Que pense la Bible1 de la solidarité ? Loi de l’histoire profane et du développement humain général, la solidarité l’est-elle, et au même titre, de l’histoire et du développement du règne de Dieu ? La question n’est pas sans importance. Et sa réponse, si elle se trouvait défavorable à la solidarité, serait de nature, soit à discréditer les documents de la révélation pour ceux qui estiment avant tout ceux de l’histoire profane, soit à disqualifier ceux de l’histoire profane pour ceux qui estiment avant tout les documents de l’histoire biblique. De toutes manières il y aurait trouble, schisme et incertitude. Au contraire, la Bible parle-t-elle, de la solidarité dans les mêmes termes que l’histoire profane, en tient-elle le même compte, en fait-elle également la grande loi de l’histoire religieuse de l’homme et du développement du règne de Dieu, — il résultera nécessairement de cet accord un plus grand crédit en faveur du christianisme, son autorité, les présuppositions favorables dont il jouit en vertu de son excellence morale, en seront rehaussées d’autant.
1 – Envisagée comme le document général de la révélation rédemptrice.
Or nous retrouvons la solidarité reconnue et son exercice sous-entendu, dans toutes les pages et à tous les degrés de la Révélation. La grande loi de l’histoire humaine est aussi celle de l’histoire du règne de Dieu.
Premier indice. — Dès les premières pages de la Bible, nous sommes en présence de noms d’hommes qui deviennent aussitôt des noms de peuples, au point qu’on se demande s’ils furent jamais autre chose. Cela est déjà significatif de l’angle sous lequel les écrivains sacrés envisagent l’histoire.
Deuxième indice. — L’objet de toute la littérature hébraïque, ce n’est-pas un homme, l’Israélite, tel Israélite, mais Israël, le peuple, c’est-à-dire les individus dans leur enchaînement solidaire, et plutôt encore cet enchaînement que les individus qui le composent. Si quelque personnage est mis en scène, si sa vie est racontée, ses exploits exaltés et ses crimes flétris, c’est à cause des conséquences bénies ou maudites qu’il a pour le peuple ; c’est dans sa solidarité avec le peuple qu’il est considéré2.
2 – Je pourrais citer ici d’innombrables exemples je passe, ils sont dans toutes les mémoires.
Troisième indice. — Le décalogue, à qui s’adresse-t-il ? A l’individu semble-t-il, puisqu’il y est dit « Tu ne tueras point ; tu ne convoiteras point », le plus individuel et le plus intérieur, le plus intime de tous les commandements. Il n’en est rien ; c’est au peuple : « Ecoute Israël… » Et en effet, la législation mosaïque, ou soi-disant mosaïque, est une législation nationale. Elle part du point de vue que nous avons mentionné plus haut, comme expliquant seul le sentiment patriotique de l’unité nationale, celui de la personnalité collective. Point de vue solidariste par excellence puisque le peuple y est envisagé comme responsable de ses fautes passées aussi bien que de ses fautes présentes, que le peuple répond pour les individus et les individus pour le peuple, et que les désobéissances d’une génération débordent toujours sur les générations suivantes. Et, en effet, le décalogue déclare que Yahvé punit jusqu’à la troisième et quatrième génération l’iniquité des pères sur les enfants, et bénit jusqu’à mille générations ceux qui l’aiment et lui obéissent. On a quelquefois accusé cette déclaration d’injustice. En regard des faits, elle n’est que la formule exacte de la loi de solidarité qui s’accomplit dans l’histoire. Je dis exacte. Pourquoi ? Parce que la tendance du mal est de se détruire lui-même (troisième et quatrième générations), et que la tendance du bien est de se perpétuer lui-même indéfiniment (millième génération). Il y a donc là une compréhension, une pénétration extraordinairement juste et profonde du fait de solidarité, de sa nature et de ses conditions.
Quatrième indice. — L’alliance que conclut Dieu avec Abraham est une alliance qui embrasse sa postérité tout entière : « Je ferai de toi une grande nation. Toutes les familles de la terre seront bénies en toi et en ta postérité. » Un individu qui devient un peuple, un peuple qui hérite de la bénédiction de son fondateur ; une bénédiction qui atteint l’humanité par celle d’un homme et d’un peuple. Il y a là une conception très précise et très juste de la solidarité physique et morale qui préside aux rapports des individus aux collectivités et des collectivités entre elles. Elle est entièrement confirmée par ce que nous avons vu d’autre part du spectacle de l’histoire.
Cinquième indice. — J’arrive à un des traits distinctifs et absolument originaux de la littérature sacrée d’Israël, à savoir l’idée de l’humanité qu’elle manifeste. Cette grande idée, qui n’a paru qu’assez tard dans le reste de l’antiquité, où elle n’est jamais complètement développée en dehors de l’influence chrétienne, semble avoir été ancienne dans la religion des Hébreux, s’il faut en croire les documents contemporains de cette religion même. En tous cas, Israël est le seul peuple de l’antiquité qui ait une philosophie complète de l’histoire, et qui ait embrassé dans l’horizon de cette philosophie les destinées premières, les destinées dernières et les destinées totales de l’humanité dans son ensemble3. L’une des croyances fondamentale de l’hébraïsme était que tous les hommes étaient issus d’un même sang par la volonté d’un Dieu unique. Et cette croyance avait pour corollaire l’espérance (universaliste) d’un royaume de Dieu, qui devait rassembler dans une même félicité tous les peuples de la terre avec le peuple élu. Cette grande notion du règne universel de Dieu sur la terre qui est l’objet propre du prophétisme, ne s’explique pas autrement que par celle de l’unité de l’espèce humaine et de la solidarité matérielle et morale qui en découle. Cette idée de la solidarité est même si forte qu’elle déborde les cadres de l’espèce humaine et qu’elle englobe la nature elle-même qui participera à la gloire et au bonheur de l’homme par une rénovation correspondante4.
3 – Rien n’est plus faux que l’opinion qui fait de l’hébraïsme une religion particulariste. L’universalisme le domine, et le particularisme n’est qu’un moyen pédagogique et temporaire.
4 – Voir les descriptions prophétiques.
En passant de l’Ancien Testament au Nouveau, il semble que nous passions du collectivisme solidariste à l’individualisme le plus absolu. Au moins est-ce de la sorte qu’on a longtemps considéré le christianisme : le grand fauteur, le grand patron de l’individualisme dans le monde. Et sans doute, il l’est. N’est-ce pas Jésus-Christ qui a dit et répété sous diverses formes, qu’une seule âme a plus de prix, que le monde entier ? « Que donnera l’homme en échange de son âme ? » « Il y a de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui s’amende. »
Et cependant ce n’est qu’une apparence et une fausse conception. Le Nouveau Testament est plus solidariste encore que l’Ancien Testament et cela précisément parce qu’il est plus individualiste. Je veux dire qu’il se produit, sur le terrain nouveau de l’Evangile, ce que nous avons vu se produire partout ailleurs ; le progrès dans l’individualisme extrême entraîne un progrès correspondant dans le solidarisme ; les droits et les devoirs individuels plus accentués produisent une solidarité plus étroite ; l’individualité plus active et plus libre engendre plus de solidarité. En sorte que la solidarité de l’Ancien Testament est portée à une plus haute puissance encore dans le Nouveau. Je ne suis pas en peine d’en fournir la preuve. Je remarque d’abord que le Nouveau Testament recueille tout l’héritage de l’Ancien Testament : même notion de l’unité de la race humaine, même philosophie de l’histoire de l’humanité, même universalisme, avec la seule différence d’un progrès en clarté, en précision, en prétention et, comme suite, même notion du règne de Dieu, c’est-à-dire d’une solidarité de toute la race, dans le même bonheur et dans le même salut. Mais ici encore il y a progrès. Parce que le règne de Dieu est plus individuel, la solidarité est plus intime. Tout ce qui est accordé à l’individualité tombe en héritage à la solidarité. Toute trace du nationalisme (qui subsistait encore chez les prophètes) a disparu ; le règne de Dieu « en esprit et en vérité », c’est-à-dire parfaitement individuel, ne dépend plus de circonstances locales, particulières, extérieures ; il est tout universel parce qu’il est tout spirituel, et tout spirituel parce que tout universel. Et non seulement la solidarité y est impliquée ; elle y est expliquée et affirmée dans toute sa rigueur. Quelle est la pensée maîtresse de Jésus ? La solidarité de sa personne avec celle de tout homme ; et, par lui, celle de l’homme avec Dieu. « Père, qu’ils soient un en moi, comme je suis en toi et toi en moi. » Ces paroles du quatrième. évangile sont en quelque sorte le résumé des synoptiques, où Jésus affirme la fraternité humaine, c’est-à-dire la solidarité la plus étroite des hommes entre eux — sur la base de la filiation divine, c’est-à-dire de la solidarité la plus effective de l’homme avec Dieu.
Si, de Jésus nous passons aux apôtres, l’enseignement de la solidarité est encore plus direct. S’il est une pensée qui obsède saint Paul, c’est bien celle qu’il exprime par cette affirmation précise et brève comme une formule : « Nous sommes membres les uns des autres. » Il y revient sans cesse. Elle se mêle dans ses écrits, sans qu’il s’en doute et jusqu’à en rompre la logique, à des développements avec lesquels, à première vue, elle n’a aucun rapport. Il l’ébauche dans l’épître aux Romains ; il la complète dans celle aux Corinthiens ; il l’élève à la plus haute puissance et la consomme dans les épîtres aux Ephésiens et aux Colossiens. Partout des affirmations comme celles-ci reparaissent : « Les membres les plus faibles sont les plus nécessaires », « Si un membre souffre, tout le corps souffre avec lui », « L’œil ne peut pas dire à la main : je n’ai pas besoin de toi. » Et telle est la place qu’elle occupe, la portée qu’elle a dans son enseignement, qu’il serait facile en rapprochant les passages où il l’expose de composer sur la solidarité un traité que ne désavouerait pas un sociologue moderne. Il n’y a pas jusqu’aux vues de l’ancien prophétisme hébreu sur le renouvellement de la nature que nous ne retrouvions agrandies et approfondies. On sait les paroles extraordinaires où saint Paul, pénétrant dans l’intimité de la nature par une intuition que l’on dirait être celle d’un poète à la fois et d’un savant du XIXe siècle, montre la création tout entière attendant avec impatience de se consommer elle-même, de produire enfin son fruit définitif par la manifestation des enfants de Dieu (Romains 8.19-29). Le sentiment de la solidarité universelle des êtres entre eux prend ici une acuité prophétique et des proportions grandioses. Plus merveilleuse, plus prophétique encore et vraiment stupéfiante d’audace et d’ampleur est la parole par laquelle Jésus-Christ est représenté comme récapitulant en Dieu, comme réconciliant avec Dieu toutes les choses qui sont sur la terre et celles qui sont dans les cieux5. Solidarité de tous les êtres et de tous les mondes en Jésus-Christ, voilà le dernier mot de l’apôtre sur ce point. On n’accusera certes point, après cela, la littérature biblique de faire tort à la solidarité !
5 – Ephésiens 1.10 ; Colossiens 1.20. — Remarquez du reste que cette parole extraordinaire est la conséquence toute simple et toute directe de l’universalisme chrétien absolu. S’il n’y a plus de nationalisme et de particularisme intra-terrestre, il n’y a plus non plus de particularisme intra-planétaire, ou intra-cosmique, si je puis m’exprimer ainsi. Le refuser, c’est refuser le spiritualisme et l’universalisme absolu de l’Evangile, c’est se placer au point de vue particulariste de l’humanité terrestre.
Cela nous amène à faire un pas de plus et à passer des perspectives purement historiques aux perspectives religieuses. La substance historique de la révélation biblique (considérée dans son ensemble) est peu de chose en comparaison de sa substance morale et religieuse. A ce point de vue, elle est essentiellement révélation de péché et de rédemption. De là le double pivot, le double axe autour desquels elle se meut, le mal et la délivrance du mal. Veut-on savoir ce que la révélation scripturaire a de caractéristique, d’original et de distinctif ? Il faut savoir quelles sont ses vues à ce double égard. Et d’abord que pense-t-elle du mal ?
Elle proclame que tout homme est en désaccord avec sa loi, que nul ne réalise sa destinée ; que chacun est infidèle au devoir et plus ou moins déterminé au mal. Elle n’entend point dire par là qu’il y a dans la vie de tout être humain un certain nombre de fautes particulières et détachées, semées çà et là sur son chemin et sans rapports entre elles. Non, sur ce point son enseignement est formel et constant : les actes sont mauvais parce que le cœur est mauvais. Ils ne sont que la manifestation d’un mal profond dont l’homme est atteint à la source de sa vie morale et qui corrompt tout ce qu’il produit, même ses vertus. Donc, solidarité des péchés entre eux par leur solidarité avec une volonté pécheresse.
Il y a plus. La littérature biblique applique au péché individuel ce que les faits nous ont forcé de dire de l’individu en soi, c’est qu’il n’existe point lui-même. Nous avons vu la vie de chaque individu se verser dans la vie de tous les autres, et la vie de tous se verser dans la vie de chacun pour composer ensemble le grand courant de la vie générale. Nous avons vu enfin les origines de chaque individu se mêler avec celles de tous ses semblables, présents, passés et futurs, dans le fond commun de l’espèce. C’est exactement la conception de la littérature biblique en ce qui concerne le mal. Elle n’admet pas plus l’individualisme du péché que l’individualisme des actes pécheurs. Les individualités pécheresses ne sont point isolées les unes des autres, mais unies, substantiellement unies par une même nature transmise des unes aux autres ; ce qui vaut de la vie spécifique, vaut par là même et nécessairement du péché ou de la vie morbide spécifique. Les arbres mauvais sont les produits de semences mauvaises, mûries sur d’autres arbres mauvais, et ainsi de suite jusqu’au premier de tous, en qui l’espèce se gâte. L’originalité, le scandale de la révélation biblique est simplement sa hardiesse à poursuivre et à appliquer jusqu’au bout les faits de solidarité donnés par l’histoire. La chute originelle de toute l’humanité en Adam est la conclusion logique ou le postulat nécessaire de la constatation de la solidarité actuelle interprétée d’un point de vue strictement moral. Elle met en lumière les deux points auxquels nous étions parvenus par une étude indépendante : l’existence, la réalité et l’unité de l’espèce humaine (dans laquelle vivent les individus et qui vit dans les individus ; qui fait les individus et que font les individus) et la liberté individuelle créant la solidarité (une liberté qui n’a existé à ce point que chez le premier des hommes, déterminant une solidarité correspondante à cette liberté même). En le comparant avec les grands initiateurs, il n’est pas difficile de montrer que la liberté d’Adam étant plus grande, il a créé une solidarité plus grande. Le premier homme a dû déterminer sa position en se déterminant lui-même, et précisément parce qu’il était le premier homme et que sa liberté plus grande entraînait une solidarité corrélative. La vie anormale qu’il s’est faite se transmet de génération en génération à tous ses descendants ; chacun, vivant de la vie de tous, transmet à des degrés divers une corruption qui n’est en lui que parce qu’elle est en tous. S’il fallait une confirmation éclatante de la loi de solidarité qui régit l’histoire, elle est là, ou nulle part ; et elle y est dans tous ses éléments (physiques et moraux), dans toutes ses conséquences, dans toutes ses conditions.
Voilà pour le mal, qui est un fait de solidarité parce qu’il est un fait de liberté (et non pas malgré). A ce mal quel est le remède d’après la Révélation biblique ? Comme le mal lui-même, c’est un fait de liberté et de solidarité. Le nom de Jésus-Christ résume pour les chrétiens tout le salut et toutes les espérances de l’humanité, comme celui d’Adam en résume toutes les fautes et tous les malheurs.
Avec Jésus-Christ, en Jésus-Christ commence une humanité nouvelle, qui est au point de vue moral l’exacte contre-partie de celle d’Adam. L’une, solidaire de la liberté d’Adam, tendait avec lui au mal et à la déchéance ; l’autre, solidaire de la liberté de Jésus-Christ, tend avec lui au bien et au relèvement. Jésus-Christ réalise parfaitement, dans sa personne et dans sa vie, la vocation humaine. Il est l’homme saint, absolument saint, l’homme en qui se réalise le but de la création humaine. Voilà la part de la liberté chez le protagoniste de la race nouvelle. Car cette sainteté est personnellement voulue, librement acquise et librement conservée. Le fruit de cette liberté est, comme celui de toutes les libertés, mais à un point qui correspond à l’étendue de cette liberté même, une solidarité nouvelle. Tous ceux qui l’acceptent (et nous aurons à voir plus loin à quelles conditions et de quelle manière se réalise cette solidarité), tous ceux qui se mettent à son bénéfice participent dans la mesure même de leur solidarité avec Jésus-Christ à sa sainteté et à sa vie, reproduisent, si je puis dire ainsi, le type d’humanité, la race humaine dont Jésus-Christ a été le protagoniste. Comme ils vivaient en Adam et qu’Adam vivait en eux, de même ils vivent en Christ et Christ vit en eux. C’était la prétention de Jésus, lorsqu’il était sur la terre, de créer cette nouvelle solidarité spécifique ; l’histoire, depuis lors, a confirmé cette prétention par des faits indiscutables et continus. Si nous résumons les données bibliques dans leur teneur la plus générale et la plus essentielle au point de vue, de la solidarité, nous arrivons a ceci : Il y a eu un premier Adam qui, en tombant, a entraîné dans sa chute l’humanité entière. Un second Adam est venu, qui, unissant en lui l’humanité tombée, la relève avec lui. « Tous meurent en Adam, tous revivront en Christ », a dit saint Paul.
Je reconnais que, dans leur concision laconique, ces formules semblent étranges et paradoxales au premier chef, qu’on les dirait calculées pour heurter de front la raison humaine, et que ce sont elles qui provoquent, en effet, les objections les plus obstinées et les plus redoutables contre le christianisme. Saint Paul s’en doutait déjà et ne craignait pas de les qualifier de « folie ». Or cette folie est restée depuis lors inaliénablement attachée au christianisme. Chercherons-nous à l’en débarrasser ? Chercherons-nous à la rendre plus acceptable au siècle en l’allégeant du poids et de l’opprobre de cette folie ? Il faudrait voir auparavant ce qui nous resterait entre les mains. Ce qui nous resterait, ce serait un pauvre résidu, une doctrine superficielle et légère, n’allant au fond de rien, ignorant les tragiques abîmes de la conscience coupable, comme les sublimes hauteurs de notre conscience rachetée, un enseignement vague et vaporeux, sans caractère, sans énergie, sans grandeur ; une collection admirable de préceptes moraux admirables, mais privés de leur unité de principe et de leur inspiration centrale, par là-même fragmentaires, contradictoires, inefficaces enfin quelque chose de médiocre, et d’impuissant, que personne peut-être, il est vrai, ne prendra plus la peine d’attaquer et de contredire, mais aussi, avouons-le, qu’il ne vaut guère mieux la peine d’affirmer et de défendre6.
6 – Il est facile de dépouiller la Bible d’abord, les maximes et les paroles évangéliques ensuite de leur continuité, de leur cohésion, de leur cohérence organique, lorsqu’on a commencé d’abord par dépouiller l’histoire de la révélation du principe d’unité de son interprétation, qui est précisément la solidarité dans la chute et la solidarité dans le salut !
Il est plus franc, plus loyal et plus sûr de reconnaître qu’ôter de la littérature biblique, la chute et la rédemption, c’est lui ôter sa substance même. Or, c’est là ce qui nous importe en ce moment, ces doctrines ne sont en définitive que de la solidarité et de la liberté à la plus haute puissance. Ce qui choque, ce qui scandalise, ce qui rebute, ce qu’on y tourne en dérision, c’est si l’on veut bien y regarder, ce qu’il y a de liberté et de solidarité dans l’essence de ces conceptions. Or cette solidarité existe ailleurs, elle est dans les faits, dans tous les faits, elle est partout. Pourquoi dès lors l’accepter partout ailleurs et la repousser dans le christianisme ? Cela est inconséquent et absurde. La devise de la Confédération suisse : « Un pour tous, tous pour un », n’est si admirable que parce qu’elle est la formule même de la solidarité, de la solidarité naturelle ou physique, et de la solidarité morale et sociale. Eh bien, cette devise est la formule même du christianisme : « Tous pour un », c’est la Chute ; « Un pour tous », c’est la rédemption. Il faut donc, ou bien la rejeter comme fausse, — et qui l’oserait ? — ou l’accepter comme vraie, et dès lors accepter avec elle tout le christianisme qu’elle recouvre et qu’elle implique.
Est-ce tout ? Pas encore. Nous avons vu la solidarité d’après la Bible dans les perspectives de l’histoire ; nous l’y avons vue dans les perspectives doctrinales ou dogmatiques ; il nous reste à la considérer dans la perspective de la morale chrétienne. A vrai dire, c’est à peine une perspective nouvelle, tant l’histoire et le dogme scripturaire tiennent de près au phénomène moral, plongent en lui leurs racines vivantes et ne font que le transcrire à la pensée. Néanmoins, puisqu’il est possible de distinguer, distinguons, et, voyons ce que la conception doctrinale de la solidarité, de la chute et du salut va produire en morale.
Ce qu’elle produit, c’est encore de la solidarité. Décrire la vie nouvelle que Jésus-Christ communique à ses disciples (en la supposant parfaitement réalisée) ce serait décrire la charité. Ce mot résume toute la vie chrétienne. Or qu’est-ce que la charité ? C’est de la solidarité en actes ; de la solidarité libre et volontaire ; de la solidarité aimante et joyeuse, allant jusqu’au sacrifice, jusqu’à l’oubli de soi-même, jusqu’à là mort. Ainsi la morale chrétienne rejoint le dogme chrétien ; elle en procède et elle y revient constamment. A la bien prendre, elle ne s’en distingue pas même. La morale chrétienne, c’est le dogme chrétien en action ; le dogme chrétien est la formule de la morale chrétienne. « Nul ne vit ni ne meurt pour soi-même », « Nous sommes membres les uns des autres », dit saint Paul. Considérez cela en Jésus-Christ, vous avez toute la doctrine de la rédemption ; considérez-le dans le fidèle, vous avez tout le devoir chrétien. Or ce devoir comme cette doctrine sont une seule et même chose : la solidarité.
Sous cet angle, qui est le vrai, l’Evangile confirme, renouvelle et conserve — mais dans la sphère supérieure de la liberté — la grande loi de la solidarité cosmique. Il ne l’abolit nulle part, il la transforme et la renforce partout, et l’on dirait qu’il parle bien moins du ciel que de la terre, sur laquelle son but est de réaliser l’unité de la race par le règne de Dieu c’est-à-dire par la solidarité de l’amour. Tout ce qui peut unir les hommes dans un amour actif et réciproque se rencontre dans le christianisme, mais poussé au plus haut degré concevable. J’en donnerai quelques exemples.
Les liens du sang ont, chacun le sait, une force particulière, le monde lui-même les reconnaît et la voix du sang fait tressaillir le cœur des plus endurcis ; or l’Evangile nous apprend à l’entendre partout en nous disant que Dieu a fait sortir tous les hommes d’un même sang. Peu de choses unissent les âmes aussi fortement que de souffrir ensemble les mêmes maux et de partager les mêmes périls ; or l’Evangile nous apprend que, frères par le sang, nous le sommes encore par la souffrance, le malheur et la déchéance. Ce qui consomme la sympathie et l’union des cœurs, c’est d’avoir été l’objet d’une délivrance commune, d’être aimés du même amour, d’être destinés à la même gloire ; or c’est encore l’assurance que donne l’Evangile à ceux qui le reçoivent. Est-ce tout ? Y a-t-il après cela quelque autre lien possible entre les hommes ? Il en reste un, et c’est encore l’Evangile qui nous le donne. S’il est dans une famille un membre pour lequel tous les autres éprouvent une tendresse particulière, ce sera le plus faible, le plus infirme, peut-être le plus méchant, celui qui cause le plus de peine, de sacrifices et de larmes. Car nous avons le cœur ainsi fait — et c’est à l’image de Dieu —, que nous nous attachons à quelqu’un de toutes les forces des larmes, des souffrances, des sacrifices, du dévouement dont il est l’objet de notre part. Il nous est cher à proportion de ce qu’il nous coûte. Eh bien ! c’est un lien de ce genre — plus puissant que la communion du sang, que celle du malheur et que celle de la délivrance —, c’est le lien même que l’Evangile institue entre le croyant et l’humanité entière. Or, qu’est-ce que tout cela ? De la solidarité à la plus haute puissance.
Et n’est-ce pas de la solidarité encore, de la plus sublime et de la plus accablante, que ce refus de Dieu de sauver à lui seul l’humanité ; que cette coopération qu’il demande à l’humanité, d’abord en Jésus-Christ, puis en chacun des fidèles ? Le Tout-Puissant qui pourrait suffire à tout, ne veut suffire à rien. Il travaille, sans doute, et son travail est œuvre divine, mais il demande à l’homme de travailler avec lui, afin qu’en toutes choses l’homme que l’Evangile a fait solidaire de l’homme, le soit aussi de Dieu lui-même. Et ces collaborateurs que Dieu glorifie de la sorte quels sont-ils ? De beaux talents, de grands génies, des apôtres, des saints, des martyrs ? Oui, assurément ; mais aussi, et peut-être faut-il dire surtout, les chrétiens les plus simples, les plus humbles, les plus pauvres ; les malades, les infirmes, les impuissants. Saint Paul affirme que les membres vils du corps sont les plus nécessaires, et nul ne dira, lisant les évangiles, que ce n’est point aussi la pensée de Jésus. Bien avant la science moderne qui a découvert que les immenses constructions des âges géologiques ont eu pour ouvriers les infiniment petits de l’ordre animal, bien avant la démocratie moderne livrant au peuple, le soin, de ses destinées, l’Evangile a proclamé que c’est la multitude chrétienne, celle des médiocres, des dépourvus et des petits qui prépare et opère les grandes victoires du royaume de Dieu.
Tous les croyants sans distinction sont le sel de la terre et la lumière du monde. Tous ont charge d’âme tous sont collaborateurs de Dieu ; tous sont les moyens du salut de leur frère. Chez tout fidèle doit se trouver, quelque chose des sentiments qu’exprime l’apôtre : « J’ai une grande tristesse et un continuel tourment dans le cœur, je voudrais être anathème pour le salut de mes frères. » Ces sentiments venaient à Paul de Jésus-Christ ; ils étaient chez Jésus-Christ avant d’être chez Paul ; ils expliquent et inspirent tout le ministère de Jésus-Christ, comme celui de Paul ; ils doivent donc inspirer le nôtre et nous faire participer aux labeurs et aux souffrances de Jésus-Christ pour le salut des hommes, Dieu a voulu que le salut de ceux qui ne croient pas dépende de la fidélité de ceux qui croient. Privilège insigne et redoutable, propre à nous exalter et à nous accabler. Qu’est-il encore dans son essence ? De la solidarité. De même que tous les hommes sont pour quelque chose dans la misère de tous, il faut que tous soient pour quelque chose dans le salut de tous.
Voici donc un fait incontestable. Nous trouvons dans la Bible (considérée dans l’ensemble de ses documents) sous la triple forme de l’histoire, de la religion et de la morale, la même solidarité que nous révèle cet autre document de la révélation divine qui est la nature. La solidarité dans l’une et dans l’autre, est en même temps loi naturelle (physique) et loi morale ; mais, on peut bien le dire, elle est plus, nettement affirmée, plus éclatante, plus rigoureuse et plus précise dans la Bible que dans la nature. Le fond même des croyances bibliques, leur substance et leur organisme est de la solidarité. C’est par là qu’elles se tiennent debout, et qu’elles se rejoignent entre elles (solidarité du mal et solidarité de la rédemption), et, chose digne de remarque, c’est par là encore qu’elles rejoignent l’ordre universel des choses. La doctrine ou la conception biblique n’est pas une conception fantaisiste ou arbitraire, isolée, ne tenant à rien, une sorte de bloc erratique sans attache avec le sol qui le porte, comme on se le représente quelquefois. Plus on entrera avant dans la connaissance de la solidarité humaine universelle (profane), plus elle manifestera son identité avec la solidarité biblique, et cela, non seulement en elle-même et comme loi, mais quant à ses conséquences et à ses effets. Sur ce point la nature et l’Evangile parlent un même langage, se prêtent un mutuel appui et de mutuelles lumières ; ils révèlent tous deux leur commune provenance celle du même Dieu qui les a faits tous deux7.
7 – Il y a là, on le remarquera, les éléments d’une apologétique sérieuse.
Mais nous n’avons examiné jusqu’à présent que les très grandes lignes de l’histoire, de la doctrine et de la morale bibliques. Il est un point dans lequel elles se nouent, vers lequel elles convergent et duquel elles rayonnent, le point culminant en histoire, en doctrine et en morale : la personne de Jésus-Christ et particulièrement sa croix, qui, dressée au centre du christianisme, le domine jusqu’à aujourd’hui. Ce point central, qui est aussi celui de la rédemption, échappe-t-il seul à l’exercice de la loi de solidarité ? Fait-il exception à la règle générale ? Ou bien, au contraire, condense-t-il tout ce qu’il y a de solidarité dans l’histoire, dans la doctrine et dans la morale bibliques ? En manifeste-t-il toute la force, en épuise-t-il toutes les conséquences ? S’explique-t-il par elle, en même temps qu’il l’explique partout ailleurs ? Je vais plus loin : en donnera-t-il peut-être la justification suprême et définitive ?
C’est la question qui va nous occuper.