Histoire de la Réformation du seizième siècle

4.6

Première comparution – Premières paroles – Conditions de Rome – Propositions à rétracter – Réponse de Luther – Il se retire – Impression des deux parts – Arrivée de Staupitz

Le jour de la conférence arriva enfina. Le légat, sachant que Luther s’était déclaré prêt à rétracter ce qu’on lui prouverait être contraire à la vérité, était plein d’espérance ; il ne doutait pas qu’il ne fût facile à un homme de son rang et de son savoir de ramener ce moine à l’obéissance envers l’Église.

a – Mardi 11 octobre.

Luther se rendit chez le légat, accompagné du prieur des Carmélites, son hôte et son ami, de deux frères de ce couvent, du docteur Linck et d’un augustin, probablement celui qui était venu de Nuremberg avec lui. A peine était-il entré dans le palais du légat, que tous les Italiens qui formaient la suite de ce prince de l’Église, accoururent ; chacun voulait voir le fameux docteur, et ils se pressaient tellement autour de lui qu’il avait peine à avancer. Luther trouva le nonce apostolique et Serra-Longa dans la salle où l’attendait le cardinal. La réception fut froide, mais honnête, et conforme à l’étiquette romaine. Luther, suivant l’avis que Serra-Longa lui avait donné, se prosterna devant le cardinal ; lorsque celui-ci lui dit de se relever, il se mit à genoux ; et sur un nouvel ordre du légat, il se releva entièrement. Plusieurs des Italiens les plus distingués attachés au légat pénétrèrent dans la salle pour assister à l’entrevue ; ils désiraient surtout voir le moine germain s’humilier devant le représentant du pape.

Le légat garda le silence. Il haïssait Luther comme adversaire de la suprématie théologique de saint Thomas et chef d’un parti nouveau, actif, contraire, dans une université naissante, dont les premiers pas inquiétaient fort les Thomistes. Il aimait à le voir humilié devant lui et pensait que Luther allait chanter la palinodie, dit un contemporain. Luther, de son côté, attendait humblement que le prince lui adressât la parole ; mais voyant qu’il n’en faisait rien, il prit son silence pour une invitation à parler le premier, et il le fit en ces mots :

« Très digne Père, sur la citation de Sa Sainteté papale, et sur la demande de mon gracieux seigneur l’électeur de Saxe, je comparais devant vous comme un fils soumis et obéissant de la sainte Église chrétienne, et je reconnais que c’est moi qui ai publié les propositions et les thèses dont il s’agit. Je suis prêt à écouter en toute obéissance ce dont on m’accuse, et si je me suis trompé, à me laisser instruire selon la vérité. »

Le cardinal, résolu à se donner les airs d’un père tendre et plein de compassion pour un enfant égaré, prit alors le ton le plus amical ; il loua l’humilité de Luther ; il lui en exprima toute sa joie, et il lui dit : « Mon cher fils, tu as soulevé toute l’Allemagne par ta dispute sur les indulgences. J’apprends que tu es un docteur très savant dans les Écritures, et que tu as beaucoup de disciples. C’est pourquoi, si tu veux être membre de l’Église, et trouver dans le pape un seigneur plein de grâce, écoute-moi. »

Après cet exorde, le légat n’hésita pas à lui découvrir d’une seule fois tout ce qu’il attendait de lui, tant sa confiance en sa soumission était grande : « Voici, lui dit-il, trois articles, que d’après l’ordre de notre très saint Père, le pape Léon X, je dois te présenter. Il faut premièrement que tu rentres en toi-même, que tu reconnaisses tes torts et que tu rétractes tes erreurs, tes propositions et tes discours ; secondement, que tu promettes de t’abstenir à l’avenir de répandre tes opinions, et troisièmement, que tu t’engages à être plus modéré et à éviter tout ce qui pourrait attrister ou bouleverser l’Église. »

Luther

« Je demande, très digne Père, qu’il me soit donné communication du bref du pape, en vertu duquel vous avez reçu plein pouvoir de traiter cette affaire. »

Serra-Longa et les autres Italiens de la suite du cardinal ouvrirent de grands yeux en entendant une telle demande, et bien que le moine allemand leur eût déjà paru un homme fort étrange, ils ne purent revenir de l’étonnement que leur causa une parole aussi hardie. Les chrétiens, accoutumés aux idées de justice, veulent qu’on procède justement envers les autres et envers eux-mêmes ; mais ceux qui agissent habituellement d’une façon arbitraire, sont tout surpris quand on leur demande de procéder selon les règles, les formes et les lois.

de Vio

« Cette demande, très cher fils, ne peut t’être accordée. Tu dois reconnaître tes erreurs, prendre garde à l’avenir à tes paroles, et ne pas manger de nouveau ce que tu auras vomi, en sorte que nous puissions dormir sans trouble et sans soucis ; alors, d’après l’ordre et l’autorité de notre très saint Père le pape, j’arrangerai l’affaire.

Luther

Veuillez donc me faire connaître en quoi je puis avoir erré. »

A cette nouvelle demande, les courtisans italiens, qui s’étaient attendus à voir le pauvre Allemand crier grâce à genoux, furent frappés d’une surprise plus grande encore. Aucun d’eux n’eût voulu s’abaisser à répondre à une question si impertinente. Mais de Vio, qui regardait comme peu généreux d’écraser ce chétif moine du poids de toute son autorité, et qui se confiait d’ailleurs en sa science pour remporter une victoire facile, consentit à dire à Luther ce dont on l’accusait, et même à entrer en discussion avec lui. Il faut rendre justice à ce général des Dominicains. On doit reconnaître en lui plus d’équité, plus de sentiment des convenances, et moins de passion, qu’on n’en a montré souvent depuis dans des affaires semblables. Il prit un ton de condescendance et il dit :

« Très cher fils ! voici deux propositions que tu as avancées et que tu dois avant tout rétracter : 1° Le trésor des indulgences n’est point composé des mérites et des souffrances de notre Seigneur Jésus-Christ. 2° L’homme qui reçoit le saint sacrement doit avoir la foi en la grâce qui lui est offerte. »

L’une et l’autre de ces propositions portaient, en effet, un coup mortel au négoce romain. Si le pape n’avait pas le pouvoir de disposer à son gré des mérites du Sauveur ; si, en recevant les billets que négociaient les courtiers de l’Église, on ne recevait pas une partie de cette justice infinie, ces papiers perdaient toute leur valeur, et on ne devait pas en faire plus de cas que d’un chiffon de papier. Il en était de même pour les sacrements. Les indulgences étaient plus ou moins une branche extraordinaire du commerce de Rome ; les sacrements rentraient dans son commerce habituel. Les revenus qu’ils produisaient n’étaient pas minces. Prétendre que la foi était nécessaire pour qu’ils apportassent à l’âme chrétienne un bienfait véritable, c’était leur ôter tout attrait aux yeux du peuple ; car la foi, ce n’est pas le pape qui la donne ; elle est hors de son pouvoir ; elle ne procède que de Dieu. La déclarer nécessaire, c’était donc enlever des mains de Rome et la spéculation et ses profits. Luther, en attaquant ces deux doctrines, avait imité Jésus-Christ. Dès le commencement de son ministère, il avait renversé les tables des changeurs et chassé les marchands du temple. Ne faites pas de la maison de mon père un lieu de marché, avait-il dit.

« Je ne veux point, pour combattre ces erreurs, continua Cajetan, invoquer l’autorité de saint Thomas et des autres docteurs scolastiques ; je ne veux m’appuyer que sur la sainte Écriture et parler avec toi en toute amitié. »

Mais à peine de Vio avait-il commencé à développer ses preuves, qu’il s’écarta de la règle qu’il avait déclaré vouloir suivreb. Il combattit la première proposition de Luther par une extravagantec du pape Clément, et la seconde par toutes sortes d’opinions des scolastiques. La dispute s’établit d’abord sur cette constitution du pape en faveur des indulgences. Luther, indigné de voir quelle autorité le légat attribuait à un décret de Rome, s’écria :

b – L. Opp. (L.) XVII, p. 180.

c – On nomme ainsi certaines constitutions des papes, recueillies et ajoutées au corps du droit canon.

« Je ne puis recevoir de telles constitutions comme des preuves suffisantes pour de si grandes choses. Car elles tordent la sainte Écriture et ne la citent jamais à propos. »

de Vio

« Le pape a autorité et pouvoir sur toutes choses.

Luther

Vivement : Sauf l’Écritured !

d – Salva Scriptura.

de Vio

Se moquant : Sauf l’Écriture !… Le pape, ne le sais-tu pas ? est au-dessus des conciles ; récemment encore il a condamné et puni le concile de Bâle.

Luther

L’université de Paris en a appelé.

de Vio

Messieurs de Paris en recevront la peine. »

La dispute entre le cardinal et Luther roula ensuite sur le second point, savoir sur la foi que Luther déclarait être nécessaire pour que les sacrements fussent utiles. Luther, suivant son habitude, cita plusieurs passages de l’Écriture en faveur de l’opinion qu’il soutenait ; mais le légat les accueillit par des éclats de rire. « C’est de la foi générale que vous parlez là, dit-il. — Non ! répondit Luther. — L’un des Italiens, maître des cérémonies du légat, impatienté de la résistance de Luther et de ses réponses, brûlait du désir de parler. Il voulait constamment prendre la parole, mais le légat lui imposait silence. A la fin il dut le réprimander si fort, que le maître des cérémonies tout confus quitta la chambree.

e – L. Opp. (L.) XVII. p. 180.

Quant aux indulgences, dit Luther au légat, si l’on peut me montrer que je me trompe, je suis prêt à me laisser instruire. On peut passer là-dessus sans être pour cela mauvais chrétien. Mais quant à l’article de la foi, si je cédais quelque chose, ce serait renier Jésus-Christ. Je ne puis donc ni ne veux céder à cet égard, et, avec la grâce de Dieu, je ne céderai jamais.

de Vio

Commençant à s’irriter : Que tu veuilles ou que tu ne veuilles pas, il faut qu’aujourd’hui même tu rétractes cet article, ou bien, pour cet article seul, je vais rejeter et condamner toute ta doctrine.

Luther

Je n’ai pas d’autre volonté que celle du Seigneur. Il fera de moi ce qu’il voudra. Mais quand j’aurais quatre cents têtes, j’aimerais mieux les perdre toutes, que de rétracter le témoignage que j’ai rendu à la sainte foi des chrétiens.

de Vio

Je ne suis point venu ici pour disputer avec toi. Rétracte, ou prépare-toi à souffrir les peines que tu as méritéesf. »

f – L. Opp. (L.) XVII, p. 180, 183, 206, etc.

Luther vit bien qu’il était impossible de terminer la chose dans un entretien. Son adversaire siégeait devant lui comme s’il était le pape lui-même, et prétendait qu’il reçût humblement et avec soumission tout ce qu’il lui disait, tandis qu’il n’accueillait ses réponses, lors même qu’elles étaient fondées sur l’Écriture sainte, qu’en haussant les épaules, et en exprimant de toutes manières l’ironie et le mépris. Il crut que le parti le plus sage serait de répondre par écrit au cardinal. Ce moyen, pensait-il, laisse au moins aux opprimés une consolation. D’autres pourront juger de l’affaire, et l’adversaire injuste, qui par ses clameurs reste maître du champ de bataille, peut en être effrayég.

g – L. Opp. (L.) p. 209.

Luther ayant témoigné l’intention de se retirer : « Veux-tu, lui dit le légat, que je te donne un sauf-conduit pour te rendre à Rome ? »

Rien n’eût été plus agréable à Cajetan que l’acceptation de cette offre. Il eût été débarrassé ainsi d’une tâche dont il commençait à comprendre les difficultés, et Luther et son hérésie fussent tombés en des mains qui auraient su y mettre bon ordre. Mais le réformateur, qui voyait tous les dangers dont il était environné, même à Augsbourg, se garda bien d’accepter une proposition qui n’eût abouti qu’à le livrer, pieds et mains liés, à la vengeance de ses ennemis. Il la rejeta chaque fois qu’il plut à de Vio de la renouveler, ce qui arriva souvent. Le légat dissimula la peine que lui causait le refus de Luther ; il s’enveloppa de sa dignité, et congédia le moine avec un sourire de compassion, sous lequel il cherchait à cacher son désappointement, et en même temps avec la politesse d’un homme qui espère mieux réussir une autre fois.

A peine Luther était-il dans la cour du palais, que cet Italien babillard, ce maître des cérémonies, que les réprimandes de son seigneur avaient obligé de quitter la salle de la conférence, joyeux de pouvoir parler, loin du regard de Cajetan et brûlant du désir de confondre par ses raisons lumineuses cet abominable hérétique, courut après lui, et commença, tout en marchant, à lui débiter ses sophismes. Mais Luther, ennuyé de ce sot personnage, lui répondit par une de ces paroles mordantes qu’il avait si fort à commandement, et le pauvre maître des cérémonies, tout confus, lâcha la partie, et rentra honteux dans le palais du cardinal.

Luther n’emportait pas une très haute idée de son adversaire. Il avait entendu de lui, comme il l’écrivit plus tard à Spalatin, des propositions qui étaient tout à fait contraires à la théologie, et qui, dans la bouche d’un autre, auraient été regardées comme archihérétiques. Et pourtant, de Vio était estimé comme le plus savant des Dominicains. Le second après lui était Prierias. « On peut conclure de là, dit Luther, ce que doivent être ceux qui se trouvent au dixième ou au centième rangh ! »

h – L. Epp. I, 173.

D’un autre côté, la manière noble et décidée du docteur de Wittemberg avait fort surpris le cardinal et ses courtisans. Au lieu d’un pauvre moine réclamant son pardon comme une faveur, ils avaient trouvé un homme libre, un chrétien ferme, un docteur éclairé, qui demandait qu’on appuyât des accusations injustes par des preuves, et qui défendait victorieusement sa doctrine. Tout le monde se récriait dans le palais de Cajetan sur l’orgueil, l’obstination et l’effronterie de cet hérétique. Luther et de Vio avaient mutuellement appris à se connaître, et l’un et l’autre se préparaient à leur seconde entrevue.

Une surprise bien agréable attendait Luther à son retour dans le couvent des Carmélites. Le vicaire général de l’ordre des Augustins, son ami, son père, Staupitz, était arrivé à Augsbourg. N’ayant pu empêcher Luther de se rendre en cette ville, Staupitz donnait à son ami une nouvelle et touchante preuve de son attachement en s’y rendant lui-même, dans l’espérance de lui être utile. Cet excellent homme prévoyait que la conférence avec le légat aurait les conséquences les plus graves. Ses craintes et l’amitié qu’il avait pour Luther l’agitaient également. Après une séance aussi pénible, ce fut un rafraîchissement pour le docteur que de serrer dans ses bras un ami aussi précieux. Il lui raconta comment il lui avait été impossible d’obtenir une réponse de quelque valeur, comment on s’était contenté d’exiger de lui une rétractation, sans avoir essayé de le convaincre. — « Il faut absolument, dit Staupitz, répondre au légat par écrit. »

D’après ce qu’il venait d’apprendre de la première entrevue, Staupitz n’espérait rien des autres. Il se détermina donc à un acte qu’il crut désormais nécessaire ; il résolut de délier Luther de l’obéissance envers son ordre. Staupitz pensait atteindre par là deux buts : si, comme tout le présageait, Luther succombait dans cette affaire, il empêcherait ainsi que la honte de sa condamnation ne rejaillît sur l’ordre entier ; et si le cardinal lui ordonnait d’obliger Luther au silence ou à une rétractation, il aurait une excuse pour ne la pas fairei. — La cérémonie s’accomplit selon les formes accoutumées. Luther sentit tout ce qu’il devait désormais attendre. Son âme fut vivement émue en voyant rompre des liens qu’il avait formés dans l’enthousiasme de sa jeunesse. L’ordre qu’il a choisi le rejette. Ses protecteurs naturels s’éloignent. Déjà il devient étranger à ses frères. Mais, quoique son cœur soit saisi de tristesse à cette pensée, il retrouve toute sa joie en portant ses regards sur les promesses de ce Dieu fidèle qui a dit : Je ne le délaisserai point ; je ne t’abandonnerai point.

i – Darinn ihn Dr Staupitz von dem Kloster-Gehorsnm absolvirt. (Math. 15.)

Les conseillers de l’Empereur ayant fait savoir au légat, par l’évêque de Trente, que Luther était muni d’un sauf-conduit impérial, et lui ayant fait dire en même temps de ne rien entreprendre contre le docteur, de Vio s’emporta et répondit brusquement par ces paroles toutes romaines : « C’est bien ; mais je ferai ce que le pape commandej. » Nous savons ce que le pape avait commandé.

j – L. Opp. (L.) XVII, 201.

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