Au mois de juillet 1532, Farel retourna à Grandson. Plusieurs des croyants de cette ville s'étaient offerts pour aller prêcher l'Évangile, le réformateur et quelques-uns des plus anciens évangélistes venaient les examiner afin de s'assurer s'ils étaient suffisamment versés dans les Ecritures. Ils passèrent quelques jours à Grandson à lire la Bible et à prier ensemble. Pendant ce temps, on vint dire à Farel que deux inconnus demandaient à lui parler. C'étaient des hommes au teint brun, à l'air étranger, mais qui parlaient le français correctement. Ces braves gens venaient des Vallées vaudoises. Ils eurent bientôt raconté leur histoire : « A une époque très reculée, dirent-ils, lorsque l'empereur Constantin voulut unir l'Église de Dieu au monde païen, nos pères refusèrent d'être au nombre de ceux qui acceptèrent ce mélange. Ne voulant pas servir deux maîtres, ils se réfugièrent dans les vallées retirées des hautes montagnes du Piémont, et c'est là que nous, leurs enfants, nous avons toujours vécu. Nous ne nous sommes jamais soumis au pape, nous n'avons pas eu d'autres instructions que celles de la Bible et par conséquent nous n'adorons ni les saints, ni les images, ni l'hostie, de sorte qu'on nous appelle des hérétiques et des infidèles. »
A l'époque où naquit Farel, le pape avait envoyé une armée contre les Vaudois, et quatre mille de ces fidèles témoins furent massacrés dans leurs montagnes. Il y avait dans le nombre quatre cents petits enfants qui furent mis à mort, tandis que le petit Guillaume dormait tranquillement dans son berceau aux Farelles. Quatre-vingt-dix ans auparavant les bandes du duc de Savoie avaient aussi attaqué les Vaudois à Noël, et quatre-vingts petits enfants furent trouvés gelés dans les bras de leurs mères qui étaient tombées mortes sur la neige en se sauvant. Mais ni le duc de Savoie ni le pape, n'avaient pu détruire complètement les Vaudois.
Ils apprirent qu'il se passait en France, en Allemagne et en Suisse des choses étonnantes, à savoir que Dieu avait suscité des prédicateurs qui annonçaient le même antique Évangile pour lequel ils souffraient et mouraient. Ils décidèrent d'envoyer un de leurs pasteurs, Martin Gonin, à la plaine, pour savoir si ce qu'on leur disait était vrai. Descendu des Hautes Alpes, Gonin ne tarda pas à rencontrer les évangélistes ; il revint dans ses montagnes chargé de traités et de bonnes nouvelles à répandre parmi ses frères. Lorsque ceux-ci eurent entendu ses récits et lu les traités qu'il avait apportés, ils déléguèrent deux autres Vaudois en Suisse pour faire la connaissance des réformés et demander leur communion fraternelle.
George Morel et Pierre Masson étaient les deux nouveaux délégués, ils étaient aussi des pasteurs ou barbes, comme on les appelait. Ils se rendirent d'abord à Bâle et demandèrent à voir Œcolampade. Le réformateur fut aussi heureux que surpris lorsque ces simples montagnards lui racontèrent leur histoire et lui montrèrent les parchemins sur lesquels ils avaient écrit leur confession de foi. En voici un extrait : « Christ est notre vie, notre vérité, notre paix, notre justice, notre berger, notre avocat, notre victime, notre souverain sacrificateur. Il est mort pour le salut des Croyants. » Œcolampade regardait ces hommes avec joie et avec étonnement. « Je rends grâce à Dieu, dit-il. de ce qu'Il vous a accordé autant de lumière. »
Les amis d'Œcolampade vinrent chez lui pour voir ces montagnards, gardiens de l'Évangile et de la Bible depuis tant de siècles. Mais en les questionnant d'une manière plus approfondie, ils ne furent pas entièrement satisfaits de leurs réponses. Les Vaudois avouèrent entre autres que, par crainte des catholiques et pour l'amour de la paix, ils laissaient baptiser leurs enfants dans les églises papistes et qu'ils allaient quelquefois à la messe. Ces concessions ne plurent pas au fidèle Œcolampade. « Christ n'a-t-il pas tout accompli sur le Calvaire ? demanda-t-il à ses nouveaux amis. En disant amen à la messe du prêtre, vous reniez la grâce de Jésus-Christ. » Les barbes pensaient aussi que l'homme naturel a un fond de bonté qui le rend capable de faire le bien. Œcolampade leur répondit que les bonnes œuvres ne peuvent procéder que du St-Esprit. Les barbes ne s'offensèrent nullement de ces observations. Ils convinrent humblement de leur ignorance et demandèrent à être enseignés.
« Il nous faut éclairer ces chers frères, dit Œcolampade à ses amis, et surtout les aimer. » Les délégués vaudois firent donc un petit séjour à Bâle où ils jouirent en paix des lumières d'hommes pieux. Malheureusement en retournant dans leurs montagnes, leur pieuse conversation attira sur eux l'attention de quelques papistes à Dijon ; ils furent arrêtés et jetés en prison. George Morel réussit à s'échapper, mais Pierre Masson fut condamné et mis à mort.
La tristesse fut grande dans les vallées vaudoises, lorsque Morel revint seul ; cependant chacun était impatient d'entendre les nouvelles qu'il apportait. Il donna un récit de tout ce qu'il avait vu et entendu, sans omettre les répréhensions d'Œcolampade à l'égard de leurs rapports avec Rome. Les barbes se divisèrent alors ; les uns pensaient que le réformateur de Bâle avait raison, les autres voulaient continuer à faire des concessions aux papistes. On décida qu'il y aurait une réunion de tous les barbes pour examiner cette affaire. Mais ne parvenant pas à s'entendre, ils envoyèrent deux des leurs en Suisse avec mission de voir Farel et de le ramener avec eux, si possible. Le récit de ce qui précède fut fait à Farel par les délégués vaudois, l'un d'eux était Martin Gonin, que nous avons déjà mentionné. « Et maintenant, dirent les barbes en terminant, voulez-vous nous accompagner dans nos vallées, et tous nos collègues se réuniront pour entendre ce que vous aurez à leur dire ? » Farel accepta volontiers ; l'un de ses compagnons, Antoine Saunier, offrit d'aller avec lui.
Les amis de Farel furent consternés lorsqu'ils entendirent parler de ce lointain voyage. Le Parlement d'Aix-les-Bains venait de décréter une nouvelle persécution contre les Vaudois. Les prisons de la Savoie et du Piémont se remplissaient de ces fidèles martyrs. Farel aurait à traverser les états du duc de Savoie, ennemi acharné de la vérité, et auprès duquel la protection de Berne lui serait inutile.
Rien ne put ébranler Farel ; la gloire de Jésus-Christ étant en cause, il ne se laissa arrêter par aucun danger. Au milieu d'août, il était prêt à partir. Les barbes semblent avoir pris les devants pour faire savoir à leurs frères le succès de leur mission. Aussitôt quelques Vaudois allèrent à la rencontre des voyageurs, afin de les guider dans les sentiers détournés pour échapper à l'ennemi. On croit que Farel et Saunier prirent avec eux Robert Olivétan, évangéliste français, qui avait étudié à Paris. C'était un cousin du célèbre Jean Calvin de Noyon, en Picardie, dont le nom viendra plus tard dans cette histoire.