(1528)
Un Christaudin – Denis, de Rieux – Briçonnet dans le cachot de Denis – Claie et bûcher – Les saintes vertus d’Annonay – Machopolis, Rénier, Jonas – Calme de Berquin devant l’orage – Berquin arrêté – Aveuglement de la papauté – De la persécution, sort le réformateur
Il y avait à Paris un de ces pauvres chrétiens de Meaux que l’on appelait christaudins, disciples de Christ (ce nom s’est dès lors perdu). Cet homme, plein d’adoration pour le Fils de Dieu, mais d’horreur pour les images, avait été chassé de sa ville par la persécution, et s’était fait batelier sur la Seine. Un jour, un inconnu monta dans sa nacelle, et comme la Vierge était le sujet de toutes les conversations, depuis l’affaire de la rue des Rosiers, le passager se mit à exalter la puissance de la mère de Dieu, et sortant une image de Marie, il l’offrit à son conducteur. Le batelier, qui ramait d’une main vigoureuse, s’arrêta ; il ne put se contenir, et prenant l’image, il dit vivement : « La vierge Marie n’a pas plus de puissance que ce morceau de papier ! » Puis il le déchira en plusieurs morceaux qu’il jeta à la rivière. Le catholique, indigné, ne dit mot ; mais à peine eut-il mis pied sur terre, qu’il courut dénoncer l’hérétique. Cette fois du moins on connaissait l’auteur du sacrilège. Qui sait si ce n’est pas lui qui a commis l’acte de la rue des Rosiers ? Le pauvre christaudin fut brûlé en Grève à Parisa.
a – Journal d’un Bourgeois de Paris sous François Ier, p. 321 et 375.
Tous les chrétiens évangéliques de Meaux n’avaient pas, comme lui, quitté la Brie. On rencontrait souvent dans les campagnes qui entourent cette ville, un homme pieux nommé Denis, natif de Rieux. Il avait entendu un jour l’appel divin, et plein du désir de connaître Dieu, était venu à Jésus. Vivement touché des douleurs que le Sauveur avait endurées pour sauver le pécheur, il avait dès lors porté ses regards sans cesse sur le Crucifié. Denis était rempli d’étonnement quand il voyait les chrétiens mettre leur confiance dans quelque cérémonie, au lieu de la placer tout entière en Christ. Lorsque, dans ses courses fréquentes, il passait près d’une église au moment où l’on disait la messe, il lui semblait voir non un acte religieux, mais une représentation théâtraleb ; et son âme angoissée poussait un cri de douleur. « Vouloir se réconcilier avec Dieu par une messe, dit-il un jour, c’est renier la passion de mon Sauveurc ! » Le parlement donna ordre de jeter Denis dans la prison de Meaux.
b – « Histrionica representatio. »
c – Crespin, Martyrologue, p. 102.
Briçonnet était encore le chef de ce diocèse ; les juges l’invitèrent à faire ce qu’il pourrait pour ramener Denis dans le bercail. Un jour, les portes du cachot s’ouvrent, et l’évêque, au comble des honneurs, mais déchu de la foi, est en présence du chrétien sous la croix, mais fidèle. Embarrassé du rôle qu’on lui fait remplir, Briçonnet tient la tête baissée ; il hésite, il rougit ; cette visite est un supplice imposé à sa lâcheté. « Si vous vous rétractez, dit-il enfin à Denis, nous vous mettrons en lift berté, et vous recevrez une pension annuelle. » Or, Denis avait merveilleusement imprimée dans son âme, dit le chroniqueur, cette sentence de Jésus-Christ : « Quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai devant mon Père qui est aux cieux. » Aussi, fixant sur Briçonnet un regard indigné, il s’écria : « Seriez-vous assez lâche pour me pousser à renier mon Dieu ? » Le malheureux évêque, saisi à l’ouïe de cette apostrophe, croit entendre sa propre condamnation, et sans mot dire, il sort précipitamment et s’enfuit. Denis fut condamné à être brûlé vif.
Le 3 juillet 1528, les sergents arrivèrent à la prison avec une claie ; ils sortirent Denis du cachot, l’étendirent et le lièrent sur ce carré à claire-voie, fait de petites branches entrelacées. Ensuite, voulant ajouter l’outrage au supplice, ses bourreaux lui attachèrent les bras et fixèrent entre ses deux mains une croix de bois. Puis, se rangeant autour de lui, ils dirent : « Voyez, comme maintenant il adore le bois de la croix ! » On se mit à traîner le pauvre patient sur la claie à travers toutes les rues. Quelques-uns, en le voyant tenir le morceau de bois, s’écrièrent : « Vraiment, il s’est converti ! » Mais l’humble fidèle répondit : « O mes amis !… convertissez-vous à la vraie croix ! » Le cortège avançait lentement à cause de la foule. Au moment où l’on passait près d’un réservoir, d’où les eaux, grossies par une pluie abondante, coulaient avec impétuosité, Denis fit un effort, la croix tomba et « s’en alla aval l’eau. » Les caffards (le chroniqueur les appelle ainsi) regardent, et voyant la croix bondir sur l’eau en s’éloignant, ils se précipitent pour la retirer, sans pouvoir l’atteindre. Ils revinrent et se vengèrent en « faisant outrage au pauvre patient étendu sur la claie. » On arriva enfin au bûcher. « Doucement, dirent les prêtres, ne faites qu’un petit feu, un très petit feu, afin que cela dure long temps. » On attacha Denis sur une balançoire, on le plaça sur le feu, puis quand la chaleur l’eut presque tué, on le leva en l’air ; et lorsqu’il eut repris ses sens, on le baissa de nouveau. Il fut ainsi à trois reprises levé et descendu, les flammes recommençant chaque fois leur œuvre. « Et toujours, dit le chroniqueur, il invoquait le nom de Dieud. » Enfin il mourut.
d – Crespin, Martyrologue, p. 102.
Ce n’était pas à Paris seulement que le parti romain était impitoyable ; la volonté de Duprat, de la Sorbonne, du parlement, s’accomplissait dans les provinces ; et partout où la vérité levait la tête, se montrait la persécution. Dans la principale église de la petite ville d’Annonay, se trouvait suspendue à la voûte de l’édifice, une châsse précieuse que les dévots venaient tous les jours contempler d’un air bénin. « Ce sont les saintes vertus, leur disaient les prêtres, cette sainte châsse est pleine de mystérieuses reliques qu’il n’est permis à personne de voir » Cependant lors de l’Ascension, les saintes vertus étaient portées dans la ville en grande cérémonie. Hommes, femmes, enfants accouraient, marchaient en procession, en chemise, tête nue, pieds nus. Quelques-uns s’approchaient de la châsse, la baisaient, passaient et repassaient par-dessous, à peu près comme font les Hindous quand l’idole Juggernaut est traînée au milieu de ses adorateurs. Au moment où les saintes vertus traversaient le château, les portes roulaient aussitôt d’elles-mêmes sur leurs gonds, et tous les prisonniers étaient mis en liberté, sauf les luthériens. Ces sottes superstitions allaient être troublées. Une bataille commença autour de cette châsse mystérieuse, et un combattant ne tombait pas sans qu’un autre lui succédât aussitôt.
Le premier fut un cordelier, docteur en théologie, que Crespin appelle Etienne Machopolis ; ce dernier nom semble être un de ces noms de guerre, que prenaient quelquefois les réformés. Etienne, attiré par le bruit de la Réformation, s’était rendu en Saxe et y avait entendu Luthere. Puis, ayant profité de son enseignement, il s’était décidé à rentrer en France ; Luther le recommanda aux comtes de Mansfeldf, qui lui donnèrent de quoi retourner dans son pays.
e – Crespin, Martyrologue, p. 102.
f – Lutherus ad Agricol. mai 1527. — Lutheri Ep., III, p. 173.
Le cordelier à peine arrivé à Annonay, commença à prêcher avec ferveur la vertu du Sauveur, la vertu du Saint-Esprit, et à tonner contre les saintes vertus pendues aux voûtes. Les prêtres voulurent le saisir ; il leur échappa. Cependant il avait beaucoup parlé de l’Évangile avec un de ses amis, cordelier comme lui, et nommé Etienne Rénier. Celui-ci entreprit, avec encore plus de courage que son devancier, de convertir tous ces pauvres gens, de leur os de morts au Dieu vrai et vivant. Les moines et les prêtres surprirent le pauvre homme, le jetèrent en prison, et le firent conduire à Vienne en Dauphiné, où résidait l’archevêque. Rénier préféra être brûlé vif, plutôt que de rien céderg.
g – Crespin, Martyrologue, p. 102, verso.
Un maître d’école pieux et savant, nommé Jonas, l’avait déjà remplacé, et parlait dans Annonay encore plus haut que les deux franciscains. Il fut à son tour jeté en prison, et y fit devant les magistrats une bonne et entière profession de sa foi. Les prêtres et l’archevêque tenant Jonas sous les verrous, crurent être enfin tranquilles.
Mais ce fut alors bien autre chose ; les deux religieux et le maître d’école ayant disparu, tous ceux qui avaient reçu d’eux la Parole de vie, se levèrent et l’annoncèrent. L’archevêque de Vienne ne se possédait plus ; il lui semblait que les hommes évangéliques sortaient tout armés du sol, comme autrefois les compagnons de Cadmus. — « Ils sont entêtés, acharnés, disait-on à Vienne. — Amenez-les-moi tous ! » s’écria l’archevêque. Vingt-cinq chrétiens évangéliques furent conduits d’Annonay à la ville archiépiscopale, et plusieurs d’entre eux, laissés indéfiniment en prison, y moururent de langueur et de mauvais traitements.
La mort de quelques hommes obscurs ne suffisait pas aux ultramontains ; il leur fallait une victime plus illustre, le plus savant des nobles. Partout où Berquin ou d’autres évangéliques portaient alors leurs pas, ils rencontraient des regards farouches et entendaient des cris d’indignation. « O fureur tyrannique ! leur disait-on ; ô rage plutonique ! Garçons très méchants ! hommes sataniques ! Satrapes ! tisons d’enfer ! Villenaille remplie de Léviathans ! Serpents venimeux ! serviteurs de Luciferh ! » C’était le vocabulaire usité.
h – Complaintes et poésies diverses du temps. Appendice de la Chronique de François Ier, p. 446 à 464.
Berquin, voyant ce débordement d’injures, ne répondit pas un mot ; il crut qu’il devait laisser passer l’orage, et se tint tranquille et solitaire devant Dieu. Quelquefois, cependant, son zèle s’enflammait ; il y avait en son cœur des émotions subites, comme un vent qui soulevait les flots avec de grandes écumes ; mais il luttait « contre les bouillons de la chair ; » il ordonnait à son âme de se taire, et il ne restait bientôt en lui que quelque petit « frétillement. » Tandis que Berquin se taisait devant la tempête, Beda et les bédistes faisaient tout pour que la foudre frappât la tête orgueilleuse qui refusait de s’incliner devant eux. « Voilà, disaient-ils, en décrivant les mutilations de Notre-Dame, voilà où mène la tolérance envers l’hérésie… Si on ne l’extirpe complètement, elle pullulera et couvrira bientôt le pays tout entier. »
Les docteurs de la Sorbonne et d’autres prêtres sortaient en foule de leurs demeures, se répandaient à droite et à gauche, bourdonnaient dans les rues, bourdonnaient dans les maisons, bourdonnaient dans les palais. « Ces frelons, » selon un chroniqueur, armés de leurs aiguillons, faisaient entendre leur bruit sourd aux oreilles de tous ceux qu’ils rencontraient, les piquaient et enfonçaient leur dard dans la piqûre : « Otez ! s’écriaient-ils, ôtez Berquin ! »
Ses amis s’alarmèrent. « Sauvez-vous ! lui écrivait Érasme. Sauvez-vous ! » lui répétaient les partisans des lettres et de l’Évangile qui l’entouraienti. Mais Berquin croyait qu’en se tenant tranquille, il faisait tout ce qu’il pouvait faire. Sa fuite eût été à ses yeux une honte, un crime. « Dieu aidant, disait-il, je vaincrai les moines, l’Université et le parlement lui-mêmej. »
i – « Semper illi cecinebant camdem cantionem. » (Erasmi Ep. p. 1522.)
j – « Ille sibi promittebat certam et speciosam victoriam. » (Ibid.)
Cette assurance du gentilhomme enflammait la Sorbonne, Beda et ses acolytes remuaient l’Université, le parlement, la ville, la cour, l’Église, le ciel et la terre… François était désorienté, ébranlé, irrité. A la fin, circonvenu de tous côtés, entendant répéter sans cesse que les doctrines de Berquin étaient la cause de l’attentat de la rue des Rosiers, le roi céda, croyant pourtant céder peu de chose ; il consentit seulement à ce qu’on procédât à une enquête contre Berquin. La bête bondit de joie. Sa proie ne lui était pas encore livrée ; mais elle prévoyait déjà l’heure où elle se désaltérerait dans son sang.
Étrange aveuglement que celui de la papauté ! Les leçons de l’histoire étaient perdues pour elle. Tant que les événements marchent, les hommes en méconnaissent les causes et les conséquences. La fumée qui couvre le champ de bataille, au milieu du combat, ne permet pas de reconnaître et d’apprécier les mouvements des diverses armes. Mais une fois le combat terminé ou les événements accomplis, les esprits intelligents découvrent les principes des choses et l’ordre de la bataille. Or, s’il est une vérité que l’histoire proclame, c’est que le christianisme s’établit dans le monde par l’effusion du sang de ses martyrs ; l’un des plus grands docteurs de l’Occident a exprimé cette loi mystérieusek. La Rome des papes, payant en cela son triste tribut à l’humanité, méconnaissait ce grand enseignement. Elle ne se souciait point de ces faits antiques qui eussent dû l’éclairer. Elle ne comprenait pas que ce sang des amis de l’Évangile, qu’elle avait hâte de répandre, serait pour les temps nouveaux, comme il l’avait été pour les temps anciens, une semence de transformation. Reprenant imprudemment le rôle qu’avait joué la Rome des empereurs, elle mettait à mort coup sur coup ceux qui professaient l’éternelle vérité. Mais au moment où les ennemis de la Réforme s’imaginaient l’écraser, en se débarrassant de Berquin ; au moment où l’irritation du roi laissait traîner sur la claie les serviteurs du Christ, où il autorisait les mauvais traitements, les prisons, les bûchers ; à l’heure où tout semblait devoir rester muet et trembler, le vrai réformateur de la France sortait inaperçu d’un collège de prêtres, et allait commencer, dans une ville importante du royaume, cette œuvre que nous nous sommes proposé de raconter, qui, depuis trois siècles, n’a cessé de croître et qui ne cesse encore de grandir.
k – « Le sang des chrétiens est la semence de l’Église. » (Tertullien.)
Nous entreprendrons d’en décrire les faibles commencements dans le volume suivant de cet ouvrage.