La nuée de témoins

4. L’Église du « Réveil » missionnaire

Introduction

La notion biblique du Royaume de Dieu, mise en œuvre par le Réveil social, mais remise en lumière par le Réveil théologique, élargit aujourd’hui ses orbes concentriques à travers le monde chrétien. L’Eglise primitive s’était manifestée, ici-bas, comme un élan irrésistible d’espérance ; elle prêchait, ou plutôt, elle chantait avec enthousiasme un message de certitude et d’allégresse ; le christianisme originel fut « un grand geste vers l’Avenir ». L’Evangile est donc missionnaire par essence, envahissant par prédestination ; ses propriétés radio-actives se jouent de l’espace et des obstacles. L’Evangile évangélise.

Livingstone, le dénonciateur de la traite des noirs en Afrique, s’écriait : « Partout, pourvu que ce soit en avant ! L’esprit missionnaire est l’esprit même de notre Maître. Le christianisme est une philanthropie active. » Pourquoi ? S’agit-il simplement de propagande pour une idée, ou de prosélytisme au service d’un programme ? Non, il s’agit d’une immense et systématique entreprise pour la rédemption du genre humain, effort poursuivi dans la communion de l’Animateur souverain, Jésus-Christ, « seul nom donné aux hommes pour assurer leur salut ».

Mais, que faut-il entendre par ce vocable énigmatique et prestigieux : le salut ? La théologie traditionnelle enseignait à peu près la doctrine suivante : Un premier homme ayant désobéi, dans le Paradis terrestre, au Créateur, et ayant ainsi infecté de péché tous ses descendants futurs, le Tout-Puissant condamna d’avance les « fils d’Adam », par milliards, au supplice des peines éternelles dans les flammes d’un enfer inextinguible. Echapper à un pareil sort, voilà le salut ; Jésus-Christ est venu délivrer les hommes de la perdition. – Telle est la croyance qu’on retrouve partout dans les liturgies, les hymnes, les prières, les symboles dogmatiques de la chrétienté ; elle est sculptée, d’une manière indélébile, dans la pierre des cathédrales.

Le christianisme est-il vraiment lié, d’une manière indissoluble, à la doctrine ainsi exprimée ? Sans doute, quand oh isole celle-ci de la piété profonde et de l’atmosphère sentimentale qui l’enveloppaient dans beaucoup d’âmes admirables, quand on la définit crûment, sèchement, elle apparaît hideuse, comme un squelette dépouillé ; tandis que le dogme de la Chute collective, en la personne du « premier Adam », et de la collective Rédemption en la personne du « second Adam », appartient à une philosophie grandiose de l’histoire ; elle surexcite en l’âme individuelle, avec le sentiment poignant de sa responsabilité morale, la sublime conviction de sa dignité religieuse, et de sa destinée immortelle. Cependant, la notion évangélique du Royaume de Dieu, en fournissant à la pensée chrétienne une philosophie également universelle et majestueuse, mais d’une autre inspiration, oblige l’Eglise contemporaine à examiner de plus près les lignes directrices de la fresque séculaire (brossée, par les théologiens), de la Chute et de la perdition du genre humain au jardin d’Eden.

1° En effet, leur dogme nous offre une singulière et contradictoire notion de Dieu ; impuissant pour sauver l’humanité entière, tout-puissant pour la damner en sa totalité ; car chaque « nouveau-né », d’après cet enseignement, est un « nouveau-damné ». (Du moins, en théorie ; car, en pratique, l’Omnipotent, d’après les théologiens, reste libre de sauver quelques élus. Tel un capitaine de navire qui, pendant la tempête, avant de jeter à la mer un sac de semences, y enfoncerait la main pour saisir une poignée de graines à conserver.)

2° Le dogme traditionnel est contradictoire, également, dans sa notion du salut. D’abord, si tout homme est voué à l’Enfer « en tant que » descendant du premier couple, pourquoi s’occuper de lui « en tant que » vicieux, colérique, buveur ? Sa qualité d’Adamite suffit à le rendre pathétiquement intéressant. – Que si, malgré tout, l’on veut s’inquiéter de lui, non seulement sur le plan métaphysique, mais sur le plan moral, alors voici la contradiction qui se présente. D’une part, on enseigne que l’essence du péché est l’égoïsme ; d’autre part, en conjurant le pécheur terrifié d’échapper à l’Enfer, on surexcite en lui l’amour du moi jusqu’à l’extravagance et à la fureur.

Evidemment, l’appel à fuir les inextanguibles flammes peut aboutir à des résultats plus satisfaisants. Par exemple, pour se mettre en règle avec l’Eternel, un homme s’abstiendra d’alcool ou se privera de vengeance (1).

(1) Ce mouvement psychologique semble esquissé dans l’Oraison dominicale : « Pardonne-nous, ô Père ! comme nous pardonnons ». Mais faut-il, vraiment, retrouver ici le fameux « Donnant-donnant » du patriarche Jacob, dans ses transactions pieuses avec Iahvé ? Le récit de la pécheresse pardonnée projette un rayon révélateur sur la pensée rédemptrice du Sauveur. « Elle a été pardonnée, car elle a beaucoup aimé » ; en d’autres termes : la preuve qu’elle est régénérée par le pardon divin, c’est la gratitude passionnée qu’elle témoigne au messager du Père miséricordieux. A cette lumière, la requête de l’Oraison dominicale : « Pardonne-nous comme nous pardonnons », pourrait signifier : « Nous continuons à implorer ta grâce dont nous vivons, et dont la présence en notre âme se manifeste par des capacités nouvelles et des énergies imprévues ; entre autres, par le pouvoir que nous avons acquis de pardonner ». Sans doute, le Christ enseigna : « Si vous ne pardonnez point, le Père ne vous pardonnera pas non plus » ; le sens grammatical et l’intention pédagogique de ces mots restent clairs. Mais ils sont eux-mêmes plongés dans l’atmosphère de l’Extraordinaire évangélique, et du paradoxe ineffable exprimé dans la doctrine du salut par grâce : « Si vous ne pardonnez point, non seulement le Père ne vous pardonnera plus ; mais, en réalité, il ne vous a pas encore pardonné ; vous n’avez pas été transfigurés par l’héroïque secret de la foi qui sauve, la foi en l’Amour de Dieu. »

Néanmoins, quelle différence entre cet idéal négatif : Ne pas satisfaire sa rancune ! – et cet idéal positif : Aimer l’adversaire, prier pour l’ennemi. Renoncer à frapper autrui, dans le seul espoir de parvenir au Paradis, et en vertu d’un calcul intéressé, est-ce en réalité m’assurer le salut ? Animé de tels sentiments, serais-je capable de respirer dans l’atmosphère du ciel, même si la toute-puissance m’y transportait d’office ? On l’a dit avec raison, si l’avare et le cupide étaient brusquement installés dans la Nouvelle Jérusalem, ils jetteraient un regard de convoitise vers les pavés de la Cité d’or et de cristal. Le ciel est moins un lieu de débarquement qu’un état d’âme, une réalité spirituelle où se retrouvent les esprits capables de communier avec l’Esprit de Jésus. Une âme devenue « céleste », ici-bas, le resterait dans un site nommé « Enfer » ; et une âme devenue « infernale » ne cesserait pas de l’être, dans un endroit nommé « Ciel ».

3° Enfin, si le dogme traditionnel semble contradictoire dans sa notion de Dieu, et dans son idée du Salut, il ne paraît pas indemne de contradiction dans son concept de la Vie elle-même ici-bas, et de la nature humaine. Une certaine doctrine de la Chute et de la perdition universelle en Adam, rend l’existence impossible sur la terre pour les croyants conséquents dans leur croyance ; la seule attitude logique, en effet, consisterait, soit à fuir le monde au fond d’un couvent, soit à faire l’assaut du monde, identifié avec le royaume de Satan. Ces extrêmes se touchent, puisque, dans l’un et l’autre cas, les chrétiens devraient se placer hors du monde, littéralement ; devenir une élite isolée, en marge de la dure condition du genre humain ; celui-ci restant voué, fatalement, à labourer le globe, à l’ensemencer, à moissonner, à moudre le grain, à pétrir la farine, à enfourner la pâte, à vendre le pain aux « parfaits », pour qu’ils puissent, à l’écart, célébrer la Sainte Cène et achever leur salut.

On nous objectera que la doctrine traditionnelle est contenue dans le Nouveau Testament ; elle anime les Epîtres, elle vibre déjà dans l’Evangile. – Elle s’y trouve, en effet ; mais dans quelles proportions ? Presque toutes les erreurs, ici-bas, proviennent d’un manque d’équilibre dans la présentation des vérités diverses qui se combinent, harmonieusement, pour former la Vérité. L’atmosphère physique devient vite irrespirable à nos poumons, dès que l’on modifie le pourcentage varié des gaz qui composent l’air. Il en est de même pour l’atmosphère spirituelle.

L’évangéliste affirme, par exemple, que Jésus reprit, après le Précurseur, la prédication du Royaume de Dieu ; faut-il en conclure que leurs deux messages, superposés, demeurèrent interchangeables ? Quel non-sens ! Aucune église, fidèle à l’esprit du Sauveur, n’oserait condenser la Bonne

Nouvelle dans le monotone et farouche « Sauve qui peut ! » de Jean-Baptiste, alors que retentissait, au désert, le « haut-parleur » d’une doctrine fulminante : « Fuyez la colère à venir ! » Assurément, il est facile de découvrir, dans les paroles du Maître doux et humble de cœur, des accents redoutables, des avertissements qui donnent le frisson ; il proclama, lui aussi, l’imminence du grand Jour et d’un jugement final, Mais une candide lecture des évangiles ne permet point, malgré tout, d’y découvrir la hantise horrifiante du feu éternel ; en réalité, le message révélateur du Fils unique venu du Père, « non pour juger le monde, mais pour le sauver », ruisselait de sérénité, de tendresse et d’espérance, comme la Terre promise « découlait de lait et de miel ».

Il se fit précéder, sur nos rudes sentiers, par la mélodie des Béatitudes. Le Sermon sur la montagne débute par un Hymne à la Joie. Jésus proclama : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice », les perpétuels insatisfaits ! Il n’ajouta point : Malheureux ceux qui brûleront éternellement ! Il déclara : « Venez à moi, et vous trouverez le repos ! » Il ne dit point : « Venez, et vous échapperez à l’Enfer ! » Il avait pitié des multitudes, explique l’évangéliste, « parce qu’elles erraient comme un troupeau sans guide », on ne trouve point cette addition : « Et parce qu’elles se ruaient au gouffre des tourments sans fin. ». Le bon Berger lui-même disait : « Je suis venu chercher et sauver les perdus » – ce qui ne signifie point les « condamnés » au brasier infernal, et encore moins les « prédestinés » à la damnation. Le Christ sauveur s’est comparé à un pâtre, à un médecin ; mais sauver une brebis « perdue », c’est ramener une brebis égarée ; sauver un malade « perdu », c’est guérir un malade en danger. Tel est le cadre où se mouvait la parole imagée du Christ.

L’apôtre Paul, si véhément dans ses appels de sauveteur, et qui, certes, croyait aux sanctions posthumes, s’élevait sans cesse, par la communion avec « le Seigneur Jésus », dans la région morale et religieuse des réalités purement spirituelles. Il définissait le but souverain de son ministère en ces termes : « Présenter à Dieu tout homme devenu parfait en Christ ». Vision magnifique, où la vie éternelle semble s’identifier avec l’épanouissement intégral de toutes les puissances de l’âme humaine.

Quelqu’un répondra : « On ne peut pas « faire la part du feu »… éternel. Vous dites qu’il occupe une petite place dans l’ensemble du Nouveau Testament ? Oui, comme un foyer d’incendie à fond de cale, dans un navire isolé sur l’océan ; mais, dès que la sinistré flamme commence à rougeoyer dans les ténèbres du paquebot, les passagers ne voient plus qu’elle ; ils restent fascinés par la gueule dévoratrice du feu. »

Cette remarque serait applicable à l’Enfer, s’il fallait l’identifier avec une fournaise matérielle : car l’homme reste esclave, dans le domaine sensible, de son imagination ou de ses nerfs. Mais Jésus nous a prémunis contre un pareil cauchemar, dans le passage même où il évoque le châtiment futur, par une double comparaison : celle d’un « feu » inextinguible et celle d’un « ver » immortel. S’il s’agissait là de supplices concrets, il faudrait au moins choisir entre l’un et l’autre, car la zoologie nous apprend que la longévité des annelés est singulièrement abrégée dans un four incandescent.

Les théologiens de l’église romaine, quand ils matérialisent les flammes d’un Enfer éternel, ont soin d’allumer tout à côté les flammes d’un Enfer provisoire, ce qui permet d’adoucir quelque peu l’horreur d’un dogme atroce. Le clergé papal déclare, en effet, qu’il tient les clés du Purgatoire, et que, moyennant prières et finances, il peut abréger, pour les âmes torturées, le séjour purificateur dans le brasier. N’insistons pas sur l’étrange notion d’esprits immatériels qui subiraient une espèce de cuisson, ou de torréfaction, dans un foyer calorifique. Bornons-nous à constater que l’église romaine, sur ce terrain des châtiments futurs, a su découvrir une soupape de sûreté pour les protestations légitimes de la raison, ou les révoltes irrépressibles de la conscience, devant le dogme effroyable des peines éternelles. Beaucoup de théologiens protestants l’ont maintenu hélas ! dans sa brutalité, mais sans contrepoids ; tel prédicateur, célèbre jadis aux Etats-Unis, déclarait à ses auditeurs épouvantés : « Vous êtes suspendus par le Souverain Juge au-dessus du gouffre infernal, comme on tiendrait une araignée au-dessus du feu, avant de desserrer les doigts. »

Des thèses identiques, ou analogues, furent souvent estimées nécessaires au XIXe siècle, dans la chrétienté protestante, pour entretenir le zèle des apôtres modernes, soit qu’il s’agît d’évangéliser la civilisation occidentale, soit qu’ii s’agît d’évangéliser le monde païen. Mais « l’Esprit qui conduit » l’Eglise « dans toute la vérité », n’a cessé d’orienter le message chrétien vers un élargissement de la Bonne Nouvelle. En effet, si l’on croit à une vie future, peut-on nier la possibilité d’un développement des âmes dans l’au-delà ? Dès lors, pourquoi l’éternelle destinée de chaque individu serait-elle irrévocablement fixée, pendant une brève apparition sur notre globe ? Non seulement la longueur des différentes vies, sur la terre, demeure variable, mais leur qualité spirituelle se diversifie à l’infini ; outre les bons et les méchants, il faut compter les amorphes, ceux qui ne sortent pas ici-bas de leur chrysalide, et dont la métamorphose devra s’opérer ailleurs. Cet état d’engourdissement, de rêve éveillé, parfois de somnambulisme, n’empêche point ces multitudes humaines de déployer souvent, sur la terre, beaucoup de tendresse, de courage, et de fidélité au devoir, tel qu’il s’impose à leur conscience plus ou moins éclairée. Faudrait-il marquer toutes ces destinées, une fois achevées ici-bas, du signe fatidique : « Bon pour l’Enfer... » ?

On objectera : Vous brisez le ressort de l’activité missionnaire ! – Nullement. Celle-ci, plus nuancée, devient plus riche, plus passionnante. Les méchants, les vicieux, les iniques subsistent, hélas ! Ils sont , conformément à la théologie traditionnelle. L’évangéliste veut les démasquer, les dénoncer et... les délivrer, les arracher au Mal et à ses conséquences posthumes. D’autre part, quelle tâche inouïe, délicieuse et grandiose, maternelle et rédemptrice, auprès des multitudes ensommeillées, obtuses, qu’il faut arracher à leur léthargie, à leur niaiserie, à leur mélancolie diffuse pour les initier à la véritable vie, aux joies et aux frémissements de l’Esprit, à la « glorieuse liberté des fils de Dieu » ! Quelles initiations possibles ! Quelles résurrections promises !... Comment ne pas répéter avec saint Paul : « Malheur à moi si je n’évangélise ! »

On a donc tort d’enseigner que l’activité du messager chrétien manque de nerf et, d’héroïsme, dès qu’elle cesse d’être inspirée par le dogme des peines éternelles.

William Booth, l’évangéliste, et François Coillard, le missionnaire. l’ont peut-être affirmé théoriquement. Leur apostolat est d’autant plus intéressant à étudier. Car ils ont fait une large part, dans leur ministère, à l’idéal nouveau qui s’empare de la chrétienté ; ils ont agi comme s’ils admettaient la notion morale du salut. Le « sauvé » ne serait pas, avant tout, celui qui arrive quelque part, ou qui obtient quelque chose, mais celui qui devient quelqu’un. Le salut n’est pas une question de « sécurité », mais de « sainteté », – c’est-à-dire d’inspiration, de consécration, de nouvelle naissance. La vie actuelle, vécue d’une certaine manière, et dans un certain esprit, c’est déjà la « vie éternelle ».

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant