I) La volonté en tant qu’évidence immédiate ou donnée première de la conscience.
La certitude dont part Maine de Biran pour établir l’existence de la volonté, est une certitude de conscience. Le même mouvement au point de vue organique ou physiologique, un mouvement qui s’accompagne des mêmes phénomènes physiques et nerveux, est jugé totalement différent par la consciencef suivant qu’il est volontaire ou qu’il ne l’est pas. « Que je meuve volontairement un de mes membres, écrit l’auteurg, ou que je me transporte volontairement d’un lieu à un autre, en faisant abstraction de toute autre impression que celle qui résulte de mon propre mouvement, je suis modifié d’une manière bien différente que dans le cas précédent [celui où l’incitation au mouvement est venue du dehors] ; c’est bien moi qui crée ma modification, je puis la commencer, la suspendre, la varier de toutes les manières ; et la conscience que j’ai de mon activité est pour moi d’une évidence égale à la modification mêmeh. » Le fait d’activité (la conscience de l’activité) couvre donc et fait ressortir à la conscience celui de volonté. L’une et l’autre, l’activité et la volonté, ne sont plus qu’un seul et même fait, un fait de conscience, immédiatement certain, qui ne se démontre pas au moyen de vérités plus évidentes ; au contraire, les autres vérités du même ordre (je sens, je pense) lui empruntent leur certitude. « Mettre ce fait en question, prétendre le déduire de quelque principe antérieur, en chercher le commenti, c’est demander ce qu’on sait et ne pas savoir ce qu’on demandej. » Maine de Biran substitue donc à l’évidence première de Descartes, celle de la volonté : j’agis, je suis actif, je veux, donc je me sais cause ; donc je suis réellement à titre de cause ou de force.
f – La conscience psychologique. Il ne s’agit pas de la conscience morale.
g – Œuvres philosophiques, publiées par V. Cousin (1841), T. Ier, p. 21. — On consultera avec fruit la thèse d’Ernest Murisier : Maine de Biran, esquisse d’une psychologie religieuse, Paris-Lausanne, 1892.
h – Tandis que si le mouvement vient du dehors, si je ne l’ai pas voulu, s’il m’a été imposé, la conscience que je prends de ce mouvement n’est pas d’une évidence égale au mouvement lui-même.
i – C’est confondre science et conscience.
j – Œuvres inédites, publiées par Ern. Naville (1859), T. III, p. 409.
II) L’effort en tant que contrôle de l’évidence de conscience.
Cette évidence est indémontrable, en ce sens qu’on ne peut la déduire d’aucune autre, puisqu’elle est première. Mais elle peut être contrôlée et vérifiée grâce à l’équivalent négatif de la volonté, c’est-à-dire grâce à l’inertie de ce qui n’est pas volonté et qui exige l’effort de la part de la volonté. La force agissante qui, dans le je veux, est identique à la personnalité, ne se manifeste qu’en s’exerçant (d’où l’évidence première), mais elle ne s’exerce qu’en s’appliquant à un terme résistant avec lequel elle forme le rapport appelé effort (d’où la contre épreuve, en quelque sorte, de l’évidence première ; l’effort accompagnant nécessairement la volonté permet de distinguer ce qui est volonté de ce qui ne l’est pas). Or l’effort est un fait et peut, à ce titre, servir de base à une science positive. Aussi toute psychologie de la volonté devient-elle, par là même, une psychologie de l’effort.
III) Le point d’application de l’effort volontaire n’est pas extérieur à l’organisme.
Le point d’inertie, le terme résistant sur lequel s’exerce la volonté et qui produit l’effort, ne doit pas être conçu comme extérieur à l’organisme. Ce serait se tromper beaucoup et sortir du terrain où s’exerce la volonté que de le placer dans les choses. Le mouvement des membres qui s’exerce sur les choses objectives n’est déjà plus de la volonté, mais son produit, et la tension, la fatigue qui en résulte, n’est plus qu’un conflit de forces se traduisant par une résultante nécessaire.
Non, le point résistant que rencontre la volonté et qui détermine l’effort est tout interne : c’est d’une part l’inertie ou la résistance nerveusek, de l’autre (et infiniment plus sensible que la première) l’inertie ou la résistance musculaire. En d’autres termes, c’est l’obstacle — ordinairement imperceptible — que la volonté doit vaincre pour mettre en branle le système nerveux (idéateur), et l’obstacle — presque toujours perceptible — que la volonté doit vaincre pour mettre en activité le système musculaire (en tant que moteur). Cet obstacle et par conséquent cet effort, qui existent toujours, mais dont nous ne nous rendons pas toujours compte, se manifestent surtout et deviennent évidents dans les cas de fatigue du système idéateur ou du système moteur. En cas d’épuisement intellectuel, par exemple, lorsque le cerveau surmené ne réagit plus spontanément sur les impressions sensibles, l’effort de l’attention volontaire peut devenir très intense et prouve par son intensité même la réalité de la volonté. Il en est de même dans les cas d’épuisement physique. Une marche, par exemple, dont on pourrait se demander d’abord si elle est dictée au corps par la volonté, ou à la volonté par le corps, tant elle s’accomplit spontanément et facilement, prouve jusqu’à l’évidence son caractère volontaire lorsqu’elle se prolonge au delà des forces physiques de l’organisme, et que les muscles fatigués opposent à l’effort de la volonté un obstacle de plus en plus considérable et presque douloureux. Chacun a fait cette expérience. Elle prouve, sinon déjà la liberté de la volonté, au moins sa réalité, la réalité de son effet comme action du moi personnel et conscient sur l’organisme. Car, remarquez-le, dans chacun de ces exemples, l’effort manifeste une opposition entre une passivité qui, pour être interne à l’organisme, n’en est pas moins extérieure au moi ; et une activité qui lui est inhérente, qui est le moi lui-même. C’est donc bien le moi lui-même qui est actif ; c’est bien la volonté qui constitue le moi.
k – Résistance du cerveau à l’idée ; effort d’attention volontaire.
IV) Le point d’application de l’effort volontaire n’est pas l’organisme en tant qu’inerte, mais l’organisme en tant que vivant de sa vie propre.
Il importe toutefois de rappeler ici que l’obstacle sur lequel s’exerce l’effort de la volonté n’est pas une masse inerte, mais un corps vivant. C’est une erreur de croire que la volonté se sert de ses organes comme un musicien se sert de son instrument. L’homme n’est pas composé d’un corps et d’une âme au sens où l’entend le spiritualisme traditionnel. Il est double, en vérité ; mais d’une autre manière. Au lieu d’une machine, c’est un animal, un animal complet et un animal vivant, que la volonté trouve à côté d’elle, et sur la spontanéité duquel elle exerce son effort. Cet « autre », comme l’appelait Xavier de Maistre, joue un grand rôle dans la vie humaine. Il a ses fonctions, ses inclinations, sa vitalité, sa spontanéité propre. Il est complet par lui-même et se suffit à lui-même. C’est lui qui exécute les actes nécessaires à la conservation de l’individu et de l’espèce, à la recherche du plaisir, à la fuite de la douleur ; c’est lui encore qui exécute tous les mouvements automatiques ou devenus tels à force de répétition. Il se charge, en un mot, de toutes les besognes qui n’exigent pas une participation expresse de la volonté, et c’est de lui que procèdent la plupart des manifestations ordinaires de la vie.
Je voudrais donner de cette vérité aussi importante qu’ordinairement méconnue, un exemple palpable et en quelque sorte classique : celui de Turenne, au moment de la bataille, apostrophant son corps, son animal, son autre : « Tu trembles, vieille carcasse, tu tremblerais bien plus si tu savais où je vais te mener ! » Le grand général avait à remporter une première victoire sur lui-même avant de livrer bataille à l’ennemi ; car, à l’inverse de tant de braves qui n’ont qu’à laisser carrière à leur « bête » naturellement courageuse, sa « bête » à lui était craintive, moins disposée à la lutte qu’à la fuite, mais évidemment aussi, dominée par une volonté énergique qui s’en distinguait et la précipitait contre son gré au plus fort du combat. Évidemment il faisait effort et vainquait une résistance. Et quelle était cette résistance ? Une matière brute, comme le laisserait entendre l’épithète de « vieille carcasse » qu’il adressait à son propre corps ? Un ensemble d’organes inertes, d’instruments passifs ? Non certes. Ce qui lui résistait, c’était la spontanéité d’un organisme vivant, instinctivement désireux de persévérer dans l’existence. Une telle scène nous met en présence de la volonté personnelle s’emparant de l’énergie vitale pour lui assigner un emploi contraire à ses fins et à ses instincts naturels. Cette prise de possession, cette conquête, ne s’effectue pas sans lutte. Tous ceux qui l’ont une fois effectuée le savent par expérience et avec une évidence indiscutable. Car le cas de Turenne n’est qu’un exemple entre mille dont chaque abnégation, chaque dévouement, chaque sacrifice, chaque mort à soi-même, n’est qu’une incessante répétition. Et c’est du conflit, non d’une force active sur une masse inerte, mais du conflit de deux forces effectives hétérogènes, que naît le sentiment de l’effort volontaire. Le vouloir ne s’exerce donc pas directement sur les membres ou sur le corps dont il use à son gré (comme se le représente le spiritualisme traditionnel), mais sur la vie de ce corps, sur l’organisme vivant, sur des activités intellectuelles ou motrices déjà en jeu et se suffisant à elles-mêmes ; en un mot, sur un animal physiologique et même psychique se réalisant lui-même par lui-même.
Ce point est très important ; d’abord parce qu’il permet au volitionnisme d’accorder à la physiologie ce qu’elle réclame : la valeur du réflexe, de la spontanéité naturelle et de l’automatisme organique. Le volitionnisme fait sa part à ce qui n’est pas volonté dans l’homme, et il la fait assez large pour laisser place à toutes les prétentions fondées en droit du sensationnisme psychologique et de l’intellectualisme en tant que l’exercice de la pensée est spontané. Mais le point est important surtout parce qu’il caractérise la nature de l’effort volontaire de telle sorte qu’il ne peut plus être confondu avec la spontanéité naturelle, qu’il ne peut plus être ramené à la simple expansion de la force organique. Non, il en est séparé, il en est distinct, puisqu’il s’exerce sur elle et contre elle. La volonté dès lors ne peut plus être considérée comme le prolongement conscient du désir ou de l’instinct naturel. Elle s’en distingue spécifiquement, elle est autre chose, puisqu’elle lutte contre le désir et qu’elle triomphe de l’instinct par un effort constitutif du moi personnel. Ce qui revient à dire que la volonté est ; car elle cesserait d’être s’il était possible de la résoudre en force organique, en désir, en instinct.
V) Le volitionnisme distingue la volonté de la spontanéité organique, mais ne se prononce pas sur l’origine métaphysique de la volonté.
Quant à la question de la genèse ou du point de départ génétique de la volonté, elle est impossible à trancher. La volonté a-t-elle sa source et sa matière première dans la force organique ? Résulte-t-elle d’une transformation de la spontanéité inconsciente en volonté consciente ? Il n’est pas possible de répondre. Il en est ici comme il en était de la sensation et du mouvement nerveux. Dès que la sensation était apparue, elle n’était plus du mouvement, elle était irréductible au mouvement, bien que, par hypothèse, il fût possible d’admettre que la sensation résultât du mouvement. De même pour la volonté. Dès qu’elle apparaît, elle apparaît avec des caractères spécifiques qui la distinguent du désir, de l’instinct, de la force organique, bien que, par hypothèse, il soit possible d’admettre qu’elle en résulte. Tout ce qu’il est loisible de dire, c’est que dès que la volonté apparaît, elle apparaît comme telle, elle est volonté, et dès lors irréductible à ce qui la précède ou la prépare. Relativement à la force vitale qui anime l’organisme, la volonté est un commencement nouveau, au même titre que la sensation relativement au mouvement nerveux, ou l’idée relativement à la sensation. Demander où était la volonté avant qu’elle fût volonté, revient à demander où était la sensation avant qu’elle fût sensation, l’idée avant qu’elle fût idée, la conscience avant qu’elle fût conscience. Le problème est expérimentalement insoluble.
VI) La volonté est née, dès que le mouvement spontané de l’organisme est reproduit intentionnellement par le sujet.
Si l’on demande, au contraire, quand la volonté apparaît pour la première fois comme telle, il est, je crois, facile de répondre. C’est lorsque pour la première fois un mouvement ou un acte opéré d’abord par le réflexe mécanique, puis par l’instinct ou la spontanéité organique de l’être vivant, est répété avec une intention consciente.
Prenons un petit enfant comme exemple. Il commence par subir la domination exclusive et fatale de la sensibilité. Diverses causes, étrangères ou intestines, une odeur agréable, de vives couleurs, un sourd malaise, excitent dans le système nerveux de tumultueuses impressions qui, transmises au cerveau, déterminent des contractions destinées à maintenir le bien-être et à écarter le mal-être. Il est même probable qu’un grand nombre de sensations ne parviennent pas encore jusqu’à l’organe central. Ce sont les mouvements réflexes, dont la totalité, lorsqu’ils sont synthétisés, peuvent être dits mouvements instinctifs. Il n’y a là que du mécanisme. — Peu à peu, la motilité instinctive dispose le centre cérébral à de nouvelles fonctions. En vertu de la loi de répétition qui veut qu’un organe renouvelle de lui-même les mouvements suscités en lui par une cause étrangère lorsqu’ils sont favorables ou agréables à l’organisme, le centre cérébral acquiert bientôt la propriété d’agir spontanément. Les muscles cessent d’obéir aux incitations purement locales et externes, pour céder à l’action initiale et directe du cerveau. L’impulsion issue de ce nouveau point de départ, se transmet aux organes, et le mouvement spontané ou organique prend la place du mouvement mécanique. Naturellement ce phénomène, plus complet, plus complexe, plus ordonné, diffère déjà beaucoup du précédent. Mais la spontanéité n’est pas le germe de la volonté. Cela est si vrai, que loin de lui donner naissance, elle se développe en sens inverse ; plus la spontanéité progresse, plus elle s’éloigne de la volonté, vers laquelle la plupart des physiologistes prétendent qu’elle évolue. La spontanéité cérébrale, en effet, préside aux actes d’habitude ; et si l’habitude est un précieux auxiliaire du vouloir, ce n’est pas une raison pour chercher l’origine ou le germe du vouloir dans une spontanéité qui dispense précisément le vouloir de se déployer. — Non, la spontanéité n’est pour la volonté qu’une occasion de se faire jour. Et voici comment : c’est que l’homme, dès qu’il arrive à distinguer ses actes spontanés, c’est-à-dire ceux que son cerveau commande de lui-même à son organisme, devient en même temps capable de les reproduire intentionnellement. En commençant à les sentir, il perçoit obscurément le pouvoir qu’il a de les effectuer par lui-même. Dès qu’il sent ce pouvoir, dès qu’il essaie de l’exercer, dès qu’il prend conscience de cette intention, de la résistance qu’elle suscite et de l’effort qui l’accompagne, la volonté comme phénomène spécifique et distinct, la volonté est née. Elle n’est pas née de la spontanéité ; mais elle est née à l’occasion de la spontanéité.
Il en est de la parole ou du cri, exactement comme du mouvement. A l’origine, le cri du nouveau-né est purement mécanique ou réflexe. Les premières affections pénibles lui arrachent ses premiers vagissements. Plus tard, l’enfant crie indépendamment du besoin et de la douleur. Il crie par habitude ; il crie spontanément. Enfin les cris d’habitude, ou cris spontanés, deviennent des cris volontaires, des signes d’appel émis avec intention. Que s’est-il passé ? Ceci : l’enfant a reproduit intentionnellement des cris que le réflexe, puis l’habitude, lui avaient enseigné à produire. La volonté ne s’est pas établie dans le prolongement de la spontanéité ; elle s’est substituée à la spontanéité. Ainsi, comme le réflexe a été le berceau de la spontanéité, la spontanéité a été le berceau de la volonté. Mais de même que le berceau n’engendre pas le nouveau-né qui s’y couche, de même la spontanéité n’a pas engendré la volonté qui la remplace. Celle-ci est un commencement nouveau, sans généalogie expérimentale.
Ce que nous venons de dire répond, non pas à la question : de quoi est formée la volonté, et d’où vient-elle ? (cette question est insoluble) — mais à celle-ci : quand la volonté apparaît-elle ? à quelle date se manifeste-t-elle pour la première fois ?
VII) L’acte conscient (c’est-à-dire la conscience personnelle) est donné avec l’acte volontaire, en ce sens que la volonté devient conscience personnelle dès qu’en agissant elle rencontre l’obstacle et perçoit l’effort. La personnalité consciente naît avec, de, et par la volonté.
Ce n’est pas tout. Il résulte de l’analyse précédente un commencement de lumière sur les rapports de la personnalité consciente, du moi conscient, avec la volonté. Ce rapport doit être élucidé par le volitionnisme sous peine de faillir à sa tâche, qui est précisément d’expliquer la conscience et le moi par la volonté. Or Maine de Biran, à la suite de l’exemple précédent, ajoute les réflexions suivantesl qui nous font pénétrer en plein dans les rapports de la volonté et de la conscience : « Dès que les cris d’habitude deviennent des cris volontaires, des signes d’appel émis avec intention, l’enfant a fait son premier pas d’homme. Il a volontairement institué les premiers signes de sa langue. Il est en possession du principe de tout langage parce que (pour la première fois) il a distingué l’attribut du sujet, ou mieux, la cause qui est lui-même, de l’effet produit ; il a distingué le vouloir de l’effort qui met en jeu l’organe vocal, du son émis qui le frappe comme venant de lui, qui lui apparaît comme une création de son activité. Dès qu’il commence à penser, à vouloir, au même instant où il pense son cri (et il le pense en quelque mesure, puisqu’il le veut), il parle sa pensée, il a l’équivalent du mot je. Il ne restera plus qu’à développer ce premier germe de tout langage humain, à revêtir de formes ce premier fond que l’être intelligent et actif a tiré de son propre sein, ou du sentiment de l’effort qui le constitue. »
l – Œuvres inédites, T. III, p. 474.
Qu’est-ce à dire ? sinon que le volitionnisme, qui explique par la volonté l’origine du langage, explique du même coup l’origine de la conscience, sans laquelle il n’y aurait point de langage, et du moi personnel, sans lequel il n’y aurait point de conscience. Cette conscience a pour condition l’effort volontaire, par lequel la volonté, se distinguant de ce qui n’est pas elle comme une force se distingue de son obstacle, et se distinguant de son produit comme une cause se distingue de son effet, apprend à se connaître comme sujet ; en d’autres termes, devient consciente d’être ce qu’elle est, devient consciente d’elle-même. « Du moment, dit encore Maine de Biranm, où la volonté est cause par elle-même, et relativement à l’effet qu’elle produit librement, le moi personnel est né. Ainsi commence la personnalité, avec la première action d’une force qui n’est pour elle-même ou comme moi, qu’autant qu’elle se connaît, et qui ne commence à se connaître qu’autant qu’elle commence à agir. » La volonté est donc identique à la conscience ; ou si l’on préfère, la volonté prend conscience d’elle-même, devient conscience personnelle, dès qu’en agissant, elle rencontre l’obstacle et perçoit l’effort. La volonté est la cause de la conscience ; l’effort en est la condition. En dehors de ces deux termes : volonté, effort, il n’y a pas de conscience ; il ne peut y en avoir.
m – Œuvres inédites, T. Ier, p. 228.
On a supposé (Bayle le premier, beaucoup d’autres après luin) qu’une girouette animée, que le vent tournerait toujours, mais à son insu, du côté de son désir, croirait être la cause de son mouvement, et par conséquent serait consciente d’elle-même. C’est là une supposition aussi gratuite qu’absurde et invraisemblable. Si nous étions les jouets d’une pareille destinée nous ne partagerions pas une semblable illusion, parce qu’entraînés à chaque fois tout entiers dans notre désir, nous en resterions inconscients. Nous serions notre désir, nous ne serions pas conscients de notre désir. Un individu doué de la seule faculté que l’on prête à la girouette, ne pourrait avoir la conscience d’être ni actif, ni passif, et cela tout simplement parce que la conscience est un acte et qu’un tel individu, au lieu d’agir, serait agi. La conscience n’est pas un produit inerte donné par la nature ; elle est un résultat actif de la volonté. Elle implique nécessairement l’activité volontaire dont on a, par hypothèse, dépouillé cet être imaginaire qui tire soi-disant la conscience de soi d’une série d’états passifs.
n – Taine, par exemple.
VIII) Les variations quantitatives de la conscience (que nous avons de nous-même) sont corrélatives et coextensives aux variations quantitatives de l’effort volontaire.
Si la doctrine de la sensation transformée (sensationnisme psychologique) ni la pensée pure ne réussissent à expliquer la conscience, la psychologie de l’effort en découvre donc la condition première, et rend compte aussi de la diversité de ses états successifs, de ses obscurcissements momentanés, de ses suspensions et de ses variations. Ces variations correspondent aux différents degrés d’énergie de la libre activité. — Cela est vrai déjà d’un individu à l’autre. Les fortes personnalités sont les fortes volontés. Pourquoi ? Parce que la mesure de la conscience personnelle est dans l’intensité du vouloir (de l’effort volitif), et que la personnalité est coextensive à la conscience personnelle. — Cela est vrai encore dans le sein du même individu d’un moment à l’autre. C’est une observation courante, que les mêmes causes qui diminuent l’exercice de la volonté, diminuent aussi la conscience du moi. L’intensité de la conscience du moi est en raison directe de l’intensité de l’action volontaire. Celle-ci est-elle en déclin, comme dans le désir, par exemple, la conscience du moi décline avec elle. En effet, la continuité et l’exaltation du désir ont pour résultat la suspension momentanée de la conscience, l’absorption partielle ou complète de la personnalité. Que l’objet du désir soit méprisable ou sublime, il importe beaucoup au point de vue moral, mais le résultat psychologique est le même : la personnalité, dans les deux cas, se trouve amoindrie. Or pourquoi cela ? Parce que le désir, étant une passivité de l’être, suspend la volonté, dont l’exercice a seul le pouvoir de manifester le moi à lui-même, de lui faire prendre conscience de lui-même. — Supposez que cette passivité augmente encore, que le désir fasse place à la passion, c’est-à-dire à cet état où la volonté n’existe plus même à l’état de résistance, où elle a perdu toute action comme tout contrôle, où l’homme donc (avec les apparences de la plus violente activité) est entièrement passif, la conscience du moi s’efface totalement aussi. Toutes les ivresses passionnelles (et les ivresses sont toujours passionnelles), d’où qu’elles viennent, sont accompagnées de perte correspondante de conscience. Le langage populaire dit d’un homme pris de vin qu’il n’est plus lui-même quand il est ivre. En effet, il n’est plus lui-même ; il a perdu conscience de lui-même en perdant le contrôle sur lui-même, parce que, sous le flux tumultueux des réflexes provoqués par l’alcool, sa volonté, dont l’effort seul a la vertu de lui faire prendre conscience de lui-même, — sa volonté a sombré. Ce qui est vrai de l’ivresse du vin, l’est de toutes les autreso.
o – On pourrait invoquer aussi les phénomènes hypnotiques. Le médium perd conscience de lui-même dans la mesure où il devient l’instrument passif de l’hypnotiseur. Mais les cas sont trop complexes pour se prêter à notre enquête actuelle.
Et ce ne sont pas seulement les variations irrégulières de la conscience que le volitionnisme explique, ce sont aussi les suspensions normales de la conscience. Celle du sommeil par exemple, si régulière, si naturelle, et pourtant si mystérieuse. D’où provient-elle (ses conditions physiques mises à part) ? D’une suspension correspondante de l’exercice de la volonté. Qu’est-ce qui se repose chez un homme qui dort ? Si ce n’est la volonté uniquement, du moins la volonté surtout. Seul le repos de la volonté est complet dans le sommeil. Toutes les autres fonctions naturelles, même les fonctions psychiques et intellectuelles, sont à l’œuvre. Aucune ne s’arrête jamais, aucune ne peut jamais s’arrêter complètement. La pensée poursuit son cours, pour autant qu’elle n’est pas volontaire, qu’elle est rêverie pure, comme les palpitations du cœur poursuivent le leur. Tout est actif (d’une activité ralentie sans doute) dans l’homme endormi ; tout hors une seule chose : la volonté. L’homme qui dort est un homme qui se repose de vouloir. Or la volonté étant suspendue, suspend la conscience. Le sommeil n’est une suspension de la conscience que parce qu’il est une suspension du vouloir. — La condition et la cause de la conscience est donc dans la volonté.
IX) L’identité de la conscience du moi s’explique par celle de l’acte volontaire.
Et c’est encore la volonté qui explique l’identité du moi. — Nous avons vu que ni le sensationnisme, ni l’intellectualisme n’étaient capables d’en rendre compte. Si le moi était dans la sensation, ou si le moi était dans la pensée, il y aurait chez le même homme autant de moi successifs qu’il y a de sensations ou de pensées successives. Dès lors les maladies de la personnalité, les aliénations partielles ou totales de l’identité personnelle dont on fait tant d’état de nos jours, ne présenteraient plus aucun mystère. Ce qui serait mystérieux, au contraire, ce seraient les cas d’identité persistante. Or comme ces cas, si loin qu’on aille, restent les plus nombreux ; comme ils sont, somme toute, la règle, il faudrait au moins les expliquer. Or ce qui les explique le mieux, ce qui rend compte de la manière la plus satisfaisante de l’identité de conscience, c’est encore le rôle capital de l’activité volontaire. Au milieu du flux continuel des phénomènes, des sensations, des images, des idées, aussitôt évanouies qu’apparues ; tandis que le corps se transforme et que tourbillonne le flot changeant de ses molécules, quelque chose persiste. Et ce quelque chose n’est pas une substance inerte et inconnaissable ; mais un acte conscient, un effort toujours identique à soi-même, une volonté qui se répète, qui reste la même dans toutes ses opérations et manifeste toujours le même pouvoir. La volonté, génératrice de la personnalité consciente, est encore préservatrice de son identité.
[Sans doute, cette explication de l’identité persistante du moi personnel n’est vraie qu’à l’absolu. Dans le relatif, l’explication de M. Ribot (cénesthésie, permanence et unité de l’organisme) l’est également. Mais ce relatif se ramène à l’absolu par les deux considérations suivantes. D’une part, la permanence de l’organisme ne lui vient pas de sa substance, mais de l’identité permanente de sa forme ; or cette forme, évidemment spirituelle, est réductible à l’esprit et par là même à la volonté. Ce ne serait qu’un mode (inférieur) inconscient de la volonté. — D’autre part, si la volonté est le fond des choses, toutes les choses s’expliquent par elle, y compris la cénesthésie et la forme identique de l’organisme. — Et ainsi l’effort identique d’un vouloir toujours identique à lui-même parce qu’il se veut toujours, est bien l’explication dernière de l’identité personnelle.]
X) Les rapports réciproques de la volonté et de la pensée dans le volitionnisme : examen de l’intention et de la causalité volontaire au point de vue de la genèse de la pensée.
Encore un problème à résoudre et nous aurons achevé l’esquisse de notre exposé thétique du volitionnisme. Ce problème est celui du rapport de la volonté et de la pensée. Le volitionnisme affirme que la pensée se fait jour en fonction de la volonté ; il fait de la vie intellectuelle une manifestation de la vie volitive. Comment la pensée naît-elle de la volonté ? Cela est difficile à dire et presque impossible à comprendre. Il semble à première vue que la pensée, qui est une évidence première, soit par là même un commencement distinct, se suffisant à soi-même et irréductible à la volonté. Tout au plus accorderait-on que la pensée fonctionne quelquefois sous le contrôle de la volonté ; mais qu’elle y ait son origine, cela semble d’autant plus malaisé à croire que le mode de la pensée (causalité nécessaire) et le mode de la volonté (liberté) sont directement contradictoires.
Un peu d’analyse cependant nous fera remonter au moins jusqu’au point de bifurcation de la pensée et de la volonté, en deçà duquel la pensée et la volonté, encore unies dans un tronc commun, s’expriment d’une seule manière : par l’intention. Reprenons pour cela l’exemple de tout à l’heure, celui du petit enfant. Ses cris et ses mouvements sont d’abord purement réflexes ; puis ils deviennent spontanés. Bientôt l’enfant s’aperçoit qu’il peut les reproduire. Il s’en empare, il les effectue par lui-même. C’est le premier acte de sa volonté ; mais c’est aussi la première manifestation de sa pensée. Car la volonté ne s’empare pas du mouvement ou des cris spontanés pour les effectuer seulement ; elle s’en empare en vue d’une fin (il n’y a pas de volonté qui ne se détermine en vue d’une fin) ; cette fin est une intention, et cette intention est une pensée, le premier germe de la pensée. L’apparition de la pensée est donc concomitante à l’apparition de la volonté, elle ne lui est en tout cas pas antécédente. Toutes deux apparaissent simultanément dans l’intention, c’est-à-dire dans la détermination autonome de la volonté en vue d’une fin. Maintenant, est-ce, dans l’intention, la pensée qui engendre la volonté, ou la volonté qui engendre la pensée ? L’intention est-elle composée de substance volontaire d’où dérive une manifestation intellectuelle ? ou inversement l’intention est-elle formée de substance intellectuelle d’où procède ensuite la manifestation volitive ? — L’analyse de l’intention ne donne pas de réponse. Mais négativement l’analyse de l’intellectualisme (que nous avons faite), et son échec manifeste à rendre compte de la volonté, nous permet d’inférer sans risque d’erreur que c’est la première hypothèse qui est la vraie ; que l’intention est avant tout volonté, que la pensée dans l’intention n’est qu’une expression de la volonté, c’est-à-dire l’expression de la fin en vue de laquelle la volonté se détermine, et que s’il n’y avait pas de volonté, il n’y aurait pas non plus de pensée, parce qu’il n’y aurait pas de conscience.
Mais il y a davantage encore. Nous avons vu (Maine de Biran nous l’a fait voir) que c’est par la volonté que l’homme distingue le sujet de l’attribut, la cause (qu’il se sent être) et l’effet (qu’il se sent produire) ; cette distinction, qui est à la racine même du langage, n’est-elle pas aussi et par cela même à la racine de la pensée ? Qu’est-ce que la pensée dans sa trame essentielle, sinon l’enchaînement des causes et des effets ? Et des termes de cet enchaînement, puis de cet enchaînement lui-même, qui donc lui donne la notion première, sinon la volonté, qui seule se comporte comme une cause, et seule produit des effetsp ? Ainsi donc, non seulement la pensée semble réaliser un état de dépendance à l’égard de la volonté dans leur embryon commun (l’intention), mais encore, à moins que la loi de causalité ne lui tombe du ciel toute faite, il faut bien admettre que la pensée reçoit le principe de causalité de la volonté, de qui seule elle peut le recevoir, et qui seule est capable de lui en fournir la notion, parce que seule elle en possède la réalité. Or si le principe de causalité est l’essence même de la pensée, et si la pensée le reçoit de la volonté, c’est donc de la volonté que la pensée reçoit son essence. C’est dire que la pensée dérive effectivement de la volonté ; que la pensée n’est autre chose qu’un mode, un mode spécial, distinct, et un mode fixe, mais un mode de la volonté.
p – Je vous rappelle les résultats de notre examen du sensationnisme criticiste. Ils nous avaient montré que si la notion de cause a une origine, elle ne pouvait être que dans le sens intime de l’être, c’est-à-dire dans l’exercice et l’expérience de la volonté.
[Quant aux raisons de la bifurcation ultérieure qui s’opère entre la volonté et la pensée : pourquoi la pensée représente la causalité sous son mode nécessaire et la volonté sous son mode libre, à tel point que le déterminisme de la pensée contredit et ruine la liberté de la volonté, il me semble bien l’apercevoir, mais cela nous entraînerait trop loin. (En deux mots : l’intelligence ou raison serait la face extérieure de la volonté. Comme telle, elle interpréterait la causalité par la succession sensible, qui lui est donnée dans l’ordre des phénomènes sensibles. Dès lors la causalité serait nécessaire comme l’ordre des phénomènes eux-mêmes.)]
Pouvons-nous aller plus loin encoreq, faire un pas de plus, et, pénétrant jusqu’au centre de la pensée, jusqu’à l’acte fondamental auquel se ramènent tous les actes de la pensée : la pure conscience du moi, affirmer avec Ravaissonr, que « la pure conscience du moi est la réflexion par laquelle la volonté s’aperçoit elle-même et devient intelligence » ? En sorte que réellement l’intelligence serait un mode, le mode réfléchi de la volonté, et par conséquent serait volonté ? En sorte encore que, par une suite nécessaire, la pensée, mode de l’intelligence, serait mode de la volonté, et donc volonté elle aussi ? — Ce serait en tout cas la thèse rigoureuse du volitionnisme, pour lequel tout ce qui est dans l’être doit provenir de l’être, et, puisque l’être est volonté, provenir de la volonté. J’incline fortement, pour ma part, à affirmer cette identité de la volonté et de la raison, de la volonté et de l’intelligence, de la volonté et de la pensée (bien que sous des modes différents) ; mais je n’oserais dès maintenant la professer comme une certitude établie. Je vois bien que cela doit être ainsi ; que cela ne peut pas être autrement, mais je ne vois guère les moyens de démontrer directement qu’il en est réellement ainsi. Quand nous arriverons à l’analyse de l’obligation de conscience, nous pourrons alors contrôler et vérifier de plus près et dans de meilleures conditions cette thèse du volitionnisme.
q – Nous trouvons, sur un feuillet détaché, et nous intercalons ici une réflexion de Frommel qui semble revenir sur l’affirmation précédente, à la fois pour la renforcer et pour la nuancer à cette place par un souci de méthode. (Éd. de 1910)
r – La philosophie en France au XIXe siècle, chap. XXXVI. — Comp. Revue de métaph. et de morale, 1893, n° 1.
Ce qu’il y a de sûr en tous cas, c’est qu’à bien des égards je pense parce que je veux penser, et même ce que je veux penser. Si nous parvenons à faire la démonstration de cette dernière thèse, nous aurons achevé notre tâche. Après avoir essayé de montrer que l’origine de la pensée est dans la volonté, nous aurons montré que, sinon absolument, au moins dans une large mesure, l’exercice de la pensée se trouve et doit se trouver sous le contrôle de la volonté. Nous aurons mis fin de la sorte à la superstition de l’autonomie absolue de la pensée ; nous aurons porté le coup de mort à l’hydre panthéistique d’une pensée se pensant elle-même, et nous aurons garanti les prétentions du volitionnisme à la suprématie philosophique.
XI) La volonté et la perception : influence de la volonté sur les éléments de la connaissance.
Prenons d’abord l’effet de la volonté sur les éléments mêmes, sur la matière première de la pensée : sur la sensation. C’est assurément dans le domaine de la sensation que la volonté a la moindre part, puisque la sensation a sa cause et sa source en dehors du moi. Et cependant là même déjà le rôle de la volonté est observable. Il consiste à transformer la sensation ou l’impression en perception. Ces termes, que nous assimilions l’un à l’autre jusqu’ici pour plus de simplicité, se distinguent nettement au point de vue des quantités volontaires qu’ils représentent. L’im- ? pression, la sensation ne renferment point de volonté ; ce sont des modifications passives de nos organes, dont la cause tout entière est en dehors d’eux. La perception, elle, contient de la volonté. Elle est constituée par une sensation à laquelle s’ajoute une activité du moi (l’attention). C’est le moi devenu attentif à l’une de ses sensations, et qui s’y arrête. Il la sentait jusqu’alors ; il la perçoit maintenant. Dans la perception, la volonté du sujet ne consiste nullement, comme on l’a dit, à rendre l’impression plus vive. Elle en est parfaitement incapable. Mais elle fixe l’organe (toucher, odorat, ouïe) sur une impression unique, le détourne des autres impressions ou causes d’impressions, afin d’obtenir une impression, non pas plus forte, mais plus nette. Or ce phénomène est un phénomène d’activité volontaire ; et c’est précisément cette activité volontaire, qui, se portant sur l’impression passive, s’y ajoute et la transforme en perception. Le langage courant sait fort bien faire la différence entre l’impression et la perception : palper n’est point synonyme de toucher, ni écouter d’entendre, ni regarder de voir. Les verbes flairer, écouter, regarder, palper, expriment une activité plus grande que les verbes sentir, entendre, voir, toucher. Et cette activité est celle de la volonté transformant la sensation ou l’impression en perceptions.
s – Comparer l’attitude physique du sujet qui ne fait qu’entendre, et de celui qui écoute ; du sujet qui ne fait que voir, et de celui qui regarde. La différence d’attitude indique clairement l’activité volontaire qui transforme une sensation en une perception.
Or — et voici l’importance de la chose — les perceptions presque seules restent dans la mémoire, demeurent dans le souvenir, entrent dans nos pensées. Nos sensations, qui sont restées purement passivest, échappent bientôt à la mémoire (si même elles y pénètrent jamais), se dissolvent dans le souvenir, et restent pour la plupart en dehors de nos penséesu. D’où il résulte ceci : que c’est la volonté qui, dès les origines de la pensée, choisit les matériaux de la pensée. Par l’attention qu’elle accorde à certaines impressions, par la négligence qu’elle apporte à certaines autres impressions, c’est la volonté qui décide de ce que sera la pensée ou de ce qu’elle ne sera pasv. Elle préside donc aux origines mêmes de la pensée.
t – Nos souffrances physiques, par exemple.
u – Et cela est, sans doute, un grand bien, car que ferions-nous si nous étions obligés de traîner après nous la mémoire et la pensée de toutes nos sensations ?
v – Ou du moins qui peut en décider. La chose n’est pas absolue ; il faut tenir compte dans une large mesure des aptitudes individuelles pour certaines impressions. Mais la volonté peut, si elle le veut, décider de la matière dont sera formée et sur laquelle s’exercera la pensée.
XII) Influence de la volonté sur le choix, la formation et le contenu des idées.
Ce qui est vrai des sensations, substance première de la pensée, l’est aussi des images et des idées, ou concepts. Rien de plus légitime que de montrer comment nos idées s’enchaînent, soit par contiguïté, soit par ressemblance, soit par causalité, et qu’elles s’enchaînent spontanément. Mais c’est une grave erreur que de tenir cet enchaînement spontané pour le seul possible, de croire qu’il épuise les possibilités d’une théorie de la connaissance. Nous sommes affectés par des ressemblances et des contrastes, et naturellement enclins à associer les images semblables ; cela est incontestable. Ainsi se forment nos premières généralisations. Mais c’est aussi là qu’elles s’arrêtent. Dès qu’on va plus loin, dès qu’on va, par exemple, jusqu’à la classification scientifique des images, les vagues ressemblances ne suffisent plus, il faut admettre le rôle de la volonté. Avant de classer les phénomènes, un esprit réfléchi, un savant, les examine, les juge, et avant de prononcer un jugement, les compare. Or, de quelque manière qu’on explique la comparaison, elle est nécessairement un acte. Pour comparer deux états psychiques, deux images, deux idées, il faut les distinguer l’une de l’autre et se distinguer soi-même de chacune d’elles, ce qui ne se fait point tout seul. Un être dépourvu de volonté, subissant fatalement la loi de l’association spontanée des idées, en serait tout à fait incapable ; il ne saurait y réussir, parce qu’il s’identifierait lui-même avec la série de ses événements (soit sensitifs, soit intellectuels) et qu’il serait le produit des états mêmes entre lesquels il faudrait qu’il fît ces distinctions. Les impressions, les images, les idées simultanées, loin de lui apparaître toutes classées, ni même revêtues des caractères distincts qui lui permettraient de les classer, se confondraient pour lui, sans doute, comme les parfums des différentes fleurs d’un bouquet se confondant en un seul parfum.
Ainsi la simple association spontanée des idées ne suffit pas à rendre compte de ce second degré de la pensée qui est leur classification méthodique. Cette classification, en exigeant, pour s’opérer, le concours de l’attention volontaire, prouve que la pensée fait ses premiers pas sous le contrôle et la conduite de la volonté. Sans exercice de la volonté, sans attention volontaire, il n’y a pas de pensée méthodique possible. La meilleure preuve en est dans l’éducation même de la pensée. La pensée ne fonctionne clairement et régulièrement que chez ceux qui ont appris à penser ; et n’ont appris à penser que ceux qui ont voulu apprendre à penser. La volonté seule est susceptible d’éducationw ; si donc il y a une éducation de la pensée, il en faut conclure que la pensée ne fonctionne pas spontanément et une fois pour toutes, mais qu’elle fonctionne sous le contrôle de la volonté. On pense parce qu’on veut penser.
w – On n’éduque pas à proprement parler des organes ou des fonctions ; on les dresse, on éduque la volonté qui les met en jeu. Là où la volonté manque, l’éducation des organes ou des fonctions est impossible ; elle n’est possible qu’à travers la volonté qui les pénètre et les gouverne.
XIII) Influence de la volonté sur l’acte et la matière de la réflexion.
Ce qui est vrai de la classification méthodique, base indispensable de toute connaissance et de toute pensée scientifique, l’est à plus forte raison de la réflexion. La réflexion est une opération intellectuelle, sans doute, mais déterminée au plus haut point par un acte de la volonté. C’est une opération volontaire autant et peut-être plus qu’intellectuelle. Elle se décompose en deux phénomènes : 1° un phénomène général et préalable de concentration interne, de retour du sujet sur lui-même. Et là déjà, dans ce retour et cette concentration, l’influence de la volonté est indéniable (non pas, sans doute, dans tous les cas, mais dans plusieurs). Car d’ordinaire tout concourt à entraîner l’attention du sujet au dehors. 2° A ce phénomène préalable de concentration générale, plutôt psychologique, s’ajoute un phénomène particulier, spécial, de concentration intellectuelle. Car la concentration n’est pas encore de la réflexion. Le sujet n’est revenu sur lui-même, qu’afin de fournir à la pensée l’occasion et la possibilité de revenir sur son objet. La pensée réfléchit. Qu’est-ce à dire ? sinon qu’elle applique ses catégories et ses lois à l’objet, qu’elle pense ; qu’elle démêle les causes et les effets, qu’elle induit et qu’elle déduit suivant le principe de causalité. Or si la pensée réfléchit, il est bien rare qu’elle réfléchisse toute seule, spontanément. D’ordinaire la volonté est la mère de la réflexion. On réfléchit parce qu’on veut réfléchir. Et l’effort qui accompagne souvent la réflexion en est une preuve indéniable.
XIV) Influence de la volonté sur le jugement.
« Juger, c’est autre chose que penserx. » — « Qu’est-ce que juger, si ce n’est arrêter la pensée, suspendre l’attention ? Réfléchir, c’est passer par une succession de jugements qui tous, au moment où ils sont présents à la conscience, sont l’objet de notre croyance. Plus la réflexion est intense, plus la série est longue. Qui nous oblige donc à ne plus réfléchir ? L’intelligence ne s’arrête pas d’elle-même. Une fois qu’elle a reçu l’impulsion, elle poursuit sa route, elle roule, toujours infatigable, son rocher, sans jamais le fixer au sommet. Elle fait dérouler, devant les yeux de ceux qui marchent à sa suite, les possibles en nombre indéfini. La volonté lui impose un arrêt en lui fixant un but. — J’ai pris, par exemple, la résolution de réfléchir sur le problème de la liberté. Mais ce problème ne me laisse pas indifférent. Je désire ou ne désire pas être libre. Suivant l’un ou l’autre de ces désirs, je porte mon attention de préférence sur l’un ou l’autre terme de l’alternative : la liberté ou le déterminisme, c’est-à-dire je cherche, je veux des arguments en faveur de l’un ou de l’autre, car je ne les chercherais pas si je ne les voulais pas. C’est donc un but que ma volonté s’impose à elle-même ; et lorsqu’elle l’a atteint, c’est-à-dire lorsqu’elle s’est donnée à elle-même des motifs d’affirmer la théorie qui est le but de ses efforts, elle se repose dans la certitude, elle croit. — C’est donc à cause du but atteint que, dans certains cas, la réflexion s’arrête. Autrement elle ne trouverait pas de limites ; par conséquent elle n’aboutirait à aucune affirmation. Le scepticisme est une preuve vivante du fait que nous avançons ; le sceptique, en effet, est une intelligence toujours en mouvement, une attention toujours tendue qui demande à la pensée elle-même une décision qu’elle ne saurait lui donner… Il délibère toujours parce qu’il est incapable d’arrêter sa pensée par un acte de libre arbitre ; il ne la domine pas, il est dominé par elle. La multitude des opinions qui se présentent à lui l’écrase ; il n’a pas le courage d’en faire une sienne. Cette indécision que nous remarquons en lui serait-elle possible si les idées avaient la vertu de s’imposer par elles-mêmesy ? »
x – Brochard, De la croyance (Revue philosophique, juillet 1884).
y – Gayte, La croyance, p. 104.
Ainsi « le jugement n’est ni une idée, ni un rapport. Il n’ajoute pas une idée au contenu de l’idée sur laquelle il porte, car autrement cette idée ne serait plus exactement celle de la chose que l’esprit se représente… Juger ou affirmer, c’est faire en sorte que l’idée à laquelle on adhère soit, non pas certes vraie en soi, mais vraie pour celui qui y croit (qui juge) ; … c’est lui conférer, par un acte sui generis, une sorte de réalité qui est le seul équivalent possible de la réalité véritablez. » La pensée sans doute est nécessaire (2+2=4), mais non pas le jugement, c’est-à-dire la faculté de poser des synthèses que l’esprit ne peut rompre.
z – Brochard, ouvr. cité.
La perception, la classification, la réflexion, le jugement, quatre opérations indispensables de la pensée, sans lesquelles il n’y a pas de pensée ; et toutes quatre fonctionnant (ou susceptibles de fonctionner) sous la catégorie de la volonté… N’est-ce pas dire que la pensée est et devient ce que la fait la volonté ? Inculte et rudimentaire quand la volonté paresseuse se refuse à percevoir, à classer, à réfléchir, à juger les données de l’intelligence ; correcte, puissante, habile quand la volonté active s’exerce à percevoir, à classer, à réfléchir, à juger ses idées.
Et ce n’est pas seulement l’éducation ou l’exercice de la pensée qui dépend ainsi de la volonté, c’est son contenu même. En dirigeant l’attention intellectuelle sur telles ou telles perceptions, idées, notions, plutôt que sur telles ou telles autres ; en l’appliquant à celles-ci et en la détournant de celles-là, la volonté engendre deux pensées, deux mémoires, deux connaissances, deux philosophies, deux vérités qualitativement et quantativement distinctes, et dont les différences peuvent aller jusqu’à la contradiction. Ce n’est donc pas l’intelligence seule qui reçoit la vérité ; la volonté y a sa part, une part considérable et décisive, une part si considérable et si décisive qu’on peut dire à bien des égards que la volonté crée la vérité.
[« La volonté est maîtresse de l’attention, ou plus exactement, l’attention est la volonté portant toute l’activité spirituelle sur un objet. Elle crée donc les termes matière de nos jugements ; et ainsi ces derniers se trouvent dans notre entière dépendance » (Lebat, Considérations sur la connaissance religieuse).
« La volonté est un des principaux organes de la créance, non qu’elle forme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses suivant la face où on les regarde. La volonté qui se plaît à l’un plus qu’à l’autre, détourne l’esprit de considérer les qualités de celles qu’il n’aime pas à voir ; et ainsi l’esprit marchant d’une pièce avec la volonté, s’arrête à regarder la face qu’il aime ; et ainsi il en juge par ce qu’il y voit » (Pascal).]
Ainsi s’explique un phénomène que ni le sensationnisme, ni l’intellectualisme, pris à la rigueur, ne pouvaient expliquer : celui de la diversité des conceptions scientifiques, des systèmes philosophiques, des vérités religieuses. Si la connaissance était affaire de sensation et d’intelligence pure, elle serait la même pour tous, ou ne varierait qu’en degrés, suivant le nombre des expériences sensibles et la puissance dialectique des individus. Mais elle ne varie pas en degrés seulement, elle varie encore et surtout en qualité. Telle connaissance, telle vérité est irréductible à telle autre. Leur différence est fondamentale ; leurs bases respectives sont hétérogènes. Pourquoi ? Parce que la volonté de chaque individu s’est exercée sur le choix des matériaux et sur le style de l’édifice. — Rien ne témoigne davantage en faveur du volitionnisme ; rien ne prouve mieux que la volonté est au fond de tout, qu’elle est la substance humaine et la substance universelle, et que toutes les activités de l’être, même celles qui semblent le plus autonomes, comme la pensée, fonctionnent en définitive sous sa dépendance.
Il me serait facile d’étendre cette analyse à d’autres sujets encore et de montrer, par exemple, le rôle de la volonté en esthétique, dans l’imagination créatrice, dans l’art, etc.
[Si l’art consistait à imiter la nature, à découper des tranches dans la réalité et à les servir telles quelles ; en d’autres termes, si l’esthétique naturaliste était acceptable, peut-être la théorie associationniste de l’imagination le serait-elle aussi. Mais pour atteindre à la vraie beauté il faut choisir et combiner, ce qui suppose activité et attention. Ce facteur (l’attention volontaire, la volonté) venant à manquer, non seulement l’humanité ne produirait plus d’œuvres d’art, elle serait encore incapable de les comprendre. — En effet, le sentiment du beau diffère totalement d’une affection ou d’une émotion pure et simple. Un parfum, une couleur causent une impression qu’on peut qualifier d’agréable, jamais de belle. Ce n’est qu’à la suite d’une opération active que naît le sentiment du beau. Devant un tableau de Raphaël ou de Vinci, en écoutant un drame de Corneille, on fait autre chose qu’éprouver des impressions. L’esprit juge ces impressions, les compare, les apprécie, cherche à motiver ses jugements. — Cela ne se peut faire sans l’intervention d’une activité volontaire.]
2° Les perceptions dépendent de la sensation à la fois et de la volonté. Elles sont une sensation (c’est-à-dire une passivité) plus une activité volontaire qui s’y est attachée, et qui l’a fixée. Les perceptions elles-mêmes ne peuvent être rappelées par la volonté, ou ne le peuvent qu’au même titre que les sensations. Mais le souvenir, l’image ou l’idée d’une perception peuvent être rappelés par la volonté.
3° Le rappel volontaire des souvenirs sensibles ou perceptifs, est loin d’être absolu. Leur réapparition sur la scène de la conscience dépend de certaines dispositions cérébrales qu’il n’est en notre pouvoir ni de créer, ni de changer. Nous ne sommes pas les maîtres souverains de notre mémoire perceptive. Elle a ses caprices et ses inerties propres contre lesquelles la volonté lutte en vain. Il y a telle disposition, tel état d’âme, où il nous est parfaitement impossible de retrouver le souvenir de telles ou telles perceptions.
4° Le rôle de la volonté est beaucoup plus étendu, par contre, dans le domaine des concepts ou des idées. Par la classification et par la réflexion la volonté contribue pour une large part à les former, et comme elle a contribué à les former, elle est plus capable aussi de les rappeler. Les modes intellectuels qui résultent d’opérations volontaires sont presque complètement à la disposition de la volonté. Plus les idées sont abstraites, rationnelles, générales, méthodiques, moins elles dépendent de la sensibilité, plus leur rappel (leur reproduction volontaire) est aisé, rapide et complet. Dans la mémoire conceptuelle (à distinguer de la mémoire sensible et perceptive), dans la réflexion, dans le raisonnement, dans le jugement surtout, la volonté devient prépondérante, sans exercer pourtant jamais une domination exclusive ou absolue.
[Cette progression dans la libre disposition par le sujet des éléments de sa vie intellectuelle, progression qui va des éléments presque totalement passifs (sensation) aux éléments presque totalement actifs ou volontaires (jugement), est significative et tout en faveur de la thèse du volitionnisme. Il est naturel que la volonté dispose de ce qu’elle a créé dans la mesure où elle l’a créé, et qu’au contraire elle dispose moins de ce qu’elle a subi, dans la mesure où elle l’a subi. Il est naturel, si la volonté est le fond du sujet, que ce qui ressortit à la volonté adhère plus intimement au sujet, dans la mesure où la volonté y est davantage engagée.]
Conclusion. — Ce que nous venons d’esquisser, soit quant à l’existence même de la volonté (évidence première prouvée a posteriori par l’effort), — soit quant au rôle de la volonté dans la formation de la conscience (moi, personnalité consciente), — soit quant au rôle de la volonté dans la formation et la conduite de la pensée, — suffit à justifier psychologiquement les prétentions du volitionnisme. La volonté existe puisqu’elle agit. Mais est-elle libre ? agit-elle librement ? c’est-à-dire existe-t-elle réellement ? — Voilà un second problème, que l’examen psychologique précédent ne résout pas expressément et qui remet tout en question.