Etant donnée la variété infinie des devoirs, il est permis de se demander s’il n’y a pas quelque chance que deux obligations contradictoires se heurtent dans un même moment, que deux buts légitimes, se rencontrant sur le même point, se repoussent ; en d’autres termes, si les collisions de devoirs ne sont pas admissibles.
Plusieurs ont tranché cette question par l’affirmative et proposé diverses solutions des difficultés qu’elle soulève. C’est ainsi que les devoirs furent divisés en devoirs généraux et particuliers, et il était entendu que les devoirs particuliers et hypothétiques devaient céder le pas aux devoirs généraux et catégoriques : le devoir de dire la vérité, par exemple, pouvait être subordonné à celui de sauver sa vie ou celle de ses semblables ; les devoirs de citoyen pouvaient entrer en conflit avec ceux de membre de la famille.
Nous examinerons d’abord si a priori il peut y avoir des collisions de devoirs ; si l’affirmative peut s’accorder avec les principes établis jusqu’ici ; puis, le principe général étant posé, nous en tirerons les conséquences relativement aux diverses collisions qui peuvent être signalées ; et nous rechercherons enfin de quelle nature sont les causes de ces collisions, donnant ainsi la contre-épreuve des résultats obtenus a priori.
Or, le devoir étant, selon notre définition précédente, la détermination de la loi dans le cas particulier, le caractère d’unité de la loi exclut d’avance toute collision réelle de devoirs, et nous devrons laisser à la casuistique le soin d’en dresser le registre. Ou bien la loi est une, et alors elle est harmonique dans toutes les conséquences de son principe ; ou bien ces conséquences sont susceptibles de se heurter et de se repousser mutuellement, et il nous faut renverser le résultat obtenu précédemment, que la loi est une, parce qu’elle est spirituelle ; il faudra dire au contraire qu’elle varie avec les accidents extérieurs, au gré du caprice de la succession et du croisement des cas dont ma carrière se compose. La loi est donc inapplicable, puisqu’elle n’est pas toujours applicable ; hors de l’unité de la loi morale, il n’y a plus de loi morale.
Comme a non posse ad non esse valet consequentia, il se trouvera que les collisions qu’on nous signale se sont produites non pas entre un devoir réel et un devoir réel, mais soit entre un devoir réel et un devoir apparent ; soit entre un devoir actuel et un devoir périmé ; soit entre deux devoirs valables, l’un dans la sphère que j’occupe et l’autre dans celle que je n’occupe pas ; soit enfin, ce qui est la forme la moins justifiable de ces collisions apparentes, entre un devoir et un penchant.
Un des exemples de collisions qui se présente le plus naturellement à l’esprit et qui peut paraître aussi le plus embarrassant à celui qui les nie en principe, ressortit à la troisième alternative indiquée, le cas du chrétien juge ou magistrat. Le disciple de la charité de Christ peut-il administrer la justice humaine, qui est d’essence étrangère à l’ordre de la charité ? Les causes de la justice et de la charité peuvent-elles être représentées simultanément et pour ainsi dire juxtaposées chez le même personnage sans se dévorer l’une l’autre ? Je réponds : Oui ! Car il n’y aurait conflit entre les deux principes que si l’administration de la justice humaine était une affaire de vengeance personnelle ou sociale. Il n’y a donc ici que superposition, non pas contrariété d’obligations. Il est vrai que le juge chrétien ne prononce pas la sentence au nom de la charité, mais la charité pour son prochain coupable et malheureux peut et doit exister dans son cœur à l’instant même où sa bouche, guidée par sa conscience, prononce la sentence au nom de la justice.
Le cas le plus fréquemment cité peut-être des collisions possibles de devoirs est celui du mensonge officieux (en allemand Nothlüge) qui sera examiné en détail dans le chapitre traitant du devoir chrétien dans le langagea.
a – Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, la morale des héros du roman idéaliste supprime les collisions de devoirs, en transformant la faute en vertu : « J’ai menti, dit Bellah, une des pures créations d’Octave Feuillet, puisqu’il faut vous le dire. Je n’ai pas à m’excuser de ce mensonge ; les fautes que le devoir commande, il les élève au niveau des vertus. » (Bellah, p. 447.)
Un cas particulièrement difficile aussi, dans la vie du Seigneur, au point de vue qui nous occupe, est celui du conflit entre sa double qualité de maître et de serviteur de la théocratie, relaté Matthieu 17.24. Comme Israélite, il devait l’impôt du temple ; il ne le devait pas comme Fils de Dieu ; le payer eût été porter atteinte à cette qualité supérieure ; ne pas le payer, c’était scandaliser ceux qui n’étaient pas en position de le connaître. Ce fut à sa science supérieure, inhérente à cette qualité même, à résoudre le problème.
Les causes les plus fréquentes de prétendues collisions de devoirs nous paraissent se ramener à deux : la fausse appréciation du devoir actuel et la négligence du devoir antérieur.
L’appréciation erronée du devoir actuel peut se présenter sous trois formes, selon que l’erreur d’appréciation du cas actuel réside dans une interprétation trop large ou trop étroite du principe général qui préside à ce cas ; ou dans une fausse interprétation du cas concret et de la capacité morale de l’agent ; ou enfin dans une fausse et inopportune application du principe général au cas particulier.
Nous disons que les cas d’interprétation soit latitudinaire, soit rigoriste du principe général, engendreront des collisions de la première forme, se traduisant soit par la dureté et l’étroitesse envers soi-même et envers le prochain, soit par l’infidélité morale. Tel serait le cas où le commandement d’aimer mes parents et de leur obéir m’entraînerait à violer le précepte du Seigneur, Luc 14.26 ; ou bien celui où le respect de l’institution sabbatique m’empêcherait de faire du bien à un malheureux. Ici, par exemple, il faudrait rappeler la norme posée Marc 3.4, selon laquelle l’alternative se pose non pas entre faire du bien ou n’en pas faire, sauver ou ne pas sauver, mais faire du bien ou du mal, sauver ou perdre. De même encore Jésus en appelle à ses adversaires eux-mêmes pour leur faire avouer que le service de Dieu n’est pas exclusif du service de César, s’il est vrai que je doive à l’un mon cœur et à l’autre mon argent (Matthieu 22.17-22).
La seconde variété des collisions, celle naissant d’une appréciation erronée de ma capacité, se présentera dans le cas, par exemple, où une vocation étant reconnue bonne, utile et nécessaire en soi, je surfais ou je déprécie la capacité dont je dispose.
Dans le premier cas, où je présume trop de moi-même, je pèche par ambition, bravade, usurpation du poste d’autrui ; et par là, négligeant mon devoir propre, strict et direct pour me substituer à autrui, je cause un double dommage à moi-même, distrait de ma tâche providentielle, et à autrui, écarté violemment de la sienne. C’est le cas de la charge sans le don, caractérisé par l’apôtre par les verbes ὑπερφρονεῖν, τὰ ὑψηλὰ φρονεῖν (Romains 12.3,16).
Ou bien, au contraire, la juste défiance que m’inspire à moi-même mon infirmité propre, en présence du devoir à remplir et de la tâche qui m’est providentiellement préparée (Éphésiens 2.10), se tourne en méfiance à l’égard du secours supérieur offert à quiconque le demande. Il y a ici la charge et le don, mais sans la foi, d’où il résultera que je me frustrerai moi-même du privilège attaché à l’accomplissement de la tâche qui m’est destinée. C’est l’esprit de timidité (πνεῦμα δειλίας 2 Timothée 1.7). Telles les premières réponses de Moïse à la vocation divine, Exode 3 (sur la paresse, le manque de zèle, comp. Romains 12.11 ; Galates 6.9).
L’appréciation erronée du devoir actuel peut résulter, en troisième lieu, avons-nous dit, d’une fausse application du principe général au cas particulier ; c’est-à-dire qu’étant donné un principe vrai, et l’appréciation vraie aussi du cas individuel, une fausse application de l’un à l’autre reste possible.
Cela arrivera, par exemple, si, étant donnée une tâche providentielle d’un côté, la capacité individuelle de l’autre, je néglige de m’enquérir du moment et du lieu où cette tâche m’a été non seulement destinée, mais préparée (Éphésiens 2.10), et où, à l’exclusion de tout autre moment et de tout autre lieu, elle doit être entreprise. Moïse, le premier, dut apprendre que ce n’est pas tout de faire le bien, qu’il faut le faire au bon moment (Exode 2.15).
Nous avons indiqué comme seconde cause de collisions la négligence du devoir antérieur. Lorsque, par omission ou commission, je suis entré dans une fausse voie, il est inévitable qu’elle m’amène à ce qu’on appelle vulgairement de fausses positions, celles où j’aurai tort, quelque parti que je prenne ; car, ayant manqué l’occasion, désormais disparue, de remplir le devoir qui m’était échu, je me vois condamné à cette heure ou à l’inaction, ou à une activité résultant d’obligations ou fictives ou dérivées de la situation créée par ma faute. Mais cette conséquence, bien loin d’être imputable à l’insuffisance de la loi morale, achève d’en sanctionner la sainteté, l’inviolabilité et l’harmonie. Cette impossibilité où se trouve quiconque s’est écarté du droit chemin, de retrouver l’accord entre sa nature et sa destinée, est la première revanche du droit lésé, et l’autorité de la loi est glorifiée par les conséquences des atteintes qui lui sont portées.
En effet, le faux parti qui a été pris à un moment donné, non seulement a déterminé l’emploi de ce moment-là, mais est allé se répercutant sur tous ceux qui lui succèdent ou en dérivent, et le retour à la bonne voie elle-même ne saurait jamais racheter entièrement le temps perdu et abolir les conséquences matérielles de la faute. Seule la grâce de Dieu, qui pardonne et qui régénère, peut replacer le pécheur dans une nouvelle voie, qui, pour n’être pas identique à celle qu’il devait primitivement suivre, est redevenue normale cependant, en ce que les chances de collisions en sont de nouveau écartées.
Nous avons été heureux de consulter sur la question qui nous occupe le sentiment d’un juriste éminent, et de plus foncièrement chrétien, de l’Allemagne contemporaine, dans un discours tenu à Leipzig à la Société de la Mission intérieure.
Après avoir défini la loi dans le même sens où nous l’avons fait nous-même, comme l’expression de la vraie fin de l’être, l’harmonie parfaite de l’être avec sa destination, et le devoir comme la détermination particulière de la loi, l’auteur commence par repousser en principe, et dans d’excellents termes, toute collision de devoirs : Le devoir est la loi morale appliquée ; la réclamation concrète qui nous est adressée ; celle qui, parmi les possibilités d’action qui s’offrent à notre choix, désigne celle qui répond parfaitement à la loi morale. Cela implique que le devoir, comme notre action, ne peut être qu’unique dans chaque moment. Une scission des devoirs entraînerait avec soi une scission de la loi elle-même. La question de la collision des devoirs se résout dans celle de la connaissance du devoir actuel et uniqueb.
b – Wach, Der Widerstreit der Pflichten. Leipzig (sans date), p. 12.
Qui ne croirait après cela que l’auteur rejette résolument toute collision de devoirs ? Il n’en est rien, et la seconde partie de son discours est employée à leur faire une place dans l’existence actuelle, en restreignant l’interdiction précédente à un ordre de choses absolument normal. Et parmi les causes actuelles de collisions, il indique non seulement une faute antérieure commise par le sujet lui-même, ainsi que nous l’avons fait, mais celle commise par autrui ; et ce n’est pas sans surprise que nous avons la la conclusion suivante d’un paragraphe établissant que la pauvreté n’autorise pas le vol. « Une seule chose doit être concédée, savoir que celui qui, pour sauver sa vie ou celle des siens, prend ce qui lui est le plus nécessaire dans le bien d’autrui, a été entraîné dans un excusable conflit de devoirs par la dureté de ses semblables. Qu’il se laisse par raison de probité périr lui et les siens, nous admirerons l’héroïsme, mais sans pouvoir louer sa rigidité morale. Vole-t-il, nous ne saurions trouver son action parfaite, mais non pas rejetable non plus. Cette scission qui, quelle qu’en soit la conclusion, donne toujours un résultat moralement imparfait, est une collision de devoirs. »
Non, répondons-nous, c’est la collision de l’extrême misère et du devoir de respecter le bien d’autrui.
Martensen fait à la doctrine critiquée une concession toute semblable dans le passage suivant :
« La plupart des critiques modernes rejettent la possibilité des collisions de devoirs, et affirment que ce que l’on nomme ainsi n’est en réalité que la collision d’un devoir et d’un penchant ou de deux intérêts, mais non pas de deux devoirs. Ils affirment de même qu’il n’y a dans chaque cas qu’un parti à prendre, et que tout ce qui apparaît comme devoir ne peut à ce moment-là prétendre à aucun droit. Nous accordons qu’au sens propre du mot, et à considérer la chose à un point de vue idéal et objectif, les devoirs ne sauraient se heurter, car il est impossible que les exigences que le Bien, c’est-à-dire au fond la volonté de Dieu, pose à notre volonté se contredisent mutuellement au lieu d’être parfaitement d’accord. Dans un monde absolument normal, il ne saurait donc y avoir de collisions de devoirs. Mais comme le développement actuel n’est pas normal et que le temps où nous sommes est dans le désordre, nous devons admettre la possibilité de collisions de devoirs, non pas en soi sans doute, mais pour le sujet impliqué dans les circonstances du temps. La plupart des conflits de devoirs se produisent naturellement sur le sol du paganisme, parce qu’ici le péché a troublé les notions morales. La tragédie grecque se meut en grande partie dans le conflit des différentes obligations… (Non ! dirons-nous, mais de la fatalité et de la responsabilité humaine.) Des collisions de cette importance ne peuvent du tout pas se produire dans le monde chrétien, parce que les notions morales sont autres. Et cependant les collisions de devoirs n’ont pas entièrement disparu et ne disparaîtront pas non plus, aussi longtemps que l’œuvre de la rédemption n’aura pas complètement pénétré le développement de la liberté morale. Dans le cours ordinaire de la vie, ce genre de collisions a le plus fréquemment sa raison d’être dans une infidélité antérieure, ou en général dans le fait que la vie n’est pas organisée d’après un principe téléologique… »
Nous avons déjà répondu qu’il y a conflit non entre deux devoirs, mais entre le devoir réel et une nécessité créée par nous-mêmes.
A tous ces égards, et bien que sa tâche fût la plus complexe qui pût être dévolue à un homme, Jésus a été un modèle accompli. Pour ne rencontrer aucune collision de devoirs, son secret a été de remplir à chaque moment la tâche de ce moment, de ne faire que celle-là, et de la faire tout entière, telle qu’elle lui était montrée d’en-haut (Jean 5.20).
Les deux grands principes de toute activité saine et bien ordonnée se trouvent formulés par lui-même dans deux paroles, que M. Godet rapproche ingénieusement et interprète l’une par l’autre en ces termes : « Cette parole (Jean 11.9) se trouve être pour le fond et pour la forme le pendant de celle par laquelle Jésus motivait la guérison de l’aveugle-né (Jean 9.4). Là, c’était le soir ; il voyait le soleil toucher à l’horizon. Je ne puis pas, disait-il, perdre un moment du temps qui me reste pour éclairer les hommes. Ici, au matin, il dit : Le temps qui m’est donné me suffit pleinement Je ne dois pas chercher à ajouter au jour de ma vie une seule heure. Dans ces deux mots : Ne rien perdre et ne rien ajouter, se résume certainement le devoir de l’homme par rapport à sa vie terrestrec. »
c – Commentaire sur l’Évangile selon saint Jean.
Jésus a fait chaque chose en son temps, sans précipitation et sans lenteur. Il n’a jamais couru et n’a jamais été retardé (non pas même Jean 11.6). Il n’a jamais permis au devoir d’hier d’empiéter sur celui d’aujourd’hui, ni à celui d’aujourd’hui d’anticiper sur la tâche de demain. Il s’est laissé arrêter quand il le fallait, et n’a jamais cru perdre son temps à accomplir une œuvre inattendue, lorsqu’elle lui était montrée et préparée (Luc 8.43) ; et c’est dans cette harmonie et cette subordination continuelles qu’il a pu donner à sa carrière cette unité et cette efficacité que ses ennemis eux-mêmes n’ont pu lui ravir. Pour lui comme pour les autres hommes, dans sa conduite comme dans ses réponses, il n’y a jamais eu qu’un devoir direct, et la loi et la volonté de son Dieu lui ont toujours paru parfaitement d’accord avec la nature humaine et avec elles-mêmes.
Les deux causes de collisions que nous venons d’examiner sont donc subjectives ; elles n’existent pas dans la loi ; et la question de principe n’eût pas même été posée, si l’on eut toujours maintenu le juste rapport entre la loi qui est une, universelle et absolue, et le devoir qui est la détermination de la loi dans le cas concret.