Le dogme protestant accusé d’une tendance dangereuse sous le rapport moral. (C’est la grande objection ; celle du Catholicisme et de la Philosophie). — Réponse de saint Paul, qui la retourne contre ses adversaires, et derrière laquelle nous pourrions nous retrancher. — A) Expérience : a) individuelle ; b) générale. — B) Examen analytique de la Doctrine : Elle développe mieux que toute autre les sentiments constitutifs de la vie spirituelle, tels que : a) le principe de foi ; — b) le principe d’obligation ; — c) le principe d’affection ; — d) la confiance et l’activité morale. — En faisant de l’« amour divin » le grand mobile moral comme le grand devoir, elle maintient, dans toute leur énergie, les mobiles d’ « intérêt » et d’ « obligation » — Elle est bien la plus complète au point de vue dogmatique et la plus puissante au point de vue moral.
C’est ici, en réalité, la grande objection, celle qui éveille ou avive toutes les autres, celle qui s’éleva dès les premiers temps, celle dont le Catholicisme a fait son arme principale, celle qu’au sein du Protestantisme on dirigea de toutes parts contre le Réveil qui ramenait l’ancienne doctrine de la Réformation, celle qui avait poussé la théologie du xviiie siècle à réduire, contre l’évidence, les œuvres exclues de la justification aux œuvres cérémonielles, et qui pousse la théologie de nos jours à n’y voir que les œuvres dites légales, celle qui, à toutes les époques, a prévenu la philosophie religieuse contre le dogme protestant.
Disons, toutefois, que celle objection est moins souvent faite aujourd’hui, soit parce que la doctrine qui la provoque a été mieux comprise en se répandant, soit parce que les théories nouvelles qui prétendent la retenir, quoiqu’elles en changent le fond réel, ont dû naturellement se montrer plus réservées dans leur critique que le Catholicisme, le Socinianisme et la philosophie. Cependant, ce genre d’attaques persiste à bien des égards, et persistera probablement toujours, de la part du monde et de la science. Il convient donc de s’y arrêter.
Nous essaierons de montrer que, bien loin d’avoir les tendances relâchées qu’on lui impute, la vraie doctrine protestante développe au plus haut degré tous les éléments de la vie spirituelle, que c’est celle qui pénètre le plus avant dans la conscience religieuse et morale, et qu’on ne l’incrimine qu’en en méconnaissant le fond constitutif, le but et l’effet réels.
Nous pourrions tout décider, du point de vue chrétien, par l’autorité de saint Paul, qui eut à se défendre de la même objection et qui, la retournant contre ses adversaires, établit avec tant de force que le dogme qu’on dit subversif de la sanctification en est la racine et la vie (Rom. ch. 6 à 8). Nous aurions, certes, le droit d’en appeler à la parole de l’apôtre, après avoir prouvé, comme nous croyons l’avoir fait, que notre doctrine est la sienne. Mais nous n’insistons pas sur cet argument, dont les directions théologiques avec lesquelles nous discutons nous contesteraient la base, quelque assurée qu’elle soit.
Avant de prendre l’objection en elle-même et de la juger à la lumière de l’expérience et de la conscience, déterminons bien le terrain de la discussion. De même que les précédentes, cette objection nous vient de deux camps fort différents, quoiqu’unis par des intelligences et des affinités secrètes ; l’un, attaquant au nom de la justification par les œuvres (Catholicisme ; et, au sein du Protestantisme, toutes les tendances, aussi vivaces que multiples, que nous pouvons désigner par l’épithète de sociniennes) ; l’autre, au nom même de la justification par la foi, conçue uniquement au point de vue moral (théories actuelles, que caractérise ce que nous avons appelé justification-régénération). La défense devra donc regarder simultanément ou alternativement à ces deux catégories d’opposants, d’où, probablement, quelque apparence de désordre, à laquelle il faut s’attendre et se résigner.
Du reste, qu’il soit bien entendu que par le principe ou le dogme ou le système protestant, nous désignons la doctrine ancienne et en quelque sorte officielle de la Réformation, telle que nous l’a donnée notre étude du Nouveau Testament.
Après cette explication, que rendait nécessaire le pêle-mêle de nos jours où les mêmes expressions recouvrent les opinions les plus diverses, reprenons notre examen, à la lumière combinée des faits et des principes.
A) Expérience. — L’expérience démontre que le dogme protestant n’a point les mauvais effets qu’on lui reproche ou qu’on en redoute, et qu’il exerce, au contraire, une influence sanctifiante aussi étendue que pure et profonde.
a) Expérience individuelle. — C’est cette doctrine qui imprima leur direction religieuse et morale à ces grands caractères du xvie et du xviie siècles, que nos églises environnent de leur respect et que le monde lui-même honore de plus en plus. De nos jours, ses adhérents se sont distingués généralement par leur piété, leur zèle, la sévérité de leurs principes et de leur conduite au point qu’on les a accusés aussi souvent d’un excessif rigorisme en pratique, que d’un criminel relâchement en théorie. Ce sont eux, — pour nous borner à un seul fait, mais décisif, — qui ont fondé les grandes œuvres chrétiennes de notre époque et qui parcourent seuls la carrière des missions.
b) Expérience générale. — cette doctrine a régné sur des églises et des nations entières, qui ne se sont certes pas montrées inférieures aux autres sous le rapport moral. Elle fut le principe fondamental de la Réforme, et elle fit sa force, sa gloire, sa vie, aussi longtemps qu’elle la domina comme vérité évangélique, et non comme formule théologique. L’Ecosse, où elle se maintint au xviie siècle, tandis qu’elle était tombée presque partout ailleurs, se distingua, à cette époque, par l’austérité de ses mœurs religieuses. Les Moraves, qui en furent, dans la même période, les représentants et les soutiens sur le continent, parurent aussi, en ces temps d’universelle tiédeur, comme les gardiens du zèle et de l’esprit évangéliques. Les Méthodistes, qui la relevèrent en Angleterre, devinrent les ardents promoteurs de la piété et de l’activité chrétiennes. Ce fut le levain qui fit fermenter de nouveau toute la masse. Et maintenant, partout où la vie spirituelle se ranime et se propage avec quelque force, partout où s’opère ce qu’on a nommé des Réveilsa, c’est sous l’influence de l’Évangile de la Réformation. Partout aussi où l’on modifie la vieille doctrine protestante dans l’intérêt prétendu de l’obligation morale, on aboutit ou au formalisme ou au mysticisme : écueils opposés, mais également funestes, dont le premier est celui sur lequel Rome a échoué, et le second celui auquel touchent par bien des côtés les nouvelles écoles.
a – Grand enseignement de ce grand fait des Réveils, le plus grand des temps modernes, s’il est tel qu’il m’apparaît, s’il porte en principe l’obligation et l’œuvre missionnaires, non seulement du pasteur, mais du chrétien.
A ces témoignages de l’histoire, à ces données de l’observation, nous pouvons joindre un autre fait, non moins positif, savoir la doctrine morale des partisans du dogme incriminé. Ils admettent autant que leurs antagonistes l’absolue nécessité de la repentance, de la sanctification, des œuvres ; ils insistent même, avec une force particulière, sur le renouvellement intérieur qu’exige le Christianisme. On le vit à la Réformation, qui opposa si énergiquement l’esprit vivant de l’Évangile aux formes mortes de la piété ecclésiastique et monastique. Nous l’avons vu au commencement du Réveil, où ses propagateurs furent fréquemment flétris de l’épithète alors décriée de mystiques, pour l’emploi qu’ils faisaient des termes scripturaires de nouvelle naissance, conversion, régénération, etc., tombés en pleine désuétude dans la langue religieuse de l’époque. Si les promoteurs de cette doctrine changent la place ou la portée du renouvellement spirituel dans le système chrétien, ils n’en amoindrissent pas l’obligation ; s’ils le pouvant fournir un fondement solide à nos espérances de salut, c’est, il importe de le bien noter, par respect et non par mépris de la loi morale ; sentant quelle est l’étendue de l’obéissance qu’il faudrait lui rendre, ils sentent aussi que des êtres qui, malgré leur perfectionnement comparatif, restent encore à une si grande distance de la sainteté interne et externe qu’elle réclame, méconnaissent l’ordre divin lorsqu’ils s’appuient, à quelque degré, sur ce qu’ils font ou sur ce qu’ils sont.
Voici cette pensée développée par Chalmers :
« Dans ce système (celui qui attribue la justification à la foi, sans les œuvres), l’homme à qui la société ne reconnaît aucune moralité est engagé à mettre son espérance dans la justice de Christ, et l’homme qui est le plus honoré pour la pureté de ses principes, l’élévation de son caractère, l’éclat de ses vertus, est averti qu’il tomberait dans l’erreur la plus fatale, s’il s’appuyait le moins du monde sur sa propre justice, et exhorté à mettre aussi sa confiance dans la justice de Christ. Cela équivaut, a-t-on dit, à la répudiation de toute vertu personnelle ; et un tel dogme tend nécessairement, non à régénérer, mais à corrompre.
Pour arriver à la vérité sur cette matière, il convient d’examiner sous quelle impression religieuse, sous quelle influence morale, l’homme est conduit à renoncer à toute confiance en sa propre justice et à n’espérer et ne se reposer qu’en Christ. Les ennemis de sa croyance disent que c’est parce que le sens moral est tellement émoussé en lui qu’il ne fait plus de différence entre le bien et le mal, et que l’être le plus dépravé ne lui paraît pas plus indigne que tout autre de la faveur de Dieu. Mais ne serait-ce pas plutôt que son sens moral est si vif et si éclairé que ce qui distingue les meilleurs des hommes des plus pervers s’efface en quelque sorte en présence de ce qui leur manque à tous. Celui dont les conceptions ont été agrandies par les calculs astronomiques sait que, quoique tel objet terrestre soit plus rapproché du Soleil que tel autre, cependant la distance qui les sépare de cet astre est si grande, qu’ils s’en trouvent à un éloignement à peu près égal. De même, celui dont la conscience réveillée s’examine et se juge à la lumière de la loi divine peut reconnaître que, quoique un de ses semblables se soit enfoncé plus que lui dans les voies de l’iniquité, ils demeurent pourtant l’un et l’autre à un éloignement extrême de la sainteté qu’exige le Ciel. Quand la justice d’un homme est placée à côté de celle d’un autre homme, ce serait faire preuve d’aveuglement moral que de ne pas voir la différence qui peut exister entre eux. Mais quand la justice du plus vertueux des fils d’Adam est placée à côté de celle du Sauveur, ce serait trahir aussi un défaut absolu de connaissance et de sensibilité morale que de ne pas apercevoir le contraste du caractère céleste de l’un avec le caractère terrestre de l’autre. Et si le Nouveau Testament propose à tous les hommes d’être jugés ou selon leur propre justice, ou selon la justice de Christ, ceux qui renoncent entièrement à la première, pour faire de la seconde tout leur espoir et tout leur appui, montrent par cela même que, loin que le sens moral se soit éteint en eux, il est arrivé au contraire à un plus haut degré de vivacité et de délicatesse.
Or, ce qui est vrai de l’homme à cet égard est aussi vrai de Dieu. Ce n’est pas parce que Dieu dédaigne la moralité qu’il repousse celle que l’homme peut lui offrir…, c’est qu’il ne peut permettre l’approche du pécheur que par la seule voie où les droits de la législation suprême sont reconnus… Il n’est pas d’impression qui se fasse plus vivement et plus constamment sentir à travers toute l’économie de la grâce que celle de l’indestructible opposition qui existe entre l’état de péché et le caractère de Dieu. Il semble que ce soit pour produire cette impression salutaire qu’a été établi le système entier de la rédemption. Les avenues de la grâce sont marquées de toute part des dangers du péché et des traces de la haine irréconciliable que Dieu lui porte.
L’Évangile est partout d’accord avec lui-même… Les droits de Dieu à la parfaite soumission de ses créatures, aussi bien qu’à leur parfait amour, restent absolument intacts ; et quand il proclame que sa volonté est notre sanctification, les disciples de l’Évangile, tout en se sentant déchargés des malédictions de la loi, se sentent placés également dans une carrière de sainteté indéfinie, dans une carrière où ils ne peuvent s’arrêter à aucun degré de l’échelle morale, ni se contenter d’aucun des progrès accomplis, où tout leur désir et tout leur bonheur doit être d’avancer sans cesse, jusqu’à ce qu’ils aient atteint le but, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à la perfection. »
Le fait sur lequel porte l’argumentation de Chalmers fut largement mis en saillie par le Réveil, où l’on vit les plus honorables et les plus dégradés d’entre les hommes arriver ensemble à se reposer dans le don de Dieu en Jésus-Christ, également poussés par le principe intérieur que Chalmers relève. Selon la loi du monde, cela est étrange ; mais tout simple selon la loi de Dieu. Et ce fait-là devient encore plus frappant par un autre qui le suit et qui n’est au fond qu’une expression ou une manifestation différente ; c’est qu’à mesure qu’on s’élève sur l’échelle de la sainteté on sent de plus en plus son indignité devant Dieu et le besoin de se tenir à la prière du Publicain, c’est-à-dire à la grâce toute gratuite.
Cette vue de l’essence vitale du dogme protestant, de son esprit et de son but réels, jointe aux résultats pratiques du système religieux qu’il fonde, ces grandes données de la conscience et de l’expérience démontrent que les tendances qu’on lui impute ou qu’on lui suppose ne sont pas les siennes.
B) Examen analytique de la doctrine. — Mais nous avons le droit d’aller plus loin et de retourner l’objection contre elle-même (à l’exemple de saint Paul, Rom. ch. 6). Ce système a une puissance régénératrice que ne possède au même degré aucun de ceux qu’on y substitue. Il pénètre plus avant dans les profondeurs de l’âme ; il développe avec plus d’étendue et d’énergie les sentiments constitutifs de la vie spirituelle, tels que le principe de foi, le principe d’obligation, le principe d’affection ou d’amour divin, la confiance et l’activité morale.
Quelque paradoxale que cette assertion puisse sembler au premier abord et à certains points de vue théologiques, elle se. légitime déjà en thèse générale par les faits établis plus haut. Mais essayons de la justifier directement en prenant, un à un, les sentiments ou les principes moraux que nous venons d’indiquer :
a) Principe de foi. — Que le système protestant avive le principe de foi plus que ceux qui enseignent d’une ou d’autre manière le salut par les œuvres, il serait inutile de s’arrêter à le prouver, car c’est de la foi qu’il fait tout dépendre en la posant et comme moyen de justification et comme élément fondamental et générateur de la sanctification. Or, cette tendance est éminemment religieuse et morale ; la foi est le grand principe de la vie spirituelle dont la charité, fille de la foi, est en quelque sorte la substance. La foi est, en un sens, le tout de la religion, comme la religion est le tout de l’homme.
Ce fait, que contestaient les anciens adversaires du dogme de la Réformation (sociniens ; catholiques), les nouvelles écoles nous l’accordent, en nous déniant le droit de nous y appuyer. Elles soutiennent que nous lui enlevons sa valeur, sa force, sa portée réelle, par la distinction que nous établissons entre la foi justifiante et la foi régénératrice, afin d’attacher essentiellement à la première le salut. Mais cette distinction, malgré son importance dogmatique et pratique, est au fond purement formelle. La foi reste la même dans sa nature et dans sa tendance, quoiqu’elle s’offre sous un double aspect et qu’elle remplisse un double rôle. Elle ne perd rien de sa vertu vivifiante, pour faire l’abandon, devant le tribunal de Dieu » de tous les fruits de repentance et de sanctification qu’elle a pu produire. Cet abandon tient à un vif sentiment des exigences de la justice et de la loi divine ; il unit plus étroitement et plus entièrement à Christ, seul espoir des rachetés, qui devient leur vie en devenant leur paix ; -il pousse d’autant plus dans les voies de la régénération qu’il la fait apparaître plus sainte et plus haute ; il anime donc, loin de les amortir, les puissances restauratrices de la foi.
b) Principe d’obligation. — Le dogme protestant développe aussi avec plus d’intensité et de pureté que tout autre, le principe d’obligation qu’on l’accuse d’annuler. Si nous nous rappelons que le principe d’obligation n’est autre chose que le respect de la loi morale, et que le système de la justification gratuite ou forensique laisse seul subsister la loi dans sa pleine et immuable autorité, tandis que les autres systèmes en abaissent, à des degrés et en des sens divers, les prescriptions ou les sanctions, notre assertion paraîtra aussi évidente que le fait qui lui sert de base et que nous avons constaté à diverses reprises. Bornons-nous à cette observation-ci : C’est le sentiment de l’étendue et de la spiritualité de l’obéissance que la loi réclame sous la condition de la vie ou de la mort, qui mène à l’adoption pratique du salut par grâce ou de la justification-expiation. Et ce sentiment, bien loin de s’affaiblir sous l’influence de la doctrine où il se repose, s’y affermit et s’y accroît de plus en plus, car la forme sous laquelle se présente le pardon est la révélation la plus haute de la sainteté et de la justice de Dieu, aussi bien que de son amour et de sa clémence. Qu’est la loi et qu’est le péché, quand on les envisage du pied de la Croix, où s’opère le sacrifice propitiatoire, d’où descend sur le monde la grande parole de réconciliation : Tout est accompli ?b.
b – Voy. But moral de la Rédemption.
On sait que l’ancienne dogmatique protestante poussa souvent le principe de l’obligation absolue jusqu’à anéantir toute différence entre les péchés et les pécheurs, la désobéissance étant pour elle une révolte, et la révolte n’admettant pas de plus ou de moins ; opinion manifestement excessive, qui ne se soutient. ni devant la conscience ni devant l’Écriture, quoiqu’on l’appuyât sur quelques textes, comme Jacques 2.10 ; mais qui montre jusqu’où va, dans cette direction, la notion de la loi divine et de l’obligation morale, qu’on lui reproche d’infirmer.
La direction actuelle, qui pose aussi à son fondement la justification par la foi et par grâce, mais qui la fait purement éthique, volatilisant à un titre ou à l’autre l’élément expiatoire de la rédemption, laisse voir sur cet article de nombreux et graves relâchements que nous avons eu occasion de signaler. La foi s’y confond avec l’obéissance du la foi, ce qui en change la nature en en changeant le rôle ; la grâce n’y est plus la grâce au sens propre, son caractère fondamental d’amnistie s’y perd sous celui de rénovation ; la loi est déclarée abrogée pour les croyants qu’on livre à leur conscience régénérée ; la dispensation de justice se voile, les perspectives de l’éternité se transforment ; tout parlant de l’amour divin, tout penche vers une restauration finale et vers les doctrines ou les tendances universalistes. De plus, on pose, sous des mots couverts, le principe de la justification par les œuvres, car la foi qui justifie est au fond l’œuvre de la foi, la vie spirituelle qu’elle produit. Quelque indéterminé que soit tout cela dans les nuances infinies du système, c’est un signe trop certain de l’affaiblissement du principe d’obligation.
c) Principe d’affection. — L’amour de Dieu est, d’un aveu commun, sinon le seul élément, du moins l’élément le plus important de la véritable vie spirituelle. Et l’amour chrétien de Dieu ayant dans la rédemption son principe et son aliment, le système religieux qui donne le plus de place à la rédemption, qui en rehausse le plus les saintes grandeurs, doit être celui qui développe le plus efficacement l’amour de Dieu. Dès lors, c’est certainement celui qui fait tout porter sur l’expiation.
L’amour de l’homme envers Dieu se proportionne naturellement, selon la loi des affections, à l’amour de Dieu envers l’homme. Or, l’immensité de l’amour de Dieu paraît et dans les bienfaits qu’il nous confère et dans les moyens qui les font descendre jusqu’à nous.
D’ailleurs, pour contempler Dieu et se nourrir de son amour, il faut se sentir en paix avec lui. C’est là encore un fait évident, que relève autant que nous la nouvelle direction théologique. Et où se réalise-t-il le plus réellement, le plus complètement ? Dans le système de la Réformation, dès que l’homme sent sa misère morale et le besoin des miséricordes du Ciel, il peut aller avec une humble assurance au Trône de la grâce, et y aller tel qu’il est, s’il renonce sincèrement à sa propre volonté comme à sa propre justice. Son intérêt, son devoir, l’appel d’En haut, tout le pousse à saisir la promesse où il trouve l’espérance, la paix et la vie. C’est de Dieu en Christ que lui vient le salut, c’est à Dieu seul qu’il regarde, rien ne le sépare de son amour ; et cela, qu’on le remarque, non seulement dans la première crise morale qui amène la conversion, mais dans les crises suivantes qui marquent et les déclins et les progrès de la vie spirituelle. On sort de l’état de chute ou de langueur comme on était sorti de l’état d’incrédulité, toujours en répondant par le dépouillement de soi même à cette voix céleste : Revenez vers moi, car je vous ai rachetés. Dans les autres systèmes, au contraire, c’est à lui surtout que l’homme est conduit à regarder, puisque tout y dépend de ce qui se fait en lui ; c’est sur lui qu’il retombe forcément, dans les moments mêmes où il lui serait le plus nécessaire de se tourner entièrement vers le Dieu de son salut.
Les systèmes actuels parlent bien aussi de grâce ; ils proclament bien aussi l’amour de Dieu en Christ et son don ineffable ; mais ils le dévoilent et le voilent en même temps, ils le rapprochent et l’éloignent tout ensemble. Identifiant, en fin de compte, la grâce réconciliatrice avec la grâce régénératrice, ils font naître le salut de la sanctification, la vie éternelle de la vie spirituelle, d’où, en réalité, l’inversion de l’ordre évangélique et du dynamisme moral qu’ils veulent et croient établir. Aussi, lorsqu’on va au fond avec eux, se trouve-t-il qu’ils construisent sur une autre base que celle qu’ils posent. Plaçant avant tout l’assurance de l’amour de Dieu, le sentiment de notre libre communion avec lui, motivé sur l’offre préventive de sa miséricorde, ces systèmes qui prétendent tout ramener a l’œuvre de Christ en nous, impliquent, plus qu’ils ne le laissent voir, l’œuvre de Christ pour nous. Car s’ils s’arrêtaient réellement à la rénovation morale qu’opère l’Évangile, si la rédemption n’était pas pour eux une amnistie autant qu’une restauration, si elle n’était pas avant tout et pardessus tout un pardon octroyé d’En haut, si elle se réduisait, ainsi qu’ils le disent et le redisent, à la régénération, fruit de la foi, cette régénération, suivant une remarque qui revient sans cesse, n’étant jamais ce qu’elle devrait être, ne pourrait jamais inspirer ou légitimer la confiance paisible et active qui naît de la joie du salut et qui fonde tout le système.
Dirait-on que Jésus-Christ a proclamé le pardon en proclamant l’amour de Dieu ? Mais alors, il serait simplement le Révélateur du salut et le système que nous avons devant nous veut, non moins que celui de la Réformation, qu’il en soit l’Auteur.
Dès que le pardon, sur lequel tout porte en principe, a son origine et sa base dans l’œuvre de Christ, dès qu’il nous l’a, non seulement annoncé, mais acquis, dès que c’est son intervention qui a ouvert au monde les trésors des miséricordes divines, on passe, malgré qu’on en ait, dans le point de vue forensique ; il s’introduit au cœur de la théorie cette mystérieuse réversibilité qu’expriment dans la croyance ecclésiastique les mots d’expiation, de propitiation, de satisfaction, de substitution (que ne peut rendre, en réalité, aucun terme de la langue humaine) ; derrière la rédemption et la justification subjective, restée seule en apparence dans la théorie, il se retrouve une rédemption et une justification objective. Ce qu’on rejette d’une main, on le reprend de l’autre, sans l’avouer ni se l’avouer peut-être. La déduction ou la construction systématique ne se soutient qu’à cette condition, cela seul légitimant cette assurance de l’amour de Dieu où elle a son pivot. Otez lui ce point primordial et fondamental, ce quelque chose qui ramène, sous des noms couverts, le dogme qu’elle veut et croit laisser à l’écart, elle s’affaisse et s’écroule sur elle-même. Car, à tous les stages de la vie religieuse et morale, l’âme qui devra s’appuyer sur ce qu’elle est, en présence du Saint des saints, sentira la crainte remplacer ou troubler sa confiance ; c’est le Juge, plus que le Père, qui lui apparaîtra dans le souverain Maître des esprits. En dehors du dogme de l’expiation, ou du fait que reflète ce dogme, la théorie actuelle aboutit au même état intérieur que la mystique du Moyen-Age en dehors de la justification par la foi. Ce doit être, en définitive, le même résultat religieux, puisque c’est au fond le même principe théologique, savoir la rédemption ramenée à la rénovation spirituelle. Or, ainsi qu’on l’a dit à propos du produit le plus pur de cette tendance, le livre de l’Imitation, la dévotion des mystiques, si vraie, si profonde, est sans joie : leur piété est mélancolique, le cœur ne s’y dilate pas, l’espérance même est contenue… Leur foi manque de sérénité. Ils sont trop spirituels… pour chercher leur salut dans des œuvres toujours imparfaites. Ils le cherchent en Christ seul. La foi qui justifie est pour eux l’union spirituelle de l’âme avec le Seigneur… et ils ne se sentent justifiés que selon la mesure de leur union avec lui »c. Cette vue de la justification est exactement celle que nous avons à juger. On a beau dire qu’on se tient davantage à la grande donnée de l’Évangile : Dieu est amour. Cette donnée ne manquait certes pas à l’ancien mysticisme ; il en faisait son facteur principal, et il avait autant et plus de droit de le faire que la tendance dont nous le rapprochons, puisqu’il retenait plus qu’elle le dogme traditionnel. L’erreur, où si l’on veut la lacune de cette religion ou de cette théologie du cœur était de ne pas voir tout ce qu’emporte la rédemption par le sang de Christ, de ne pas suivre saint Paul jusqu’au bout, et d’être poussée par là à fondre et à perdre la grâce réconciliatrice dans la grâce régénératrice ; écueil fatal, que porte en soi le principe. Et c’est sur ce point, d’où tout dépend parce que tout en part, que l’ancienne Mystique se rencontre, mutadis mutandis, avec la direction que nous avons devant nous. La garantie de l’amour divin, pivot de l’une et de l’autre, leur fait également défaut. Du moins — et c’est tout ce que nous voulions constater — aucune ne l’a-t-elle au même degré que le système de la Réformation, parce que l’une restait étrangère au grand dogme chrétien et que l’autre ne l’admet pas au sens scripturaire.
c – M. Félix Kuhn. Revue chrétienne, 15 août 1857.
Ainsi, ce que ce système fait à l’égard des autres grandes dispositions qui sont à la base de la vie chrétienne (principe de foi ; principe d’obligation), il le fait à l’égard de l’amour divin qui, en un sens, constitue la vie chrétienne elle-même, car presque toutes les vertus évangéliques sont des transformations ou des effets de cet amour.
d) Confiance et activité morale. — C’est parce qu’il développe ainsi les divers mobiles religieux que le dogme protestant est si propre à nourrir tout ensemble la confiance et l’activité, ces deux supports du développement spirituel. Par là encore, il se montre infiniment favorable à l’œuvre de la sanctification, rien n’y étant plus contraire que le découragement qui paralyse l’âme et la fausse sécurité qui l’endort. Que ce système éveille et entretienne plus que tout autre la confiance, ses adversaires eux-mêmes le confessent généralement ; mais, au lieu d’un mérite, ils lui en font un crime, ne voyant pas que le même moyen qui produit dans l’âme la paix y produit aussi la vie, par la manifestation simultanée de la miséricorde et de la justice divine. Du reste, ils l’ont aussi accusé, en sens inverse, d’exagérer la notion de la justice divine, et d’inspirer moins la confiance que la terreur (Priestley). Cette singulière incrimination tient à une des oppositions internes entre ces systèmes et celui de la Réformation. Quelque divers qu’ils soient, ils ont cela de commun qu’ils se basent uniquement sur la bienveillance ou sur l’amour de Dieu, tandis que le système protestant unit la justice à la miséricorde et fonde essentiellement la rédemption sur la première, tout en la donnant comme la suprême révélation de la seconde. Non seulement ces accusations contraires se neutralisent l’une l’autre, mais elles constatent, mieux peut-être que les apologies directes, le caractère que nous relevons dans le dogme de la Réformation. Elles montrent qu’en maintenant mieux que tout autre l’union ineffable des deux attributs divins, proclamés également par la conscience et par l’Écriture, il maintient aussi, mieux que tout autre, chez les croyants, le double ressort de la confiance et de l’activité.
Ce système donne seul peut-être la pleine solution d’un des problèmes moraux les plus intéressants : Tenir l’homme sous la constante obligation d’accomplir la loi, sans qu’il soit abattu sous le sentiment de sa faiblesse. Dans les autres systèmes, on ne prévient le découragement où jette l’épreuve de soi-même, qu’en portant atteinte aux obligations ou aux sanctions de la loi, ou aux unes et aux autres tout ensemble ; et encore obtient-on moins de sécurité, puisqu’on ne peut marquer le degré d’obéissance ou de sanctification absolument indispensable, et qu’on se sent toujours fort au-dessous de celui qu’on devrait rendre. Avec le dogme protestant et les deux dispositions qu’il développe ensemble, l’âme est mise également à l’abri de l’abattement et du relâchement. Appuyée sur la promesse du pardon et du secours divin, elle goûte le repos de l’espérance, et elle est poussée toujours en avant dans les voies de la régénération (2 Corinthiens 7.1).
On dira, sans doute, que ce double effet, si nécessaire au progrès spirituel, les théories actuelles le produisent tout autant que la doctrine de la Réformation, puisqu’elles font aussi tout dépendre de la grâce, en faisant tout dépendre de la foi. Mais ce serait une erreur. Quant au premier élément, celui de la crainte religieuse, elles l’excluent formellement ; elles ne voient dans les mobiles d’intérêt et d’obligation qu’un reste de ce légalisme qu’elles redoutent et réprouvent si fort ; à leurs yeux, c’est du judaïsme moral, comme l’expiation est du judaïsme dogmatique. Quant à l’élément de confiance, il semble bien que ces théories, où tout repose sur l’amour de Dieu, devraient le sauvegarder pleinement. Mais sous ce rapport même, elles pèchent par le point essentiel ; la grâce qu’elles célèbrent n’est plus la grâce au set)s propre, redisons-le, car tout dépend de là ; le salut y vient, non du dehors, mais du dedans, il n’est en définitive que l’épanouissement de la vie spirituelle. Or, d’après l’expérience comme d’après l’Écriture, cette vie n’étant jamais ce qu’elle devrait être, elle ne saurait jamais motiver, par elle-même, la sécurité de la foi, ce que J. Muller nomme la joyeuse conscience de notre réconciliation et de notre communion avec Dieu. » Aussi, pour éveiller ou pour nourrir cette disposition si hautement réclamée par le christianisme pratique, ces théories sont-elles forcées, quand elles veulent ne pas construire sur le vide, de joindre d’une ou d’autre manière à la justification morale ou subjective, dont elles font leur fort, quelque chose de cette justification forensique ou objective qu’elles prétendent écarter entièrement.
La doctrine de la Réformation, prise dans son intégrité et sous sa forme scripturaire, est plus complète et doit, par cela même, être plus puissante que celles qui la changent en s’abritant sous son nom, et qui l’atrophient en prétendant l’épurer et la vivifier… Elle a tout ce que relèvent les doctrines qu’on lui oppose ; et elle a, de plus, dans s’a synthèse dogmatique et morale, des éléments essentiels de vérité et de vie chrétienne que ces doctrines laissent échapper ou font évaporer en divers sens.
Mais si cette doctrine enracine et alimente ainsi tous les germes célestes de la vie spirituelle, si elle en développe à ce point tous les éléments ou les sentiments constitutifs ; d’où peut venir l’opinion qui l’accuse de tendances relâchées et immorales ? Une opinion si commune et si tenace serait-elle absolument sans motifs ? — Elle naît de ce que le dogme d’une grâce toute gratuite semble au premier abord annuler le principe intéressé de l’obéissance et briser l’indissoluble lien du salut et de la sanctification, ce qui paraît compromettre du même coup l’obéissance elle-même, en renversant les sanctions dont l’environnent la conscience et l’Écriture. Ces premières vues et la conclusion qui les suit sont naturelles, nous avons eu occasion d’en faire la remarque ; mais elles tombent devant un examen attentif, nous pensons en avoir fait la preuve. Peut-être cependant ne sera t-il pas inutile d’y revenir, en les prenant par le côté sous lequel elles s’offrent ici.
Non seulement le dogme protestant ou le système dont il est la base n’est admis de cœur et dans le sens évangélique et pratique, qu’après qu’on a passé par la conviction de péché, état moral que caractérise un si vif sentiment de la sainte majesté de la loi divine, comme du crime et du péril de l’avoir enfreinte ; mais il laisse subsister dans toute leur force les principes d’intérêt et d’obligation, quoiqu’il tende à les transformer en auxiliaires du principe d’affection. Il dit, aussi hautement que les systèmes opposés, que nul, s’il ne naît de nouveau, n’entrera dans le Royaume des Cieux ; que, sans la sanctification, personne ne verra le Seigneur ; que chacun recevra selon ses œuvres. Non moins que les autres, il enseigne que la foi produit nécessairement la charité ou la vie spirituelle, et que quand elle reste stérile elle est morte. Il reconnaît dans les demeures éternelles des degrés de félicité et de gloire proportionnels au degré de sainteté où l’on sera parvenu ici-bas. Il y a donc erreur ou injustice à l’accuser d’annihiler des principes qu’il garde si bien. L’accusation naît d’une méprise, ou elle ne porte que contre des exagérations, dont on ne saurait rendre responsable le dogme lui-même.
Au fait, loin d’infirmer ou d’écarter aucun des mobiles évangéliques, il les maintient intégralement et les élève à leur plus haute puissance ; il est donc aussi moral que les systèmes qu’on lui substitue et où, pour assurer l’obéissance, on fait de la sanctification non seulement une condition essentielle du salut, mais sa cause efficiente, si ce n’est sa cause méritoire. Bien plus, en pénétrant au fond des choses, nous trouverons qu’il est le plus moral ou même le seul vraiment moral, dans le sens chrétien du mot.
Considérons donc un instant encore le système protestant et ceux qui le repoussent ou le changent, dans leur rapport avec les mobiles, éléments et facteurs de la vie spirituelle. Nous avons montré que les principes d’intérêt, d’obligation et d’affection ou d’amour divin font tous les trois partie intégrante du dynamisme évangélique ; et, par ce côté encore, se recommande notre point de vue général qui leur maintient à tous leur place et leur action, tandis qu’ailleurs on les voit s’étendre alternativement les uns aux dépens des autres et se perdre ainsi les uns dans les autres. Quelques réflexions de plus à ce sujet ne seront pas sans à propos.
La vie nouvelle que l’Évangile réclame et forme dans les cœurs se concentre dans la charité, fille de la foi, suivant l’assertion de saint Paul (1 Timothée 1.5), qui fait, en bien des endroits, de la foi et de la charité le résumé du christianisme pratique. Que la charité, au sens profond des Écritures, soit l’élément constitutif et par là l’objet capital de l’Évangile, il suffit pour l’établir du sommaire de la loi. Voyez comment saint Jean fond ensemble l’amour divin et l’amour fraternel, et y ramène toute la vie spirituelle (Épîtres).
Non seulement c’est là le grand commandement et par suite le grand devoir, c’est aussi le grand mobile moral. Cela ressort : 1° de diverses déclarations qui disent dans quelle disposition le chrétien doit servir le Seigneur. Vous n’avez pas reçu un esprit de servitude pour être… (Romains 8.15 ; Éphésiens 3.17-19 ; 1 Jean 4.16 etc.) — 2° de ce que les apôtres disent d’eux-mêmes (Galates 2.20 ; 2 Corinthiens 5.14-15). — 3° des motifs qu’ils font agir le plus, ordinairement auprès des disciples (Rom. ch. 6 ; 8 ; Romains 12.1). Leur constant appel à la rédemption n’est, en fait, qu’un appel au sentiment ou au principe que nous relevons ici (1 Corinthiens 6.20 ; 1 Jean 4.9, 10, 19). La base de leurs exhortations diffère selon qu’ils s’adressent aux croyants ou aux non-croyants. Quoiqu’ils invoquent envers tous les divers ordres de mobiles, ils font pourtant prédominer la gratitude avec les premiers. A vrai dire et au fond, le Nouveau Testament n’emploie les principes d’obligation et d’intérêt que pour élever au principe d’affection ou d’amour divin, dans lequel les deux autres s’épurent et se concentrent. Or, autant cette haute direction religieuse et morale est favorisée dans le système de la justification par la foi, de quelque manière qu’on l’entende, autant elle est contrariée, faussée, intervertie dans les systèmes de la justification par les œuvres, sous quelque forme qu’ils se produisent (Catholicisme, Socinianisme, ancien rationalisme). Tous ces systèmes font leur principe dominant du mobile d’intérêt ou d’obligation. Ils le reconnaissent et s’en glorifient. C’est surtout parce que la doctrine du salut gratuit leur paraît porter atteinte à ce principe, qui est pour eux l’ordre normal, qu’ils la condamnent et la repoussent. Mais il est manifeste que lorsque ce principe est ainsi placé et tenu en première ligne, le principe d’affection, quelque reconnu qu’il soit, ne saurait prendre son développement régulier et son empire légitime. Ces deux ordres de mobiles diffèrent parleur tendance, non moins que parleur nature. L’un ramène sans cesse l’homme en lui-même ; l’autre le porte sans cesse hors de lui : l’un place le « moi » comme centre et comme but ; l’autre y place Dieu. Et cela tient, il importe de le noter, à l’essence des systèmes. Dans l’un, Dieu a tout donné d’avance, et à côté de son œuvre de miséricorde l’œuvre de l’homme, quoique absolument indispensable, n’est que néant ; dans l’autre, quelque reconnaissant qu’on puisse être du don de Dieu en Jésus-Christ, la sollicitude se ramasse sur le travail intérieur, unique garant de la grâce et de la promesse ; ce qui enlève au principe d’amour divin le rang et le rôle que lui attribue le Nouveau Testament ; ce qui le fait descendre de la place qu’il réclame, car il est, sans contredit, le mobile le plus élevé et le plus pur. Examinez, en dehors même de la sphère religieuse, combien la piété filiale diffère, selon qu’elle a pour moteur ou des raisons d’intérêt, ou la seule loi du devoir, ou le dévouement de l’affection. Ce principe, quand il se développe dans son intégrité et qu’il agit dans la plénitude de sa force, donne visiblement la vie morale la plus haute et la plus sainte. Non seulement il soumet à la loi, mais il la fait passer et régner dans le cœur, reconnaissant en elle Dieu lui-même ; il y conforme la vie intérieure non moins que la vie extérieure, il y consacre l’être moral tout entier. Les autres principes, au contraire, font regarder à la rétribution plutôt qu’à Dieu ; c’est le bonheur promis qu’ils cherchent dans l’obéissance ; l’homme y vit en soi et pour soi : au lieu de se rapporter à Dieu avec tout ce qu’il a et tout ce qu’il est, il rapporte Dieu à lui. Sans doute cela est vrai surtout du mobile d’intérêt ; mais il l’est aussi du mobile d’obligation qui, se fondant sur la notion de peine et de récompense, corrélative à celle de bien et de mal, s’identifie par là avec le mobile d’intérêt.
Il importe de noter le principe dominant et par cela même le principe distinctif des différentes tendances théologiques. Dans le Socinianisme, règne le principe intéressé, basé sur l’avenir de rétribution. Aussi, pour lui, la mise en évidence de la vie future est la grande révélation de l’Évangile. Dans le rationalisme kantien, règne le principe moral, le devoir pour le devoir, l’impératif catégorique. Dans le rationalisme actuel, règne, sans partage et sans contrôle, le principe d’affection : le Dieu qui est amour ne veut et ne doit être servi que par amour ; les deux autres mobiles tombent avec la loi, dont ils dérivent, et qui se trouve abrogée pour le croyant. En cela, le haut rationalisme se rencontre avec l’ultraprotestantisme qui, dans le dessein d’exalter la grâce, outrant l’antithèse de la dispensation légale et de la dispensation évangélique, a fini par appuyer l’œuvre de la sanctification sur la seule reconnaissance (Catéchisme de Heidelberg). Le dogme chrétien, tel qu’il nous est apparu, maintient les trois mobiles en les ramenant à leur coordination régulière, c’est-à-dire en portant au rang suprême le mobile religieux, l’amour divin. Voilà la norme scripturaire, la dynamique morale de l’Évangile. Nous l’avons établi à diverses reprises. Nous avons vu que les trois mobiles tiennent au fond constitutif de notre être, comme au fond vital du Christianisme. Nous repoussons donc et cette sorte de stoïcisme, intronisé par le rationalisme kantien, qui ne laisse subsister que le devoir pur, et la mystique actuelle où l’on ne veut que le pur amour. Mais, quoique les trois principes demeurent, il n’en résulte pas que leur action soit toujours simultanée et toujours la même. Leur rôle, leur rapport, leur intensité respective varient avec les progrès et les alternances de la foi et de la sanctification. Le Christianisme, dans sa marche ascendante, commence généralement par le principe intéressé et finit par le principe religieux, sous la direction duquel il tend à placer de plus en plus, parce qu’il est le grand devoir et le grand mobile. Mais quand ce principe vient à faiblir, — ce qui arrive plus ou moins chez les personnes les plus avancées dans la vie spirituelle —, quand les défaillances de la foi amènent les défaillances de la charité et de la piété, quand on sort de cet état de renoncement et de dévouement qui constitue le règne de Dieu au dedans de nous, alors les principes d’intérêt et d’obligation se ravivent et reprennent leur empire : l’âme, perdant le sentiment de sa communion avec Dieu, entre en doute de son adoption, sa lumière s’obscurcit, son espérance se trouble, son regard lui montre le Christ passant du Trône de la grâce sur le Tribunal de la justice. Rejetée en elle-même, sentant s’évanouir sa paisible et joyeuse confiance dans le Dieu de son salut qui semble s’être éloigné, elle éprouve ce qu’éprouva saint Pierre enfonçant dans les eaux ; et elle demeure livrée à ces anxiétés jusqu’à ce que convaincue de péché, de justice et de jugement, les menaces de la loi, revenant de toutes parts, la jettent humiliée au pied de la Croix, comme aux premiers jours, et la poussent dans l’asile de la Miséricorde, où se rallume son amour pour Dieu au foyer de l’amour de Dieu pour nous.
Tous les mobiles sont donc là en réalité, saisissant alternativement l’empire, selon les oscillations de la vie intérieure. Le principe d’affection n’anéantit pas les deux autres, comme on l’a cru trop souvent, comme le disent encore le haut rationalisme et l’ullraprotestantisme ; loin de les exclure ou de les annuler, il les transforme et les absorbe. Ce fait, trop peu observé, met en pleine évidence celui que nous voulions établir. Le principe d’amour divin contient en soi les principes d’intérêt et d’obligation, car il constitue et le devoir suprême elle bonheur suprême ou le souverain bien ; la vraie béatitude et la rectitude morale se réduisant, en dernière analyse, à aimer le Seigneur. L’aimer réellement, c’est-à-dire par-dessus tout, c’est être tout à lui et avoir tout en lui. La plénitude de cet amour serait celle de la félicité et de la sainteté : ce serait le Ciel sur la Terre. Il se trouve donc que ce principe garde au fond les deux autres, qui semblent disparaître quand il règne sans partage ; il ne les remplace qu’en les recevant dans son sein et en leur donnant une satisfaction entière ; c’est pour cela qu’ils rentrent si vite en action dès qu’il se relâche lui-même ; ils ne font que passer du dedans au dehorsd. Ainsi le Christianisme amène à une synthèse supérieure les trois mobiles inhérents à la nature même de l’homme et qui ont produit, à toutes les époques, des écoles contraires et partielles : l’école utilitaire, basée sur le principe d’intérêt, l’école morale, basée sur le principe d’obligation, l’école mystique, basée sur le principe d’amour.
d – On dirait sans doute aujourd’hui : du subconscient au conscient. (Edit.).
L’action progressive du Christianisme mérite d’être remarquée. Il éveille l’homme par la crainte ; il l’attire par l’espérance ; il l’anime et le repose tout ensemble par l’amour. Il se sert du mobile intéressé, toujours vivant dans les âmes, pour les saisir jusqu’aux dernières profondeurs de la dégradation, pour les arracher à leurs voies de désordre et de mort et les pousser dans le sentier de la justice et de la vie. Il agit, avec une incalculable puissance, sur les deux ressorts de ce mobile par ses redoutables menaces et ses magnifiques promesses. Il ravive le sentiment d’obligation en révélant la grandeur du devoir par la spiritualité du commandement, en faisant ressortir la sainteté de Dieu de l’immensité même de sa miséricorde et la majesté de la loi de l’acte ineffable qui nous délivre de ses malédictions et de ses terreurs. De là, il élève à l’amour, mystérieuse fusion de la volonté humaine dans la volonté divine, et il y dépose l’âme rachetée et régénérée. Derrière le don de Dieu, qui l’attirait d’abord seul, l’homme trouve Dieu lui-même, le Dieu qui est à la fois lumière et charité, le Trois fois saint et le seul Bon. Il l’avait servi par calcul, par devoir, il le sert maintenant par dévouement : il se donne à ce Dieu qui s’est donné à lui en Christ. El quand l’amour de Dieu remplit le cœur, il produit cette haute existence morale que nous avons signalée, et où les autres mobiles cessent d’être sensibles.
Il sort donc de la justification par la foi un degré de vie religieuse que ne sauraient donner les diverses conceptions dogmatiques où l’on veut conserver le principe intéressé en première ligne et toujours en action ; car ce qui caractérise, ce qui constitue ce degré supérieur de vie chrétienne, c’est précisément le silence momentané du principe d’intérêt et la prédominance absolue du principe d’affection. Dans cette disposition ou cette direction intérieure, le « moi » rassasié semble disparaître. Elevé alors au-dessus du monde et de soi-même, on est tout entier à Dieu parce qu’on trouve tout en lui : le devoir et le bonheur ne font qu’un ; ou plutôt ce n’est plus le devoir, ce n’est plus le bonheur, au sens ordinaire, c’est un état tout nouveau, c’est la vie du Ciel, la vie cachée avec Christ en Dieu, cette vie que les vrais fidèles ont tous ressentie à certaines heures, mais qui n’est sans doute permanente chez aucun d’eux. Hélas ! ici-bas nous ne faisons guère que l’entrevoir ; c’est un avant-goût de l’avenir que le Seigneur annonce et prépare aux siens ; c’est une espérance plutôt qu’une possession.
On dira peut être que sur ce point je me rencontre avec les nouvelles écoles dont je me suis partout séparé, puisque, comme elles, je fais de l’amour divin l’élément supérieur et générateur de la vie spirituelle. Mais l’accord n’est qu’apparent ou partiel. Il existe, entre leur point de vue et le mien, une différence radicale. Cette différence doit se retrouver dans la conception pratique ou morale, dès qu’elle se trouve dans la conception théologique et que l’une dépend de l’autre. Comme, en dogmatique, ces écoles veulent tout déduire de l’amour de Dieu envers l’homme, effaçant ou se figurant effacer par là le dualisme de la justice et de la miséricorde célestes ; en morale, elles veulent tout ramener à l’amour de l’homme envers Dieu, arrivant à rejeter les mobiles d’intérêt et d’obligation, et à déclarer la loi abrogée pour le croyant : tandis que la doctrine que nous ont donnée les Livres saints laisse subsister et fait agir simultanément la justice et la miséricorde, la loi et l’Évangile ; sorte de dualité, tellement impliquée dans la nature des choses qu’on y revient d’une ou d’autre manière, pour peu qu’on regarde aux grandes données bibliques. Cela est visible dans l’école qui nous intéresse le plus, celle de la Conciliation ou du Christianisme évangélique libéral. Ce n’est pas le seul amour, comme elle est censée le faire, qu’elle pose pour fondement de ses théories, c’est l’amour saint, et cette épithète, qui paraît n’être qu’une explication, est en réalité la transformation du principe, car elle replace la justice à côté de la miséricorde ou de la bienveillance. Par là, se relèvent en dogmatique l’élément objectif ou forensique de la rédemption et de la justification et, en morale, les mobiles d’obligation et d’intérêt, puisque, avec les réclamations de la justice, reviennent la loi et le jugement. Les conséquences extrêmes du principe sont arrêtées ou prévenues, mais on ne le limite ainsi qu’en le changeant.
11 faut poser d’emblée le fait évangélique dans l’ensemble de ses éléments constitutifs, sans peur de ce dualisme qui reste plus ou moins partout, et qui est l’épouvantail de la science actuelle. Il faut que la théorie n’annule pas ce que réclame et ramène forcément la pratique. Il faut que l’obligation et la grâce soient maintenues dans cet intime rapport où la vie spirituelle a sa racine et puise sa sève. Or, nul dogme ne le fait comme celui de la Réformation. Il est la vue la plus profonde et la plus puissante du Christianisme parce qu’il en est la vue la plus complète.