(65) Mais il insiste. « Pourquoi donc, dit-il, s'ils sont citoyens, n'adorent-ils pas les même dieux que les Alexandrins ? » A quoi je réponds : « Pourquoi aussi, bien que vous soyez tous Égyptiens, vous livrez-vous les uns aux autres une guerre acharnée et sans trêve au sujet de la religion[1] ? (66) Est-ce que pour cela nous ne vous donnons pas à tous le nom d'Égyptiens, et vous refusons-nous plus qu'à tous les autres celui d'hommes, parce que vous adorez des animaux hostiles à notre nature, et que vous les nourrissez avec un grand soin, alors que toute la race humaine semble une et identique[2] ? (67) Mais s'il y a entre vous Égyptiens de telles différences d'opinions, pourquoi t'étonnes-tu que des hommes, venus d'un autre pays à Alexandrie, aient conservé sur cette matière leurs lois primitivement établies ? (68) — Il nous accuse encore de fomenter des séditions. En admettant que le grief fût fondé contre les Juifs établis à Alexandrie, pourquoi fait-il à ceux d'entre nous qui sont établis partout ailleurs un crime de leur concorde bien connue ? (69) Et puis, il est facile de reconnaître que, en réalité, les fauteurs de séditions ont été des citoyens d'Alexandrie du genre d'Apion. En effet, tant que les Grecs et les Macédoniens furent maîtres de cette cité, ils ne soulevèrent aucune sédition contre nous, et ils toléraient nos antiques solennités. Mais quand le nombre des Égyptiens se fut accru parmi eux par le désordre des temps, les séditions se multiplièrent sans cesse. Notre race, au contraire, demeura pure. (70) C'est donc eux qu'on trouve à l'origine de ces violences, car le peuple était loin désormais d'avoir la fermeté des Macédoniens et la sagesse des Grecs ; tous s'abandonnaient aux mauvaises mœurs des Égyptiens et exerçaient contre nous leurs vieilles rancunes. (71) C'est, en effet, du côté opposé qu'a été commis ce qu'ils osent nous reprocher. La plupart d'entre eux jouissent mal à propos du droit de cité alexandrin, et ils appellent étrangers ceux qui sont connus pour avoir obtenu des maîtres ce privilège ! (72) Car les Égyptiens, à ce qu'il semble, n'ont reçu le droit de cité d'aucun roi, ni, à notre époque, d'aucun empereur[3]. Nous, au contraire, Alexandre nous a introduits dans la cité, les rois ont augmenté nos privilèges et les Romains ont jugé bon de nous les conserver à jamais. (73) Aussi, Apion s'est-il efforcé de nous décrier auprès d'eux sous prétexte que nous ne dressons pas de statues aux empereurs. Comme s'ils ignoraient ce fait ou avaient besoin d'être défendus par Apion[4] ! Il aurait mieux fait d'admirer la grandeur d'âme et la modération des Romains, qui n'obligent pas leurs sujets à transgresser leurs lois héréditaires, et se contentent de recevoir les honneurs qu'on leur offre sans manquer à la religion ni à la loi. Car il n'y a point de charme dans les honneurs rendus par nécessité et par force. (74) Ainsi les Grecs et quelques autres peuples croient qu'il est bon d'élever des statues ; ils prennent plaisir à faire peindre le portrait de leurs pères, de leurs femmes et de leurs enfants ; quelques-uns vont jusqu'à acquérir les portraits de gens qui ne les touchent en rien ; d'autres font de même pour des esclaves favoris. Est-il donc étonnant qu'on les voie rendre aussi cet honneur à leurs empereurs et à leurs maîtres ? (75) D'autre part, notre législateur [a désapprouvé cette pratique], non pour défendre, comme par une prophétie, d'honorer la puissance romaine, mais par mépris pour une chose qu'il regardait comme inutile à Dieu et aux hommes, et parce qu'il a interdit de fabriquer l'image inanimée de tout être vivant et à plus forte raison de la divinité, comme nous le montrerons plus bas. (76) Mais il n'a pas défendu d'honorer, par d'autres hommages, après Dieu, les hommes de bien ; et ces honneurs, nous les décernons aux empereurs et au peuple romain. (77) Nous faisons sans cesse des sacrifices pour eux et non seulement chaque jour, aux frais communs de tous les Juifs[5], nous célébrons de telles cérémonies, mais encore, alors que nous n'offrons jamais d'autres victimes en commun…, nous accordons aux seuls empereurs cet honneur suprême que nous refusons à tous les autres hommes. (78) Voilà une réponse générale à ce qu'a dit Apion au sujet d'Alexandrie.
[1] Josèphe songe aux conflits qui opposaient les adeptes de cultes locaux antagonistes (Plutarque, De Iside, 72 ; Juvénal, Sat. XV, 33-92).
[2] L'idée paraît être que les Égyptiens, en adorant des animaux hostiles à l'espèce humaine, manquent à la loi de solidarité entre les hommes.
[3] Cf. plus haut § 41 et la note.
[4] On se rappelle la crise soulevée par la prétention de Caligula de faire ériger sa statue dans le temple de Jérusalem.
[5] Au temple de Jérusalem on sacrifiait deux fois par jour pour le salut de l'Empereur et du peuple romain (Guerre, II, 197). Mais il semble que ce fût aux frais de l'empereur (Philon, Leg. ad Caium, § 157).