Hudson Taylor

SIXIÈME PARTIE
Mariage et œuvre à Ningpo
1856-1860

CHAPITRE 39
Pêcheurs d'hommes
1858-1859

Parmi toutes les choses que les convertis apprenaient au contact de leurs missionnaires, à cette époque, aucune n'était plus importante que l'amour des âmes, cette preuve irréfutable d'un cœur en communion avec le Seigneur Lui-même. Si cet amour ne se rencontre pas chez le missionnaire, se développera-t-il jamais chez ses collaborateurs indigènes ? Qu'est-ce qui pourrait le remplacer, chez l'un ou chez l'autre ? L'instruction, l'éloquence, les dons naturels, tout, tout est sans valeur sans cette suprême grâce.

Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit. Et quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien.

Mais, dans la petite maison de la rue du Pont, l'amour ne manquait pas — amour pour Dieu, amour pour les hommes —, condition essentielle pour conduire les hommes à Dieu. Nyi était un gagneur d'âmes, Mme Tsiu et son fils également, dans la meilleure acception de ce terme. Ils croyaient qu'il y a un ciel et un enfer, et ils désiraient ardemment amener ceux qui les entouraient au Sauveur, dont le sang seul purifie de tout péché.

Dès que la mère de Tsiu, le maître de chinois, fut convertie, elle voulut partager avec ses voisins les bénédictions de l'Evangile. Elle emportait son Nouveau Testament dans un mouchoir de couleur et s'en allait de cour en cour, lisant aux femmes, pendant qu'elles cousaient, et racontant les récits bibliques à tous ceux qui voulaient bien les entendre. Ses visites étaient appréciées et elle s'efforçait toujours de faire le plus de bien possible. Mais il y avait une vieille infirme qui semblait ne pas pouvoir en bénéficier, car elle était sourde, presque complètement aveugle et ne pensait qu'à ses malheurs. Cependant, à force de patience, Mme Tsiu réussit à lui faire comprendre, syllabe par syllabe, quelques versets de cantiques et des passages de l'Écriture, si bien que, pour finir, la pauvre femme parvint à la lumière et à la joie.

J'ai rarement rencontré une chrétienne plus heureuse qu'elle, écrivait à son sujet Hudson Taylor. Elle aimait la maison de Dieu et les enfants de Dieu. Qu'il fît beau ou mauvais temps, chaud. ou froid, on la voyait venir aux réunions, parfois à près de deux kilomètres de chez elle, s'appuyant sur l'épaule de son petit-fils. Elle ne pouvait rien voir ni entendre, mais elle rencontrait Dieu et Il la bénissait ; elle rencontrait les chrétiens et leurs cordiales salutations lui faisaient du bien.

Mme Tsiu et son fils eurent alors la joie d'amener à Jésus un vieillard dont les fils, après avoir suivi un mauvais chemin, étaient morts jeunes ; il se trouvait maintenant sans enfants, sans ressources, réduit à colporter un peu de mercerie pour gagner sa vie. Ses amis le persuadèrent de les accompagner à la rue du Pont et un nouvel intérêt naquit dans son existence désolée. Il comprenait le changement qui s'était produit sur le visage de ses amis ; ils avaient trouvé quelque chose qui donnait un sens à leur vie, qui pouvait changer la tristesse en joie et éclairer même l'ombre du tombeau. C'était une grande découverte, en vérité ! Peu à peu, il passa, lui aussi, par les mêmes expériences. « Il s'en remit lui-même à la miséricorde de Dieu, comme un pauvre et faible pécheur, disait Hudson Taylor, et il trouva la paix dans la foi. » Il aimait beaucoup la Bible, et passait à la lire tout le temps dont il disposait : c'était de là sans doute que venait sa paix intérieure. Partout où il allait, il apportait une bénédiction, et, pour plus d'une de ses clientes, il fut le messager de l'Évangile.

Neng-kuei fut aussi, dès le commencement, un gagneur d'âmes. Bouillant comme l'apôtre Pierre, il fut employé par Dieu pour apporter la bonne nouvelle du salut à des êtres avides dont Dieu seul connaissait la détresse. Un de ceux-là parcourait tous les jours les rues de Ningpo, en quête de la religion dont il ignorait tout si ce n'était qu'elle lui apporterait la paix. Sans une grande épreuve survenue à Neng-kuei, il eût pu chercher fort longtemps. C'était la grande saison pour les vanniers, et le patron de Neng-kuei insistait pour qu'il travaillât le dimanche. Inutile de lui rappeler les termes de l'accord passé entre eux ou de lui suggérer d'augmenter le nombre de ses ouvriers ! Non, cette idée de se reposer un jour sur sept était bonne pour des étrangers. Il y avait quantité d'ouvrage, et Neng-kuei devait se soumettre.

« Viens demain ou ne reviens plus du tout », fut l'ultimatum jeté à Neng-kuei. Ce fut ainsi que le vannier chrétien sut qu'il était privé de son gagne-pain.

Mais ce ne fut pas tout. Le lundi matin, quand il se mit en quête de travail, il trouva toutes les portes fermées. Personne ne semblait avoir besoin d'un ouvrier, malgré l'abondance des besognes. Aussi Neng-kuei courut-il toute la ville en vain.

« Le diable m'en veut, décidément ! se dit-il à la fin. Mais je lui résisterai. S'il m'empêche de trouver une occupation, eh bien ! j'emploierai mon temps à arracher des âmes à son royaume. »

Ce qu'il fit tout le reste de l'après-midi, distribuant des traités et parlant dans les rues et dans les maisons de thé à tous ceux qui voulaient l'écouter.

Neng-kuei n'était pas de Ningpo. Il était venu de la magnifique vallée de la Fenghwa, pays de grandes cultures. C'était là-bas qu'il avait appris son métier et qu'il s'était marié. Mais il y avait moins d'un an qu'il avait perdu sa jeune femme. Survenue dans les ténèbres du paganisme, sa mort avait été terrible, comme tant de morts en Chine. Pas une parole de réconfort à lui dire, alors qu'elle s'en allait, pleine d'angoisse et de crainte. Et, dans cette contrée, il n'y avait encore personne pour annoncer Jésus et Son amour rédempteur.

Arrivé à Ningpo peu de temps après, le vannier y avait trouvé la lumière, comme nous l'avons vu. Mais qui s'occuperait du fermier Wang, son ancien voisin, qui se mourait tout seul dans sa maison vide ? La famille de cet homme était partie aux champs, après lui avoir donne tout le nécessaire ; mais il n'y avait personne pour le secourir dans sa grande détresse intérieure. Il voyait approcher la mort avec terreur et songeait, en tremblant, au moment où il devrait rendre ses comptes. Quelque part, il lui faudrait rencontrer les dieux que ses péchés avaient offensés. Que pouvait-il mettre dans la balance ? Nous ne savons si son cœur soupirait après le pardon ; en tout cas, il en avait besoin et il le sentait.

Alors se produisit un fait étrange. Dans le silence de la maison vide, il s'entendit appeler. Cette voix inconnue était si réelle qu'il se leva et ouvrit la porte ; mais il ne vit rien. Il retourna péniblement à son lit et, bientôt, il entendit de nouveau la voix l'appeler plus instamment. Il se leva encore et, en s'appuyant sur les meubles et au mur de sa chambre, il réussit enfin à atteindre la porte. Mais personne n'était là. Effrayé, il se cacha sous les couvertures de son, lit. N'était-ce pas l'approche de la mort, les appels terribles du Grand juge devant lequel il allait bientôt comparaître ?

Pour la troisième fois, la voix lui parla et lui dit de ne pas avoir peur, car il allait guérir. Il devait prendre une infusion d'une certaine herbe, et, dès qu'il serait rétabli, se rendre à Ningpo, où il entendrait parler d'une nouvelle religion qui lui apporterait la paix de l'âme.

Rassuré, Wang se décida à faire exactement ce que la voix lui avait prescrit. Il convainquit sa femme de préparer le remède et, à la surprise générale, il se rétablit. Mais c'était une autre question d'aller à Ningpo. La ville était distante de cinquante kilomètres et Wang n'avait rien pour vivre pendant qu'il chercherait la nouvelle religion. Il ne pouvait emporter des produits de la terre, car sa famille en avait besoin à la maison. Il travaillerait donc pour gagner sa subsistance. Il partit, et se mit à faucher de l'herbe qu'il vendait aux propriétaires de bestiaux.

Ses recherches à Ningpo furent vaines tout d'abord. Mais il était sûr que ce que la voix lui avait annoncé se réaliserait.

Or, un jour, dans une maison de thé, qu'entendit-il ? Un simple ouvrier comme lui, attablé là, parlait avec ceux qui étaient près de lui. Il disait quelque chose de la « doctrine de Jésus » et du pardon des péchés. Captivé, Wang s'approcha et entendit, pour la première fois, avec la joie qu'on imagine, la bonne nouvelle du salut.

Neng-kuei avait un cœur débordant, ce jour-là. Il parlait avec sérieux et longuement. Des gens entraient et sortaient, mais Wang ne perdit pas un mot. Puis, quand Neng-kuei se tut, il s'approcha de lui et lui posa toutes sortes de questions. Voyant son intérêt, Neng-kuei lui dit :

— Vous devez puiser vous-même de l'eau à la source. Dieu nous a donné un livre dans lequel toutes ces choses sont expliquées. Il faut vous en procurer un exemplaire et l'étudier à fond.

— Hélas ! répondit Wang, je ne sais pas lire et il est trop tard pour que j'apprenne.

— Mais non, répondit son nouvel ami, car, en même temps que la Bonne Nouvelle, on nous a apporté une méthode de lecture très facile. Je ne savais pas une seule lettre lorsque je suis devenu chrétien, et maintenant je lis mon Nouveau Testament très facilement. Si vous voulez, je vous apprendrai. Commençons tout de suite.

Il n'eut pas besoin de le lui dire deux fois. Wang vint loger dans la maison du vannier et, avant le coucher du soleil, il possédait les six premières lettres de l'alphabet et en savait un peu plus sur ce qu'il avait soif de connaître. Qu'ils étaient heureux de cette leçon ! Il n'y avait sans doute pas dans toute la ville de cœurs plus reconnaissants que les leurs : le fermier n'avait-il pas trouvé le trésor qu'il cherchait, et Neng-kuei n'avait-il pas maintenant un joyau à déposer aux pieds de son Maître ?

Le lendemain, le vannier retrouva du travail chez un autre patron. Wang, après être resté quelques mois à Ningpo et avoir fait la connaissance d'Hudson Taylor, retourna dans son village où, pendant plus de cinquante ans, il fut un fidèle témoin de l'Évangile.

Ce ne fut pas la seule fois que Neng-kuei, par sa fidélité, put gagner une âme destinée à devenir utile en en gagnant d'autres à son tour. Un homme, également nommé Wang, vivait à la même époque à Ningpo. Il devait être compté un jour au nombre des chrétiens de la rue du Pont, et les surpasser tous par la fécondité de ses travaux. Mais, jusqu'alors, il ne savait rien du Maître qu'il allait aimer et servir.

Comment cet artisan actif, travaillant du matin au soir à la peinture et à la décoration des maisons, allait-il être influencé par l'Évangile ? Il n'avait pas le temps d'écouter la prédication, bien qu'il eût des inclinations religieuses. Il ne fréquentait pas les maisons de thé, car son foyer, égayé par une femme et un enfant qu'il aimait, était tout proche. Alors le Seigneur, qui le voulait à Son service, mit sur sa route un de Ses serviteurs qu'Il savait être fidèle dans les petites choses et qui, « en temps et hors de temps » délivrait Son message.

Ce jour-là, Wang décorait le salon d'une belle demeure. Mais quel remue-ménage tout à coup ! Des domestiques sortaient des appartements et un homme, chargé de paniers, était introduit. Plusieurs femmes, richement vêtues, apparurent aussi pour donner leurs ordres. Le peintre, sur son échafaudage, ne prêtait guère attention à tout cela mais, quand les Chinoises se mirent à parler d'un ton qui dénotait leur mécontentement, il dressa l'oreille.

— Quoi, vous ne faites pas de paniers à encens ? Vous refusez une commande pour tout ce qui est utilisé dans le culte des dieux ?

— Ne soyez pas fâchées, mesdames, reprit humblement le vannier. Je regrette de ne pouvoir vous servir, mais je ne puis faire et vendre des objets servant au culte des idoles.

— Pourquoi alors ? lui demanda-t-on avec surprise.

— Je crois au Seigneur Jésus, répondit respectueusement Neng-kuei. J'adore le Dieu vivant et vrai. Et il poursuivit, en expliquant devant ces dames, qui ne l'entendraient peut-être plus jamais, le chemin conduisant au pardon et à la paix grâce à un Sauveur mort et ressuscité.

— Qu'étiez-vous en train de dire ?

Les Chinoises s'étaient retirées en chancelant sur leurs pieds minuscules, mais l'attention de Neng-kuei fut attirée, alors qu'il était sur le point de quitter la maison, par un homme en vêtements de travail qui lui disait avec sérieux :

— Vous ne m'avez pas vu. Je fais de la peinture là-haut, et il montrait son échelle. J'ai entendu votre conversation, mais redites-moi ces choses encore.

Nous ne pouvons nous imaginer ce que fut cet entretien. Nous savons seulement que Wang-Lae-djün fit ce jour-là ses premiers pas dans une vie de service dévoué pour le Maître.

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