'il venait de commettre sous l'empire de la nécessité, car la race des hommes est naturellement portée à se plaindre et à récriminer dans la mauvaise fortune. Dieu promet[11] de prendre soin d'eux et de leur fournir ces ressources tant souhaitées. Moïse, ayant entendu cette réponse de Dieu, retourne auprès du peuple. Ceux-ci, en le voyant tout réjoui des promesses divines, passent de l'abattement à une humeur plus gaie, et lui, debout au milieu d'eux, dit qu'il vient leur apporter de la part de Dieu un secours contre les embarras présents. Et, peu après, une quantité de cailles[12] (cette espèce d'oiseaux abonde, plus que toute autre, dans le golfe Arabique) traverse ce bras de mer et vient voler au-dessus d'eux ; et, fatiguées de voler, habituées, d'ailleurs, plus que les autres oiseaux à raser la terre, elles viennent s'abattre sur les Hébreux. Ceux-ci, les recueillant comme une nourriture préparée par Dieu, soulagent leur faim. Et Moïse adresse des actions de grâce à Dieu pour les avoir secourus si vite et comme il l'avait promis.
[11] Exode, XVI, 12.
[12] Exode, XVI, 13.
6.[13] Aussitôt après ces premiers secours en vivres, Dieu leur en envoya une seconde fois. En effet, tandis que Moïse élève les mains en prière, une rosée tombe à terre, et, comme elle adhérait en se coagulant[14] à ses mains, Moïse, soupçonnant que c'était là un aliment envoyé par Dieu, la goûte, et, charmé, tandis que le peuple, dans son ignorance, la prend pour de la neige et l'attribue à l'époque de l'année où l'on se trouvait[15], il leur apprend que cette rosée descendue du ciel n'est pas ce qu'ils supposent, mais qu'elle est destinée à les sauver et à les nourrir ; en la goûtant, ils s'en convaincraient. Ceux-ci, imitant leur chef, eurent plaisir à manger de cette substance[16], car elle tenait du miel par sa saveur douce et délicieuse et ressemblait à cette espèce d'aromate nommée bdella[17] ; la grosseur était celle d'une graine de coriandre. Ils mirent à la récolte une ardeur extrême. Mais il leur était recommandé à tous également de n'en récolter chaque jour qu'un assaron[18] (c'est le nom d'une mesure), cet aliment ne devant jamais leur faire défaut ; c'était là une précaution afin que les faibles ne fussent pas empêchés d'en prendre par les forts, qui profiteraient de leur vigueur pour faire une récolte plus copieuse. Ceux qui, néanmoins, recueillaient plus que la mesure prescrite n'avaient aucun avantage pour la peine qu'ils se donnaient, car ils ne trouvaient rien de plus qu'un assaron ; et tout ce qu'on mettait de côté pour le jour suivant ne servait plus à rien : les vers et l'amertume l'abîmaient, tant cet aliment était divin et extraordinaire. Il remplaçait pour ceux qui en mangeaient tous les autres aliments absents[19]. Et encore aujourd'hui[20] tout ce lieu est arrosé d'une pluie semblable à celle que jadis, par faveur pour Moïse, Dieu envoya pour leur servir de nourriture. Les Hébreux appellent cet aliment manna[21], car le mot man est une interrogation dans notre langue et sert à demander : « Qu'est-ce que cela ?[22] » Ils ne firent donc que se réjouir de cet envoi du ciel et ils usèrent de cette nourriture pendant quarante ans, tout le temps qu'ils furent dans le désert.
[13] Exode, XVI, 14.
[14] Dans une interprétation midraschique (Mechilta, Weiss, p. 58) d'un verset des Psaumes (LXXVIII, 25) qui rappelle l'épisode de la manne, on attribue à Josué un fait analogue à celui qui est rapporté ici à propos de Moïse.
[15] L'Écriture ne parle pas de neige (il ne neige guère dans le désert arabique), mais de gelée blanche. La comparaison avec la neige est déjà dans Artapanus. Dans la Mechilta (sur Ex., XVI, 14) R. Josué ben Hanania (Tanna de la fin du Ier et du commencement du IIe siècle) dit que la manne était menue comme du givre, interprétation adoptée par le Pseudo-Jonathan.
[16] Nombres, XI, 7.
[17] Plus connu sous le nom de bdellium. Cette comparaison de la manne au bdellium, — pour la couleur —, n'est pas dans l'Exode, mais dans les Nombres (XI, 7). L'explication que donne Josèphe du mot hébreu bdôlah, qu'il traduit par « sorte d'aromate », n'est pas celle des LXX.
[18] Josèphe substitue ici l'assaron (hébreu : issarôn) à une autre mesure, l'ômer, que donne l'Exode (XVI, 16). Les deux mesures sont, d'ailleurs, équivalentes. L'ômer, selon la Bible elle-même (Ex., XVI, 36), vaut un dixième d'éfa, et l'issarôn, comme son nom l'indique, vaut, de même, un dixième d'éfa (31,64).
[19] La Sapience dit de même de la manne qu'elle renfermait tout ce qui est agréable au goût (XVI, 20) et qu'elle se changeait en tout ce qu'on désirait (21). Cette tradition se retrouve dans le Midrash. Exode Rabba (XXV) dit que la manne avait toutes les saveurs et que chaque Israélite y trouvait celle qui lui plaisait. Dans Yoma, 75 a, R. Abbahou (Amora de la fin du IIIe siècle) dit en jouant sur le terme hébreu (Nombres, XI, 8) : « De même que l'enfant trouve différentes saveurs au lait maternel, de même les Israélites trouvaient différentes saveurs à la manne ». R. Yosé ben Hanina (Amora du IIIe siècle) disait (ibid., 75 b) que la manne avait le goût du pain pour les jeunes gens, de l’huile pour les vieillards, du miel pour les petits enfants. Cf. des variantes des mêmes dires dans Sifré sur Nombres, XI, 8 ; Tanhouma (Sur Ex., XVI, 14) ; Ex. R., V ; Pesikta, 110 a.
[20] Cette observation est confirmée par ceux qui ont visité cette partie de l'Arabie. Il existe une manne végétale provenant d'un arbrisseau, la Tamirix mannifera.
[21] Manna est l'araméen de man.
[22] Même étymologie que dans l’hébreu et les LXX.
7.[23] Lorsque, partis de là, ils arrivèrent à Raphidin[24], tourmentés par une soif extrême, – car après avoir dans les premiers jours rencontré quelques sources, ils se trouvaient maintenant dans un pays absolument dépourvu d'eau —, leur situation était pénible et ils recommençaient à s'irriter contre Moïse. Mais lui, échappant à grand peine aux transports de la foule, se met à prier Dieu, et lui demande, de même qu'il leur avait donné à manger dans le besoin, de leur procurer aussi à boire, car c'en était fait de leur reconnaissance pour la nourriture qu'ils avaient reçue, si la boisson leur faisait défaut. Dieu ne différa pas longtemps d'accorder cette faveur ; il promit à Moïse de produire une source abondante qui jaillirait d'un endroit imprévu. Et il lui commande de frapper de son bâton la roche qui se trouvait là devant leurs yeux ; c'était d'elle qu'ils recevraient en abondance tout ce qu'ils désiraient ; il veillerait aussi à ce que l'eau leur apparût sans peine ni travail. Moïse, ayant reçu ces promesses de Dieu, revient auprès du peuple, qui était dans l'attente et tenait les regards fixés sur lui ; car on l'avait déjà aperçu qui descendait vivement de la colline. Dès qu'il arrive, il leur dit que Dieu voulait les délivrer aussi de cette détresse et qu'il daignait même les sauver d'une façon inespérée ; de la roche jaillirait pour eux un courant d'eau. Tandis que cette nouvelle les stupéfie à la pensée d'être encore obligés, tout épuisés qu'ils sont par la soif et le voyage, à tailler dans le rocher, Moïse le frappe de son bâton ; celui-ci s'entrouvrant, il s'en échappe une eau abondante et parfaitement limpide. Eux sont frappés de l'étrangeté de ce spectacle et rien qu’à son aspect, leur soif se calme déjà ; ils en boivent, et ce liquide leur parait agréable et délicieux et tel qu'un vrai présent de Dieu. Ils en conçoivent aussi de l'admiration pour Moïse, si fort en honneur auprès de Dieu et ils offrent des sacrifices pour remercier Dieu de la providence dont il les a entourés. L'écrit[25] déposé dans le temple atteste que Dieu avait prédit à Moïse qu'il ferait ainsi sortir de l'eau du rocher.
[23] Exode, XVII, 1.
[24] En hébreu : Rephidim.
[25] Il ne peut s'agir que de la Tora : cf. Antiquités, liv. V, I, 17.