En parlant dans le livre précédent, de la nature identique de Dieu le Père et de Dieu le Fils, nous avons montré que cette parole : « Moi et le Père, nous sommes un » (Jn 10,30), n’est pas à mettre au compte d’un Dieu solitaire, mais qu’elle se rapporte à l’unité d’une divinité qui demeure indivisible dans la génération[1] ; ceci parce que Dieu le Fils n’est pas né d’ailleurs que de Dieu, et le Dieu né de Dieu, ne saurait ne pas être ce qu’est Dieu.
[1] Hilaire résume ici le livre précédent. Les livres suivants (IX-XII) ventilent les objections des ariens.
Nous avions passé en revue, sinon toutes les affirmations du Sauveur et des Apôtres, du moins un assez grand nombre pour comprendre ce qu’il en est, puisque tous ces textes nous révèlent la nature et la puissance inséparables du Père et du Fils. Nous en étions venus à ce passage où la foi de l’Apôtre s’exprime ainsi : « Prenez garde que personne ne vous séduise par la philosophie et la creuse duperie qui découle de la tradition des hommes, des éléments du monde, et non du Christ. Car en lui habite corporellement toute la plénitude de la Divinité » (Colossiens 2.8-9)[2].
[2] Cf. Livre VII, chap. 53-56.
Nous voilà instruits : si la plénitude de la Divinité habite corporellement dans le Christ, c’est donc qu’il est Dieu vrai, parfait, et qu’il possède la nature de son Père. De même, le fait que cette plénitude habite en lui, nous montre qu’il ne s’agit pas d’un Dieu différent, ni d’une personne unique : puisque d’une part, cette habitation dans un corps du Dieu incorporel nous enseigne que celui qui existe en tant que personne, née de Dieu, a comme propriété de sa nature de ne faire qu’un avec Dieu, et puisque d’autre part, si Dieu habite dans le Christ, c’est la preuve de la naissance du Christ en tant que personne subsistante, puisque Dieu est son hôtes[3].
[3] La première partie de cette phrase : « d’une part… », déclare que le Fils est vrai Dieu unique ; la seconde : « d’autre part » atteste que le Fils né de Dieu, n’est pas le Père, puisqu’il y a une personne qui habite et une qui est habitée.
J’estime donc avoir assez répondu, et même plus qu’assez, à la mauvaise foi de ceux qui mettent au compte de l’union et de la concorde des volontés entre le Père et le Fils, ces paroles du Seigneur : « Qui m’a vu, a vu le Père » (Jean 14.9), et : « Le Père est en moi, et je suis dans le Père » (Jean 10.38), et : « Moi et le Père, nous sommes un » (Jean 10.30), et : « Tout ce qu’a le Père est à moi » (Jean 16.15). La foi qui ressort de ces textes est claire ; et pourtant, leur religion de mensonge qui découle d’une fausse doctrine, dénature le sens des mots. Et comme on ne saurait nier que ces textes où notre foi affirme l’unité de nature entre le Père et le Fils, parlent aussi de l’accord de leurs volontés, ces gens-là n’y voient que l’union qui vient de leur harmonie, pour mieux démolir cette unité qui est le fruit de la naissance du Fils.
Mais le bienheureux Apôtre, après avoir proclamé à plusieurs reprises et sans ambiguïté la vraie nature du Fils, nous enseigne ici que la plénitude de la Divinité habite corporellement dans le Christ[4]. Il met ainsi un terme aux assertions d’une audace impie, puisque l’habitation de la Divinité incorporelle dans le corps du Christ, fait en sorte que le Père et le Fils possèdent une nature unique. De ce fait, le Fils n’est pas seul : le Père demeure en lui ; et non seulement il demeure en lui, mais il agit par lui et s’exprime par sa bouche ; et non seulement le Père agit et parle par le Fils, mais on le voit également en lui[5], ils ne sont pas Père et Fils de nom, mais en vérité : en raison du mystère de sa naissance, la force du Fils est la force du Père, le pouvoir du Fils est le pouvoir[6] du Père, la nature du Fils est la nature du Père. Le Fils tient de sa naissance tout ce qui est au Père, et, en tant qu’imagé du Père, il reproduit tout ce qui est dans le Père, puisqu’il est l’image de son auteur, et qu’il l’est en vérité. Car la naissance parfaite offre une image parfaite, et la plénitude de la Divinité qui habite corporellement en lui, fait reconnaître que cette image est vraie.
[4] Cf. Colossiens 2.9.
[5] Cf. Jean 14.9-10.
[6] Cf. Livre VIII, chap. 35, note 47.
Il ne saurait en être autrement : le propre Fils de Dieu ne pourrait pas être Dieu s’il n’avait pas, de par sa naissance, cette nature par laquelle Dieu existe, et l’unité identique de la nature du Dieu Vivant ne peut être divisée en deux par la naissance de la nature du Vivant.
Et pourtant, sous prétexte de proclamer au mieux la foi qui ressort de l’Evangile, les hérétiques viennent sans en avoir l’air, saper la vérité : ils arrachent au Fils l’unité qu’il tient de sa nature, en rapprochant des textes, tantôt pour faire apparaître sous un autre jour ce qui est dit, tantôt pour faire comprendre autrement les mots employés en tel passage. Ainsi, pour refuser au Christ d’être Fils de Dieu, ils font appel à son témoignage lorsqu’il interroge : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon, si ce n’est le seul Dieu ! » (Marc 10.18). De sa propre bouche, disent-ils, nous entendons l’aveu d’un seul Dieu ; on voit par là qu’il est quelqu’un qui porte le nom de Dieu, mais il ne possède pas la nature de Dieu puisque Dieu est unique ; et ils s’efforcent de confirmer que si on le dit Dieu, c’est une pure question de mot et non pas la vérité, en s’appuyant sur ce texte : « La vie éternelle, c’est de te connaître, toi le seul vrai Dieu » (Jean 17.3). Et, afin d’ôter au Fils le caractère spécifique d’être vrai Dieu, ils ajoutent cet autre passage : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, sinon ce qu’il voit faire au Père » (Jean 5.19). Ils sollicitent aussi cette parole : « Le Père est plus grand que moi » (Jean 14.28). Enfin, comme maintenant ils sont tout fiers d’avoir démoli la foi de l’Eglise par ces preuves indiscutables qui nient la divinité du Fils, ils s’en vont répétant : « Pour ce qui est du jour et de l’heure, nul ne les connaît, ni les Anges dans le ciel, ni le Fils, le Père seul les connaît » (Marc 13.32). C’est clair : la naissance ne communique pas au Fils une nature égale à celle du Père, puisque l’un et l’autre n’ont pas le même degré de connaissance. Le Père qui connaît, et le Fils qui ignore, montrent bien par là qu’ils n’ont pas la même Divinité : en effet, Dieu ne doit rien ignorer ; un Dieu qui ignore ne saurait être comparé avec un Dieu qui sait tout.
Mais lorsqu’ils avancent ces textes, ils ne les entendent pas d’une manière logique, ils ne tiennent pas compte du moment où ils ont été prononcés, ils ne les comprennent pas en fonction des mystères cachés dans l’Evangile, et ils ne perçoivent pas la valeur des mots ; poussés par une rage insensée et aveugle, ils s’élèvent contre la nature divine du Fils ; ils ne rappellent que ces seuls passages isolés des autres, pour en saturer l’oreille des ignorants, ils omettent de les expliquer ou de les replacer dans leur contexte ; or pour comprendre toutes ces citations, il faut se reporter à ce qui précède ou à ce qui suit.
Avant de rendre compte de la raison d’être des textes cités plus haut, en prenant pour base les affirmations de l’Evangile et des Apôtres, nous croyons devoir avertir tous ceux que réunit une même foi : pour jouir de la vie éternelle, il faut reconnaître qui est l’Eternel.
Oui, il est dans l’ignorance complète de la vie qui est la sienne, il la méconnaît, celui qui ne reconnaît pas que le Christ Jésus est vrai Dieu aussi bien que vrai homme. Et c’est aussi dangereux de renier le Christ Jésus ou le Dieu Esprit que d’anéantir la chair de notre corps. « Quiconque m’aura reconnu devant les hommes, moi aussi, je le reconnaîtrai devant mon Père qui est dans les deux. Mais celui qui m’aura renié devant les hommes, moi aussi, je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux » (Matthieu 10.32-33).
Ainsi parle le Verbe fait chair[7], voilà l’enseignement de l’homme Jésus-Christ, le Seigneur de Gloire[8], lui qui a été constitué en sa propre personne médiateur pour le salut de l’Eglise, et qui, dans cette réalité mystérieuse de médiateur entre Dieu et les hommes[9], existe unique personne en deux natures : car, unissant en lui la nature divine et la nature humaine, il est la réalité même de l’une et de l’autre nature. Etant en chacune, il l’est de telle sorte qu’il n’est privé ni de l’une, ni de l’autre : ainsi l’homme qui naît ne cesse d’être Dieu, et d’un autre côté, il est vraiment homme, tout en demeurant Dieu.
[7] Cf. Jean 1.14.
[8] Cf. 1 Corinthiens 2.8.
[9] Cf. 1 Timothée 2.5.
Telle est donc la vraie foi qui fait le bonheur de l’homme : proclamer le Christ Dieu et homme, reconnaître le Verbe fait chair, ne pas refuser de voir Dieu parce qu’il se fait homme, ne pas escamoter la chair, parce qu’elle est celle du Verbe.
Or s’il est contraire à la nature de nos pensées qu’un être, né homme, soit Dieu, il n’est plus maintenant contraire à la nature de notre espérance que celui qui est né homme, soit divinisé : puisque s’offre à notre foi une nature plus puissante née dans une nature inférieure, nous pouvons croire aussi qu’une nature inférieure puisse naître dans une nature plus puissante.
D’ailleurs, selon la loi qui régit la vie du monde, la fin où tend notre espérance, est beaucoup plus facile à comprendre que le mystère divin. Car tout ce qui naît sur la terre possède une force qui lui permet de grandir, il n’a pas la faculté de diminuer. Considère les arbres, les moissons, le bétail. Regarde aussi l’homme doté de raison : sans cesse il progresse et tend à s’accroître, jamais sa taille ne rapetisse, il a toujours de quoi grandir, car c’est en lui-même qu’est la source de sa croissance. Certes, il s’affaiblit par l’âge, il périt par la mort ; mais en cela, il est soumis au changement dû au temps, il suit les lois de tout être vivant. Toutefois, ce n’est pas en son pouvoir d’être autre chose que ce qu’il est : il ne saurait devenir plus petit pour recommencer sa vie, c’est-à-dire qu’il ne peut, de vieillard revenir à l’enfance.
De par la loi qui régit le monde, c’est donc pour notre nature une nécessité de croître par un progrès constant ; et cela nous permet d’espérer sans outrecuidance qu’un autre progrès, encore plus important sera accordé à la nature de l’homme. Croître en effet, est conforme à la nature, tandis que diminuer est contre nature.
Ce fut donc le propre de Dieu d’être autre que ce qu’il était, et cependant de ne pas cesser d’être ce qu’il avait été ; de naître comme Dieu dans l’homme, et cependant de ne pas cesser d’être Dieu ; de se rapetisser jusqu’aux petitesses de la conception, du berceau, de l’enfance, et cependant de rester en possession de toute sa puissance divine. Pour nous, c’est un mystère, mais non pas pour lui. Prendre notre nature n’est pas un progrès pour Dieu, mais sa volonté d’anéantissement est notre promotion. Car lui, il ne perd pas son privilège d’être Dieu, et il permet à l’homme de devenir Dieu.