Traité intitulé Du passager et du permanent dans le christianisme, dans la brochure : deux Feuilles pacifiques, Altona, 1839, p. 127.
« Quelque idée que l’on se fasse de la religion, ce qu’il y a de suprême en elle, en tous cas, c’est cette union de la conscience humaine avec la conscience divine, en vertu de laquelle la première ne se détermine dans tous ses mouvements que par la seconde, et qui lui fait tout ensemble savoir et sentir que cet état déterminé par le divin est proprement sa destination personnelle. Eh bien ! en Jésus cette union a réellement existé ; non seulement il l’a exprimée dans ses paroles, mais il l’a montrée de fait dans toutes les situations de sa vie. La perfection, qu’aucun avenir ne peut dépasser, a été réalisée en lui dans le domaine religieux ; mais, en d’autres sphères de la vie spirituelle, dans la philosophie, dans l’étude et la conquête de la nature, l’humanité a de beaucoup dépassé ou pourra dépasser à l’avenir encore le degré auquel elle se trouvait au temps de Jésus. »
Même ouvrage, p. 130-132 :
« L’idée que Jésus introduisit le premier dans le monde, la conscience de l’essentielle union de l’humain avec le divin se démontra, se fit voir si puissante, que sa vie tout entière en fut uniformément pénétrée, jusqu’à ne laisser paraître aucune trace de perturbation.
L’humanité peut donc aussi peu se passer de Jésus-Christ que de religion. Il ne serait pas moins insensé de vouloir être religieux sans Christ, que de vouloir jouir de la poésie sans nul rapport à Homère et à Shakespeare. Ce Christ, en tant qu’il est inséparable de la plus haute expression de la religion, est historique et non pas mythique ; c’est un individu et non pas un symbole. Quelques faits seulement appartiennent à la vie de ce Jésus historiquement personnel : ce sont ceux où sa perfection religieuse se révélait, ses discours, son action morale, son support. Mais ce qui ne tenait pas directement à ce côté de son caractère, comme ses miracles, et encore moins ce qui, au lieu de sortir de son intérieur, ne tenait qu’extérieurement à lui comme sa mort… sa résurrection, son ascension, tout cela ne peut acquérir une valeur religieuse que par une explication symbolique, et cette explication sera différente suivant les degrés divers de développement dans la piété et dans la pensée.
Ainsi, quand même nous serions obligés de sacrifier bien des choses dans ce qui s’est appelé christianisme jusqu’à nos jours, il n’y aurait pas lieu de craindre que le Christ pût être perdu pour nous. Il nous reste à nous tous, et d’autant plus sûrement, que nous nous attacherons avec moins d’inquiétude à des doctrines et à des opinions qui peuvent devenir pour la pensée une pierre de scandale et lui faire renier le Christ. Mais s’il nous reste comme ce que nous connaissons et ce que nous pouvons imaginer de plus élevé au point de vue religieux, comme Celui sans la présence duquel dans l’âme humaine aucune piété n’est possible nous avons en lui l’essentiel du christianisme. »
Extrait de la nouvelle Vie de Jésus, de Strauss, 1864, page 273.
« On peut se demander par quelles phases il est arrivé à cette harmonie de l’âme. Les données que nous possédons sur sa vie ne nous parlent nulle part de luttes et de combats pénibles d’où la paix se serait laborieusement dégagée. Il est vrai qu’à part les légendes de l’enfance, ces données n’embrassent que la courte période de la vie publique de Jésus, et le placent sur un piédestal où il est à l’abri de toute faiblesse humaine. On pourrait donc présumer que la période de lumière et de calme a été précédée d’une période d’obscurité, de luttes, peut-être d’erreurs. Mais, à moins que toutes les analogies ne soient trompeuses, il devrait en rester des traces dans la suite de sa vie, sur laquelle les renseignements de nous manquent pas. Tous les caractères épurés par la lutte et par des crises violentes, Paul, Augustin, Luther, en ont conservé des cicatrices indélébiles, et leur figure garde quelque chose de dur, d’âpre et de sombre. Rien de pareil chez Jésus : il nous apparaît d’emblée comme une belle nature qui n’a qu’à suivre sa loi, à se reconnaître et à s’affermir dans sa conscience, sans jamais avoir eu besoin de se transformer et de recommencer une vie nouvelle. Cela, naturellement, n’exclut ni des hésitations ou des fautes éphémères, ni la nécessité d’un effort sérieux et soutenu pour se vaincre soi-même et arriver au renoncement, et Jésus en convient lui-même quand il repousse l’épithète de bon1. En somme, l’esprit et le cœur de Jésus se sont formés sans crises violentes, par une discipline volontaire et rigoureuse. Tel est le vrai sens, le seul sens efficace du dogme de l’impeccabilité de Jésus, dont il n’y aurait absolument rien à tirer, si on lui laissait sa formule rigide et orthodoxe, et sa signification purement négative. En cela, nous le savons déjà, le grand Apôtre des gentils ne ressemblait point à son Maître, et les deux grands restaurateurs du christianisme dans le monde romain et dans le monde moderne, Augustin et Luther, sont plus voisins de Paul que de Christ. »
1 – « La variante, ou plutôt le faux-fuyant de Matthieu 19.17, dit Strauss, est certainement une correction ; et la question de Jean 8.46 : « Qui de vous me convaincra de péché ? » est une parole du Christ-Verbe. »