Pendant qu’en Orient la théologie prenait tout son essor dans les travaux de Clément d’Alexandrie et d’Origène, elle s’élaborait aussi en Occident dans des œuvres de moindre envergure et d’un horizon plus restreint, mais d’une langue singulièrement ferme et arrêtée. Saint Irénée, on l’a dit, avait donné à cette théologie son fond doctrinal et comme l’esprit qui la devait animer ; Tertullien allait fixer ses formules ; Novatien écrira son premier manuel.
Jusqu’à la fin du iie siècle, cette théologie avait parlé grec, et, si l’on pouvait observer déjà chez les écrivains d’origine occidentale une tournure d’esprit plus positive et des préoccupations plus pratiques que chez les orientaux, au moins les uns et les autres s’exprimaient-ils dans le même idiome. Mais, à cette époque, une séparation se produit : le latin conquiert droit de cité dans le christianisme, et en quelques années, devient la langue théologique de l’Occident : saint Hippolyte sera le dernier docteur romain enseignant en grec. Il y aura désormais deux théologies, l’une grecque, l’autre latine, unies dans la doctrine, mais chacune parlant sa langue et portant la frappe du génie particulier des deux grandes divisions de l’Église.
Les auteurs de l’Église latine du iiie et du début du ive siècle forment géographiquement trois catégories : les africains, les romains, et ceux qui ne rentrent pas dans un de ces deux groupes. De ces derniers il n’y a ici que peu de chose à dire. Le Pannonien Victorin de Petavio (Pettau), qui mourut martyr dans la persécution de Dioclétien, avait écrit sur plusieurs livres de l’Écriture des commentaires dans lesquels il s’inspirait d’Origène, et où saint Jérôme trouvait plus de bonne volonté que d’érudition profonde. Il en reste des morceaux assez importants, surtout du commentaire sur l’Apocalypse. Le Gaulois Reticius, évêque d’Autun, qui assista à des conciles tenus en 313 et 314, n’a équivalemment rien laissé ; et l’on ne doit pas trop regretter, si l’on en croit saint Jérôme, la perte de son commentaire sur le Cantique, mais peut-être faut-il regretter davantage celui de son grand ouvrage contre les Novatiens (Jér. Epist. 37).
Ce n’est pas en Gaule et en Pannonie, en tout cas, qu’il faut chercher les premiers grands représentants de la théologie latine. Nous les trouvons d’abord en Afrique, et celui qui peut le plus justement passer pour son fondateur est aussi le premier en date que nous rencontrons : c’est Tertullien (dont les écrits vont de 197 à 222).
On connaît assez, sans qu’il soit nécessaire de le redire, quelle était la nature de son esprit, âpre, vigoureux, singulièrement souple et puissant, mais manquant de la mesure qui maintient dans les vues justes et qui trace les voies réalisables. Philosophe, Tertullien ne l’était à aucun degré : la spéculation lui restait étrangère, et il n’a considéré la révélation chrétienne ni comme une lumière nouvelle qui vient élargir nos horizons intellectuels, ni comme un ensemble de vérités qui sollicite nos investigations. Mais il a possédé au plus haut point le sens juridique. C’était un avocat qui voyait avant tout dans le christianisme un fait et une loi. Le fait, il fallait l’établir et le comprendre ; la loi, il fallait l’interpréter et surtout l’observer. Dieu est, à notre égard, un maître et un créancier : nous sommes ses sujets et ses débiteurs. Il est donc juste, pour déterminer nos rapports avec lui, — c’est-à-dire notre attitude, nos rapports religieux, — d’appliquer les principes des législations humaines, et de porter dans cette application la rigueur qui préside à la détermination de nos dettes et de nos droits civils : question de passif et d’actif qui se peut traiter avec l’exactitude des opérations de commerce.
Une pareille conception, on le comprend, ne laisse aucune place, dans la foi religieuse, à l’intuition mystique, à l’expérience directe et intime, à l’effusion du cœur et à l’abandon de l’âme à Dieu : et aussi la théologie latine s’en serait-elle trouvée complètement desséchée, si d’autres influences — celle de saint Augustin surtout — n’avaient, au ive et au ve siècle, corrigé ce qu’elle présentait d’excessif. Mais, en revanche, elle était singulièrement propre à donner à la langue théologique de la fermeté et de la précision, et ce n’est pas le moindre service que Tertullien a rendu à cette théologie que de lui avoir fourni ainsi, dès le principe, une terminologie presque arrêtée, et un certain nombre de formules définitives. La langue théologique latine est vraiment sa création. Venu le premier, et lui-même écrivain supérieur, il a su plier à des idées nouvelles, et quelques-unes bien abstraites, un idiome synthétique et rebelle. S’il en a négligé les règles et constamment violé la pureté, il en a du moins enrichi le vocabulaire et élargi les cadres. Il lui a fait traduire des sentiments jusqu’alors inconnus, et l’a ainsi rendu capable de devenir en Occident, et pour longtemps, le moyen d’expression ordinaire et partout reçu de la foi chrétienne.
Cependant et malgré les grands dons de son esprit, Tertullien — qui mourut dans le schisme — ne pouvait être un guide sûr pour les chrétiens. Ce guide, l’Afrique le connut dans saint Cyprien (né vers l’an 210, martyrisé le 14 septembre 258).
Saint Cyprien n’est pas un spéculatif ni proprement un théologien : de toutes les notions théologiques, il n’y a guère que l’idée de l’Église qu’il ait un peu approfondie : encore n’y est-il pas complètement original. Il est avant tout, je viens de le remarquer, un homme de gouvernement et d’action, un évêque du type que reproduiront saint Ambroise et saint Léon, entrant dans les difficultés doctrinales seulement dans la mesure que requiert l’instruction de son peuple, et veillant avant tout à maintenir la paix dans les esprits, afin de tourner à la réforme intérieure toutes les énergies de l’âme. Bien qu’admirateur et disciple de Tertullien, il est aussi calme et aussi pondéré que son maître est excessif et violent. Son éloquence porte la toge et conserve toujours quelque chose de solennel et de grave. Son influence néanmoins, et à cause même de cette possession forte et calme de soi, a été immense sur ses contemporains et dans toute l’ancienne église. Comme le siège de Rome était « le siège de Pierre », celui de Carthage était, au ive siècle, « le siège de Cyprien » (S. Optat, 2.10). Rome et l’Occident se reconnaissaient dans ce génie pratique et cette habileté singulière à conduire les nommes.
C’est en Afrique et à l’époque de saint Cyprien qu’il faut définitivement, ce semble, placer Commodien, « le mendiant du Christ », qui écrivait entre 251-258.
Commodien est surtout un moraliste que Gennade présente comme assez peu instruit du christianisme, et dont les façons de parler incorrectes, dans ses poèmes tout populaires, ne méritent pas qu’on leur accorde trop de portée. La même observation, d’ailleurs, s’applique à Arnobe et à Lactance. Tous deux, nés dans le paganisme, sont des laïcs convertis, d’une science théologique superficielle, d’autorité par conséquent très faible, dont les œuvres retardent plutôt qu’elles n’avancent sur l’état général de la doctrine chrétienne à leur époque. Du premier il reste un Adversus nationes composé entre les années 304-310, destiné à réfuter les objections des païens et à les convaincre d’erreur : on n’y saurait chercher un exposé exprès et complet de la foi chrétienne. Quant à Lactance, il est le type du philosophe et du rhéteur qui devient chrétien sans cesser d’être rhéteur et philosophe ; qui croit sans doute, et de toute son âme, à la nouvelle doctrine, mais pour qui cette doctrine représente un monothéisme et un spiritualisme élevés et épurés plutôt qu’elle n’est la religion des mystères de Jésus-Christ, de la rédemption et de la Croix. Dans son De opificio Dei (304), dans ses Divinae institutiones (305-310), Lactance, écrivain élégant et mesuré, n’a pas pénétré jusqu’au vif du christianisme : il n’en a pas sondé les profondeurs ni compris intégralement les enseignements ; et c’est pourquoi saint Jérôme écrira sur lui ce mot sévère : « Utinam tam nostra confirmare potuisset, quam facile aliena destruxita ! »
a – Epist. LVIll, 10. On ne juge évidemment ici Lactance qu’au point de vue théologique.
Des cinq écrivains de l’Afrique au iiie siècle les deux premiers seuls sont donc, à notre point de vue, de première valeurb. A Rome, saint Hippolyte (170 à 175-235), comme Origène, semble tout embrasser dans son activité encyclopédique, exégèse, apologie, dogmatique, morale, droit canonique, histoire et géographie sacrées, peut-être même poésie religieuse : mais il est connu surtout comme exégète. Ses commentaires sur l’Écriture sainte ont été les premiers qu’ait lus l’Église, et ils ont mérité — non pour le génie et les connaissances techniques — mais pour la justesse des principes d’herméneutique qui les a inspirés, d’être préférés à ceux d’Origène. Comme théologien, nous ne pouvons que très imparfaitement le juger. La plupart de ses écrits didactiques ou polémiques ont péri. Rédigés en grec, ils n’ont exercé sur la formation de la langue théologique latine aucune influence. Mais dans leur substance et dans leur méthode, on peut dire qu’ils ont marqué un progrès dans l’évolution de la pensée chrétienne. Ils placent leur auteur pour ainsi dire à mi-chemin entre saint Irénée et Tertullien. Moins précis et moins ferme que ce dernier, il nous apparaît plus avancé et moins esclave de la lettre que l’évêque de Lyon. Malheureusement saint Hippolyte, dévoué cependant à l’Église, n’a pas su garder, vis-à-vis de l’autorité légitime dans cette Église, la soumission qu’il devait : il a passé dans le schisme plusieurs années de sa vie. Sa gloire en a été obscurcie, et son génie y a perdu certainement de sa fécondité et de sa naturelle influence. Au moins s’est-il reconnu au dernier moment et a-t-il racheté par le martyre sa longue défaillance.
b – Outre ces cinq, quelques traités anonymes sont restés : nous les utiliserons en leur lieu.
[Dans les précédentes éditions de cet ouvrage je m’étais refusé à regarder comme certain que saint Hippolyte fût identique à l’auteur des Philosophoumena. Mais il me semble impossible de maintenir cette position en présence des preuves qui s’accumulent pour établir cette identité. Voir la question bien traitée dans d’Alès, La théologie de saint Hippolyte, Introduct., p. xxiv et suiv.]
Le second docteur que nous rencontrons à Rome au iiie siècle, Novatien (vers 248-257), s’il a imité les erreurs d’Hippolyte, n’a possédé ni l’étendue de son savoir ni la variété de ses aptitudes. Disciple de Tertullien, il en a reproduit la doctrine et les expressions au point que saint Jérôme a pu dire qu’il l’avait résuméc. Novatien, dans les écrits qui nous restent de lui, n’offre donc rien de bien original. Mais ces écrits sont les premiers qui, à Rome, aient été rédigés en latin sur des matières théologiques. Le traité De Trinitate notamment, conçu comme une explication des vérités fondamentales du Symbole, est composé avec un souci d’ordre et de méthode qui en a fait le modèle pour longtemps des ouvrages du même genre. Il a exercé, par le fond et par la forme, une influence considérable sur la théologie romaine postérieure, et à ce titre on peut donner à son auteur rang parmi les initiateurs de la théologie occidentale.
c – De viris illustr., 70. Le mot vise le De Trinitate de Novatien ; mais au lieu de résumé, saint Jérôme aurait plus exactement écrit développé.
Parmi les auteurs proprement dits du iiie siècle nous ne trouvons aucun pape. Plusieurs papes de cette époque cependant ont écrit des lettres qui ont été conservées en tout ou en partie, et plusieurs ont joué, dans les débats théologiques dont il sera question ci-dessous, un tout premier rôle. Les noms de Victor (189-199), Zéphyrin (199-217 ou 218), Calliste (217 ou 218-222 ou 223), Pontien (230-235), Corneille (251-253), Lucius (253-254), Etienne (254-257), Xyste ll (257-258), Denys (259-268), Miltiade (311-314) reviendront dans ce que nous avons à dire des hérésies, des schismes et aussi des progrès de la foi qui ont marqué la période que nous étudions.