Genèse 27.34-46 (Hébreux 12.17)
« Lorsque Esaü eut entendu les paroles de son père, il poussa de grands cris, et il dit à son père : Bénis-moi aussi, mon père !… N’as-tu qu’une bénédiction, mon père ?… Et élevant sa voix, il pleura. » Qui ne serait ému, à la vue de celle douleur, et tenté de prendre parti pour Esaü contre Jacob ? Examinons cependant si ses larmes étaient bien légitimes. Sans doute, Esaü dit vrai : Jacob l’a « supplanté deux fois. » Mais il oublie une chose essentielle : c’est qu’il a lui-même méprisé son droit d’aînesse : « Je vais mourir ; à quoi me servira mon droit d’aînesse ? » Il a abandonné la foi de ses pères et s’est par là même privé de la bénédiction. Ce qui lui arrive, est la juste rétribution de ses sentiments tout terrestres. Et prouve-t-il quelque repentir de sa faute ? Il n’y en a pas trace dans ses paroles ; il ne songe pas à confesser sa culpabilité ; il ne voit pas la main de Dieu qui se montre ici, et il ne pense pas à s’humilier sous cette main.
Ce jugement est-il trop sévère ? On le verra quand le fond du cœur d’Esaü viendra au jour. Il semblait, jusqu’ici, rendre à son père amour pour amour et le servir avec un zèle sincère. Il lui a obéi, tant qu’il a pu espérer qu’il lui conserverait sa prépondérance dans la maison. Mais aujourd’hui il en sera autrement : il menace de tuer son frère, et ne recule pas devant un acte qui déchirera le cœur de son père ; il se vengera non seulement sur son frère, mais sur ce père qui l’aime, qui voulait le bénir et qui n’en a été empêché que par une dispensation de Dieuc. Ce sont les sentiments de Caïn qu’Esaü manifeste ici. La sentence divine, qui lui a refusé la bénédiction, est donc juste.
c – Cette explication suppose la traduction de Luther : « Le temps est proche où mon père mènera deuil (c’est-à-dire : sur Jacob). » On admet plus généralement le sens exprimé dans nos versions françaises, d’après lequel Esaü attendra, pour tuer son frère, que son père soit mort.
« J’ai vu tes larmes, » disait l’Eternel à Ezéchias (Ésaïe 38.8). Mais les larmes du pécheur ne sont pas toujours le signe d’une vraie repentance ; il y a une tristesse, il y a des pleurs qui n’ont rien de commun avec elle. Il faut discerner entre le faux et le vrai repentir. Quand le pécheur ne pleure que sur sa honte devant les hommes, sur le dommage que sa faute lui cause, sur ses espérances détruites, en un mot, sur les conséquences de son acte, ce n’est pas encore là la repentance, la tristesse qui est agréable à Dieu. Quand il est angoissé, et que, pressentant les terreurs du jugement et de la condamnation, il se sent poussé à faire confession, ce peut être là le commencement du salut. Mais, tant que son repentir se borne là, ce n’est pas encore la vraie repentance. C’est la crainte servile qui le pousse. Il est dans l’angoisse, il veut s’en affranchir ; mais veut-il être affranchi du péché lui-même ? Là est la question. La vraie repentance n’existe que chez celui qui hait le péché. Tant que la crainte seule remplit l’âme et qu’un sentiment filial envers Dieu n’est pas éveillé, la vraie repentance n’y est pas encore. Ce dont on s’afflige, ce n’est pas d’avoir offensé et déshonoré Dieu ; on n’a pas en horreur ce que Dieu déteste. On veut simplement être délivré des conséquences du péché, on ne veut pas se séparer du péché lui-même ; on voudrait le conserver et le choyer encore, pourvu que ce fût sans péril. Ainsi le trouble de la conscience conduit l’homme à faire confession ; mais, l’absolution reçue, il retombe dans son péché.
La vraie repentance est une œuvre miraculeuse de la grâce de Dieu. Elle se produit là où Christ est annoncé et reçu. C’est en regardant à lui, l’Agneau de Dieu qui a porté nos fautes, que nous devenons capables de confesser notre culpabilité tout entière et de nous détester nous-mêmes à cause de nos forfaits. Nos péchés sont si graves, notre misère si affreuse, qu’il serait au-dessus de nos forces de les confesser sans réserve, si Dieu ne nous prévenait par son amour et n’était prêt, à cause du sacrifice de Jésus, à tout pardonner, à nous remettre notre dette tout entière, et à guérir même les blessures les plus profondes de notre âme.
Celui-là donc se repent véritablement, qui veut avant tout être délivré du péché. Quand on en est là, on se soumet à la sentence de Dieu. « J’ai péché contre loi seul (Psaumes 51.6) ! Si donc tu veux faire de moi un exemple de ton jugement, fais ce qu’il te plaira ! « Je porterai la colère de l’Eternel. » parce que j’ai péché contre lui » (Michée 7.9). Seulement, fais-moi grâce, et ne me rejette pas pour toujours ! Fais-moi voir ta face, et ne me rejette pas du nombre de tes enfants ! » — Telle fut la repentance de David. Se sentant justement puni de l’abus qu’il a fait de son pouvoir royal, il refuse de se venger des outrages de Siméi et s’humilie sous la main de Dieu. « C’est l’Eternel qui lui a dit : Maudis David !… Peut-être l’Eternel regardera-t-il mon affliction et me fera-t-il du bien en retour des malédictions d’aujourd’hui ! » (2 Samuel 16.5-14). « Nous recevons ce que nos crimes ont mérité, » dit le brigand de la croix. Voilà la marque de la vraie repentance. Il n’y en a pas trace chez Esaü.
L’apôtre dit : « Vous savez qu’Esaü, voulant ensuite hériter la bénédiction, fut rejeté ; car il ne put parvenir à la repentance, bien qu’il la cherchât avec larmes » (Hébreux 12.17). Ainsi traduit Luther. Comprise ainsi, cette parole a de quoi désespérer l’âme troublée. Esaü n’a pu parvenir à la repentance, bien qu’il la cherchât avec larmes ! Mais l’histoire d’Esaü, bien comprise, nous conduit à un autre sens, que confirme une traduction plus exacte. Que cherchait Esaü ? Une repentance, une conversion sincères ? Il demandait à son père de retirer sa parole ; il ne songeait pas à se changer lui-même. Quand on cherche la repentance, la grâce est déjà là. Le désir de se convertir ne peut provenir de la raison et de la force propres de l’homme. C’est le premier rayon de la lumière divine, pénétrant dans les ténèbres du cœur, un effet de la grâce prévenante, l’appel du bon Becger à la brebis égarée et perdue. « Je ne mettrai point dehors, dit-il, celui qui viendra à moi. » Quiconque cherche la repentance avec larmes, la trouve donc, ou plutôt il l’a déjà. Esaü ne cherchait pas la repentance, mais la bénédiction, qu’il voulait avoir sans la repentance. C’est là, sans doute, ce que l’apôtre a voulu dire, et voici comment il faut traduire ses paroles : « Il ne put le (son père) faire changer de résolution, bien qu’il la (la bénédiction) demandât avec larmes. »
Toute cette scène a un sens spirituel ou prophétique, auquel l’auteur de l’épître aux Hébreux nous rend attentifs (Hébreux 11.20), et dont l’épître aux Galates nous donne la clef (Galates 4.22-31). Nous avons vu la division introduite dans la maison d’Abraham, et la signification prophétique de ses deux fils, Ismaël et Isaac. Le même type se reproduit dans l’opposition des deux fils d’Isaac, Esaü et Jacob.
Le peuple d’Israël est le fils premier-né de Dieu (Exode 4.22). Mais lorsqu’ils livrent Jésus aux païens et s’écrient devant Pilate : « Nous n’avons pas d’autre roi que César, » les Juifs renient leur céleste origine et vendent leur droit d’aînesse pour le plat de lentilles de la faveur de Tibère. Lorsqu’ils lapident Etienne et prennent plaisir au meurtre de Jacques, qu’ils persécutent Paul, excommunient les chrétiens et excitent les païens contre l’Eglise, ils manifestent des sentiments fratricides. Le peuple juif est devenu un Esaü ; il a perdu sa bénédiction. Les biens spirituels qu’il devait posséder avant tous les autres peuples lui échappent. L’Eglise, au contraire, est dans la position du fils cadet, Jacob. Comme lui opprimée, haïe, en fuite, elle a reçu du Tout-Puissant le droit d’aînesse et l’espérance de l’héritage éternel. Esaü s’est trop attardé à la chasse, et pendant ce temps Jacob lui a pris la bénédiction ; pendant que le peuple juif s’acharnait à obtenir sa propre justice et s’égarait toujours plus en suivant sa propre voie, l’Eglise s’est emparée, par la foi, des promesses de Dieu et des biens célestes.
Esaü ne s’en retourne pourtant pas tout à fait vide, pas plus qu’Ismaël bien qu’il ne put hériter avec le fils de la promesse et qu’il dût quitter la maison d’Abraham. « N’as-tu qu’une bénédiction, mon père ? » dit Esaü. Et son père, en effet, en a encore une, mais bien inférieure, à lui donner. C’est un legs de bien moindre valeur qu’il lui accorde, et sans faire intervenir le nom du Très-Haut (v. 39 et 40). De même, le peuple juif est encore béni. Même aujourd’hui, dans son aveuglement et sa dispersion, une bénédiction repose visiblement sur lui ; et dans le royaume à venir, un héritage lui est réservé, bien qu’il ait perdu la première place.
Le mystère des derniers temps est écrit ici. Nous connaissons la funeste division que les siècles ont introduite dans l’Eglise, dans la famille de Dieu. Je ne parle pas de l’opposition des confessions, mais d’une division plus profonde, qui se retrouve au sein de chaque confession et qui s’étend à travers toutes les portions de l’Eglise de Christ. Quand l’esprit charnel s’empare du clergé et du peuple chrétien, que les ministres de Christ cherchent leur appui non dans la force d’en-haut, mais dans la puissance et la sagesse de ce monde, Esaü est là. Il y a peut-être encore du zèle pour le culte et pour les œuvres chrétiennes, — Esaü aussi sert son père et travaille pour lui, — mais le monde est mêlé aux choses de Dieu ; et de là l’esprit de domination, la dureté envers les frères, la persécution contre ceux qui pensent autrement que nous, une joie maligne lorsqu’ils sont frappés. Qui pourrait nier que la douceur de Jésus-Christ ait fait place parai les chrétiens à la violence d’Esaü ?
Mais Jacob est aussi là. Il y a un peuple, dispersé dans tous les partis, qui s’attache aux biens célestes, et qui obéit à la recommandation de l’apôtre (Colossiens 3.1-2) : « Cherchez les choses qui sont en-haut… » Pour en faire partie, comme nous y sommes appelés, marchons en esprit sur les traces de Jacob ! Regardons-nous comme étrangers ici-bas ; ne prenons pas la chair pour appui ; ne nous confions que dans le Seigneur. Ne nous glorifions pas dans notre propre justice, mais en Christ seul, qui est notre justice. Marchons dans la charité et la patience ; rendons le bien pour le mal.
Le temps où nous vivons est celui où il s’agit de chercher la bénédiction, de saisir les promesses que le Seigneur accomplira quand il viendra. Ne négligeons rien pour affermir notre vocation et notre élection ; la grâce de Dieu agit encore, et nous pouvons avoir part aux plus grandes promesses. Mais d’autres temps se préparent. Ceux qui laissent s’écouler maintenant le temps de la grâce, sans en profiter, courent le risquent d’être enveloppés dans la grande tribulation dont le Seigneur a parlé. A ce moment-là, il y aura bien encore miséricorde pour ceux qui se repentiront sérieusement ; ils pourront obtenir une faible mesure de bénédiction et une place inférieure dans le royaume des cieux. Mais il sera trop tard pour acquérir la couronne, le prix de la vocation céleste. Combien regretteront alors amèrement ce qu’ils auront dédaigné et ne pourront plus l’obtenir ! Le pleur d’Esaü se fera entendre au jour de la grande tribulation.