Pour plus de clarté, nous aborderons l’étude de cette question sous le triple aspect suivant :
- Jésus-Christ, solidaire de l’humanité.
- Le croyant, solidaire de Jésus-Christ.
- Dieu, soutien de cette double solidarité.
Nous n’avons plus à nous demander ce qu’est Jésus-Christ nous l’avons appris et nous le savons par notre christologie ; il ne nous reste plus qu’à le rappeler (en y renvoyant pour la justification de nos thèses). Jésus-Christ, au point de vue physico-psychique, est l’individualité spécifique, l’homme-humanité, portant en lui l’espèce entière, et par là même en relations intimes avec toute l’espèce ; il est le second Adam. Au point de vue moral, il est l’homme normal, l’homme saint, l’homme tel qu’il est dans la pensée de Dieu, l’homme que nous devrions être. Ceci c’est le côté humain. Du côté divin, Jésus-Christ est la manifestation d’une action divine spéciale et particulière dans le monde. C’est de cette action qu’il tient sa mission et d’abord son être. Son être, comme le nôtre, est la personnalisation humaine d’une action divine. Mais ils se distingue de nous, individus isolés, fragmentaires et fils du premier Adam, en ce que l’action divine, dont il relève est une action seconde par rapport à celle dont nous relevons nous-mêmes, une action spéciale, plus directe et plus intense, et en ce que l’humanité qui répond en lui à cette action est à la fois normale et spécifique (ce qu’elle n’est pas en nous, où elle est individuelle et anormale).
a) La nature psychique et normale de Jésus-Christ, base de ses capacités solidaires.
Ceci posé et rappelé, qu’en résulte-t-il au point de vue de la solidarité de Jésus-Christ et de notre humanité ? Il en résulte deux choses, c’est que Jésus-Christ est plus solidaire qu’aucun de nous de l’humanité, d’abord en vertu du caractère spécifique de son humanité psychique, ensuite, en vertu du caractère normal de son humanité morale.
Comme individus, nous tenons sans doute à l’espèce par un indissoluble lien ; tous nos actes sont humains, toutes nos pensées, toutes nos affections, toutes nos volontés sont humaines, c’est-à-dire portées, soutenues par l’espèce qui en fournit la matière première et qui en détermine la commune mesure ou le commun dénominateur, si je puis m’exprimer ainsi. C’est par l’espèce que chaque individu est identique à tout individu. Mais cette identité, chez nous, simples individus, simples exemplaires de la race, est plus faible qu’elle ne l’est en Jésus-Christ. Nous sommes les rameaux extrêmes du grand arbre humain, nous n’en représentons qu’un fragment, un fragment partiel et limité par les limites mêmes de notre individualité. De là nos différences profondes les uns d’avec les autres, nos imperfections et nos lacunes humaines. Tous les caractères, toutes les aptitudes, toutes les énergies de l’humanité ne se retrouvent pas au même degré en chacun de nous.
Il en est autrement chez Jésus-Christ… Il est au tronc ce que nous sommes aux rameaux de l’arbre. Son individualité n’est pas différenciée comme la nôtre, elle n’est pas périphérique ; elle est centrale. Je rappelle ici que le ministère de Jésus correspond à son individualité spécifique : il n’a pas été un homme engagé dans une carrière spéciale, réalisant une des fonctions particulières de l’humanité ; il fut l’homme engagé dans la carrière, réalisant la fonction humaine ; l’homme moral et religieux, engagé dans la carrière morale et religieuse réalisant la fonction religieuse et morale de l’humanité8. De ce caractère indéterminé, essentiel, central et par là même typique, résulte une capacité solidariste avec l’ensemble des individus, c’est-à-dire avec l’espèce, infiniment plus grande, plus intense que celle que nous possédons9.
8 – Si vous voulez, Jésus-Christ c’est la nature humaine individualisée sous la forme unique et dans la seule fonction morale et religieuse. La personne de Jésus n’est individuelle que moralement et religieusement. Or, comme le caractère moral et religieux, comme la fonction morale et religieuse sont essentiels à l’humanité, constituent ce que l’humanité a de permanent et d’immuable, ils restent en Jésus-Christ accessibles à tout individu, en même temps que normatifs de toute individualité humaine.
9 – Voir ce que nous avons dit de l’universelle, de l’absolue, et de l’immédiate sympathie dont Jésus est susceptible de la part de tout homme, en tout lieu, en tout temps (tome II.). Cette sympathie, c’est la solidarité même.
Mais ce n’est pas tout, et voici le second côté par lequel Jésus-Christ réalise une solidarité plus étroite avec l’humanité qu’aucun de nous. Non seulement il est l’homme spécifique, il est encore l’homme normal. Son caractère moral ajoute à sa nature psychique une puissance solidariste de premier ordre et la consacre. Il réalise toute l’idée de l’homme. C’est dire que sous cet angle encore, celui du devoir, de la destination morale, il est plus près qu’aucun de nous de l’humanité ; par conséquent plus susceptible et plus capable de solidarité. Qu’est-ce en effet qu’être moralement anormal ou normal ? Etre moralement anormal, c’est dévier de l’humanité, s’en écarter, s’en éloigner, et par conséquent rompre, pour autant que cela est possible sans cesser d’être homme, avec la solidarité humaine. Cela apparaîtra d’une manière bien frappante si nous considérons que l’anormalité morale, c’est l’égoïsme. Or l’égoïsme est précisément le désaveu, la rupture de la solidarité humaine ; le contraire de l’amour qui veut et qui aime la solidarité. Tandis que être moralement normal, c’est réaliser l’humanité dans ce qu’elle a de constitutif et d’éternel, c’est s’identifier avec elle ; ce n’est pas seulement être saint individuellement, c’est être saint, socialement, c’est-à-dire dire vouloir, désirer la sainteté d’autrui. Or vouloir, désirer la sainteté d’autrui, c’est l’amour ; aimer c’est vouloir et désirer la solidarité. « L’amour », dit l’apôtre, « accomplit la loi ». Quelle loi ? Celle de la solidarité.
Tandis donc que nous ajoutons à notre individualisme naturel (celui qui fait de nous un fragment d’humanité) un individualisme moral (égoïsme) par lequel nous réduisons à son minimum la part (si petite déjà) de solidarité humaine que nous devons réaliser, Jésus-Christ au contraire ajoute au caractère spécifique de son humanité naturelle, le caractère normal de son humanité morale, double caractère en vertu duquel il porte à son maximum d’intensité et d’universalité le lien de la solidarité humaine. Ceci résulte de nos thèses christologiques envisagées sous l’angle solidariste. Tout nous prépare donc à voir se réaliser en Jésus-Christ une solidarité portée à la puissance suprême et au degré absolu. Il est en quelque sorte le héros prédestiné de la solidarité. Si elle ne s’accomplit point et si elle ne s’achève point en lui, elle ne s’accomplira et ne s’achèvera nulle part. Lui seul entre tous les êtres humains remplit l’ensemble des conditions nécessaires à son exercice.
Ceci posé, voyons maintenant comment cette solidarité se réalise effectivement. Notre attention se portera naturellement sur le domaine moral et religieux qui est le domaine par excellence de l’homme normal, et dans ce domaine lui-même sur la solidarité de Jésus-Christ avec le mal et la souffrance, qui est la sphère propre de la rédemption. En tant qu’homme normal, Jésus entre en effet dans une double relation avec l’humanité. Une relation de sympathie pure, directe, spontanée : sympathie pour tout ce qui est vrai, juste, sain et bon dans l’humanité. Cette solidarité-là, nous n’y insisterons pas. Elle est trop évidente, trop naturelle, trop spontanée aussi. Elle est en quelque sorte une sympathie nécessaire, car Jésus l’a nécessairement pour nous, et nous nécessairement pour Jésus ; elle est fondée sur une identité de nature. Mais à côté de cette solidarité par sympathie directe ou par affinité naturelle, il en est une autre d’un genre très différent, infiniment plus morale, si j’ose ainsi dire parce qu’elle implique une libre acceptation et un sacrifice volontaire, une liberté de l’accepter ou de la repousser ; c’est celle de l’homme normal avec l’homme anormal, du saint avec le pécheur, de la félicité avec la souffrance. Celle-là ne va pas toute seule ; celle-là suppose l’effort, l’abnégation, le don de soi-même ; c’est celle que nous allons examiner maintenant et que nous verrons de stade en stade nous conduire jusqu’à la croix.
Je tiens à insister et à préciser. La question expresse qui nous occupe est celle-ci : Comment Jésus, l’homme normal, saint et heureux, s’est-il comporté à l’égard d’un contraire qui devait lui être antipathique : l’homme anormal, l’homme pécheur, l’homme souffrant ? S’est-il solidarisé même avec celui-là ? A-t-il accepté des relations de solidarité humaine même avec celui-là ? Jusqu’à quel point l’a-t-il portée et en a-t-il réalisé les conséquences ? Je le répète, toute la question de la rédemption commence là. Et si nous sommes obligés d’admettre sur le témoignage des faits que Jésus n’a pas reculé devant la solidarité de la souffrance et du péché (même lorsque cette souffrance et ce péché lui étaient les plus hostiles, s’acharnait sur lui comme on s’acharne sur un adversaire et un ennemi), nous sommes obligés d’admettre que Jésus a réalisé progressivement, de stade en stade, toutes les conséquences de cette solidarité. Alors la question sera résolue nous ne serons plus en droit de reculer devant le dernier stade de cette progression ; garanti et impliqué par les précédents, ce dernier stade nous apparaîtra comme nécessaire et légitime, comme un couronnement suprême, mais non point arbitraire ou factice. Et si l’on nous dit, si Jésus-Christ lui-même nous montre que la croix couronne cette solidarité, nous n’aurons plus de raisons pour en douter, mais toutes les raisons pour le croire.
b) La liberté, seconde base de la solidarisation de Jésus avec l’humanité.
1°) Solidarisation extérieure. — Il est incontestable, tout l’Evangile en témoigne, que c’est précisément sur ce genre de solidarité qu’a porté l’effort de Jésus. J’en distingue la première marque dans la tentation. Certes la tentation en tant qu’épreuve, en tant que probation morale, fait partie intégrante de la carrière de l’homme. L’homme normal n’y échappe pas plus que l’homme anormal, car elle est une condition nécessaire de son développement : le passage de l’innocence à la sainteté. Mais l’épreuve sous forme de tentation, c’est-à-dire l’épreuve ayant sa source et sa cause hors du moi, tendant à la chute, ayant pour but et pour fin la désobéissance morale, n’appartient, pas comme telle à l’humanité sainte. Elle est un résultat de la solidarité du mal. Le péché devenu, par l’accumulation des générations de pécheurs, une puissance au sein de l’humanité, une influence enveloppante, pénétrante et croissante, une influence qui s’exerce par les notions morales, sociales et politiques ambiantes, en même temps que par un trouble organique des facultés individuelles (lesquelles n’obéissent plus à leur principe hiérarchique et couvrent l’autorité souveraine de la conscience), c’est là un fait qui ne s’explique chez Jésus que par la solidarité de son humanité normale avec l’humanité anormale. Or, en fait, cette solidarité Jésus l’a connue. Il l’a connue sous la double forme que je viens de dire : comme influence funeste des idées collectives, comme trouble des facultés individuelles. Le récit de sa triple tentation au désert, résumé lui-même de tentations continuelles de même ordre et de même nature — qui résultaient pour lui du milieu social au sein duquel il vivait et de la chair de péché, de la nature déchue qu’il avait revêtues — en sont la preuve et le témoignage. Telle est la première solidarité que nous observons chez Jésus avec le mal et avec les conséquences du mal. Et remarquez que si, d’une part, cette solidarité est forcée, en ce sens que Jésus ne pouvait s’y soustraire, même s’il l’eût voulu ; d’autre part, elle n’est pas uniquement forcée, elle est libre. Jésus l’a voulue. Il n’était pas, il n’a pas voulu être un essénien, un ermite, un solitaire. Il a vécu librement au milieu de son peuple ; la personnalité la plus répandue, la plus accessible, la plus solidaire à tous les milieux, à toutes les influences et à toutes les classes de la société. La solidarité de Jésus avec le mal, sous la forme de la tentation au mal, était donc libre et voulue de sa part ; et s’il l’a rompue personnellement en la repoussant toujours, il l’a néanmoins constamment subie et acceptée.
Je distingue une seconde marque de la solidarité de Jésus avec le mal et ses conséquences dans la souffrance. Jésus, fut un homme de souffrance, ses souffrances furent telles que nous n’en connaîtrons jamais de pareilles, par la raison toute simple que notre conscience étant oblitérée, n’étant pas sainte comme la sienne, n’y est pas accessible à ce degré. La même solidarité qui lui a fait connaître la probation morale sous forme de tentation — celle d’une nature déchue et d’un milieu perverti — lui a fait connaître d’abord la souffrance physique dont l’humanité normale devrait être exempte — la pauvreté, le dénûment, la solitude, la faiblesse, la mort. Auxquelles souffrances s’ajoutèrent pour en combler la mesure, la souffrance morale, la vue constante de tout le mal qui se faisait autour de lui, du mensonge, de l’hypocrisie, la société de disciples frappés d’imbécillité morale10. Et s’il y avait une part de nécessité dans cette solidarité, il y avait une part plus grande encore d’acceptation et de liberté. Car nulle part Jésus ne s’y dérobe. Partout il s’y abandonne et s’y offre librement.
10 – Car pour une nature essentiellement morale et religieuse, la souffrance suprême est la souffrance morale et religieuse, celle d’une conscience pure obligée de vivre en contact avec le mal.
Une solidarité du même ordre, mais plus directe encore, de Jésus avec le mal, c’est la haine même à laquelle il s’expose. Le mal culminant dans l’égoïsme a pour conséquence, dès que l’égoïsme est attaqué ou gêné, la haine. Haine des hommes les uns pour les autres lorsqu’ils sont un obstacle aux intérêts égoïstes ; haine surtout contre ceux qui dénoncent et combattent les passions de l’égoïsme. La solidarité en effet est une loi infrangible. Elle s’exerce toujours, soit affirmativement par la sympathie et l’amour, soit négativement par la haine. L’égoïsme peut bien refuser la solidarité, la violer, la méconnaître, il ne peut l’abolir ; elle subsiste toujours mais elle opère par l’amour ou par la haine, suivant l’attitude positive ou négative que l’on prend à son égard. L’indifférence est la seule position qui pourrait abolir la solidarité. Mais l’indifférence est une position abstraite qui n’existe pas dans le concret. Elle se résout toujours, en amour ou en haine, c’est-à-dire en solidarité négative ou positive. L’inextricable réseau des convoitises, des jalousies, des inimitiés et des haines est une conséquence forcée de la solidarité s’exerçant sous forme négative par le péché. Quiconque pénètre dans la solidarité du mal est enserré dans ce réseau. Jésus le fut davantage qu’aucun autre. Nul n’a été plus haï de la haine dont l’égoïsme poursuit ceux qui le condamnent, ni haï plus gratuitement ou plus implacablement. Il a subi cette haine, il s’y est offert jusqu’à en mourir. Toutes les solidarités d’un monde de péché, tantôt sourdes, tantôt emportées et violentes, se sont accumulées sur lui durant le cours de sa vie d’une façon continue et progressive, jusqu’au terme tragique qu’elles devaient atteindre. Sur le sommet de Golgotha, autour de la croix, on dirait qu’elles se sont donné rendez-vous pour s’y exaspérer, pour s’y jeter déchaînées et débordantes sur l’innocente victime qu’elles immolent à leur fureur. C’est bien le péché de l’homme qui est la cause des souffrances, et de la mort de Jésus-Christ. Nous l’avons démontré ailleurs, nous n’y revenons pas.
Sans doute, ici comme tout à l’heure, la solidarité de Jésus avec le mal et ses conséquences a quelque chose de nécessaire. Il était aussi impossible que Jésus, le saint et le juste, échappât aux conséquences de la haine que sa présence suscitait de la part des pécheurs, qu’il est impossible qu’un fer ardent plongé dans l’eau ne la soulève irritée et bouillonnante autour de lui. Le contraste entre l’humanité de Jésus et celle de ses contemporains était trop absolu pour ne pas susciter une antithèse violente. Jésus était venu pour détruire le péché, il était inévitable que le péché tendît à détruire Jésus. On s’explique sans peine cette accumulation des solidarités humaines sur une personnalité telle que celle de Jésus, par des fatalités historiques et psychologiques. Ce n’est point par une coïncidence fortuite que Platon, traçant le portrait d’un juste idéal, le faisait à la fin mettre en croix par les méchants. Nous-mêmes, nous serons tôt ou tard appelés à savoir quelque chose de cette solidarité-là, c’est-à-dire de cette opposition et de cette haine inévitables, pour peu que nous soyons fidèles à Jésus dans notre vie. La différence entre lui et nous sera de degré, non de nature.
Mais on aurait tort, et c’est une erreur que l’on commet fréquemment, de ne pas voir dans la solidarité de Jésus avec un mal qui entraîne sa mort un élément considérable de liberté. Après tout, Jésus aurait pu se dérober par la solitude et l’isolement à la haine des Juifs ; il aurait pu surtout se dérober à la mort et cela facilement, nous l’avons montré ailleurs. Un simple séjour en Galilée, une fuite au désert, une existence d’anachorète lui auraient épargné le calice de tant d’amertume. S’il ne l’a pas fait, c’est donc qu’il l’a bien et librement voulu. Il s’est librement et délibérément offert à la haine des pécheurs. Il n’a pas voulu refuser cette forme particulièrement, odieuse et rebutante, de sa solidarité avec l’humanité. C’est cette liberté qui en fait la valeur et qui en donne le sens. Et j’affirme d’emblée que la signification et la valeur de cette solidarité sont nettement rédemptrices (ou expiatoires).
Remarquez, en effet, qu’elle est déjà une condamnation ; qu’en la portant, il a déjà porté la condamnation du péché. Que sont, je vous le demande, cette tentation, cette souffrance, cette mort ? Des conséquences du péché ! Et que sont les conséquences du péché ? La nature, l’histoire et la révélation sont unanimes à nous répondre que les conséquences du péché sont la rétribution du péché ; que le péché se condamne par lui-même, c’est-à-dire par ses conséquences ; que le châtiment du péché, c’est le péché avec tout son cortège de misères, de douleurs et de mort. Le péché se condamne donc par ses propres conséquences ; la conséquence dernière et la suprême condamnation du péché, c’est la mort. Jésus a souffert cette mort, conséquence et condamnation d’un péché qu’il n’a pas commis ; bien plus il a voulu la souffrir. Il a donc voulu être solidaire avec nous de la condamnation du péché. Cette conclusion s’impose. Et j’y insiste dès maintenant. Etant données les deux prémisses que personne ne peut nous refuser : d’une part, la liberté que Jésus avait de se soustraire aux conséquences de sa solidarité avec les pécheurs et d’abord à cette solidarité même (par la solitude) ; d’autre part, la loi naturelle qui fait que le péché se punit par lui-même dans ses conséquences, dont la suprême est la mort étant données ces deux prémisses, il est impossible d’échapper à la conclusion que Jésus a voulu participer au châtiment de notre péché, se rendre solidaire avec les hommes de la condamnation du péché de l’homme. Je vais plus loin, car il le faut, et je dis que cet avec nous se transforme nécessairement et immédiatement en un pour nous, cette solidarité avec le châtiment du péché ne se soutient pas toute seule (on demande pourquoi Jésus s’y est exposé) ; elle doit avoir un but et ce but est dans le caractère même du ministère de Jésus qui est tout entier rédempteur. Jésus n’a pas seulement souffert et n’est pas seulement mort avec les pécheurs sans l’être lui-même ; il a souffert et il est mort pour les pécheurs. La solidarité n’est que le moyen, la rédemption est le but.
Dès maintenant donc les perspectives de la solidarité s’ouvrent sur une sorte d’expiation : souffrance (et mort) par et pour le péché ; et sur une expiation individuellement substitutive, puisque ce qui est humainement solidaire est toujours et nécessairement, individuellement substitutif. Mais la solidarité dont nous venons de parler n’est, pas encore toute la solidarité dans laquelle Jésus est entré avec nous. Nous n’avons constaté jusqu’à présent que l’acceptation des conséquences douloureuses du péché humain, telles qu’elles pèsent sur tout être humain. Il y a eu plus que cela en Jésus-Christ une solidarité d’un caractère plus intime, plus volontaire, plus moral a pesé sur lui.
2°) Solidarisation morale ou intérieure. — Jésus-Christ aurait pu endurer toutes les conséquences du péché que nous venons de dire avec une sorte d’héroïsme stoïque, et sans les faire siennes intérieurement. Jeté au milieu des conséquences de la chute, il aurait pu les supporter librement, sans doute, mais comme quelque chose qui lui demeurait malgré tout étranger par le fond, et nourrir le fier sentiment que ce n’était là qu’un accident, qu’il n’était pas responsable, après tout du désordre douloureux dans lequel il était plongé, et se renfermer, non pas extérieurement mais intérieurement, dans le sentiment de sa valeur et de sa sainteté personnelles, qui le mettaient fort au-dessus d’une destinée historique librement subie. Si Jésus-Christ eût fait cela, s’il eût senti de la sorte, comme il en avait le droit strict, sa carrière extérieure eut peut-être été la même, il aurait souffert comme il a souffert, il serait mort comme il est mort et pour les mêmes raisons, mais il eût intérieurement séparé sa cause de la cause humaine, sa personne de la famille humaine. Il aurait subi une solidarité matérielle ; il aurait décliné la solidarité morale. Sa sainteté immaculée, suivie du martyre de la croix, eût fait de lui un prodige étonnant dans l’histoire, le même qu’il est encore aujourd’hui ; mais il n’eût pas été un Sauveur.
Mais ce n’est pas de la sorte que Jésus a souffert. Le récit évangélique dans son ensemble et dans ses détails, par l’esprit même qui l’anime, proteste contre une semblable hypothèse. Ni matériellement ni moralement, Jésus n’a songé un instant à séparer sa cause de la nôtre ; il l’a faite sienne tout entière par une sympathie qui était comme sa tunique d’une seule pièce et sans couture. Elle n’a exclu que le péché, jamais le pécheur ; jamais non plus les conséquences du péché, fût-ce les plus sordides et les plus honteuses. Au contraire, les plus navrantes et les plus rebutantes étaient celles qui touchaient son cœur de la plus intime compassion et sur lesquelles se portait son effort avec prédilection.
Il s’est nommé avec une insistance et une préférence visibles : le Fils de l’Homme, et cela dans le temps même où il commençait à porter les conséquences du péché de l’homme. Il traite ceux qui souffrent ou du péché ou de la douleur comme ses frères ; c’est peu dire, il parle d’eux comme s’ils étaient lui. Il s’identifie à eux. Le bien qu’on leur fait, c’est à lui-même qu’on le fait ; le bien qu’on néglige de leur faire, c’est à lui qu’on le refuse. « J’étais nu, et vous m’avez vêtu… Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits, de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites. » Un évangéliste (Matthieu 8.17) a pu dire de lui, en citant Esaïe : « Il a pris nos infirmités et il s’est chargé de nos maladies. » L’exégèse de Matthieu n’est peut-être pas irréprochable, mais la pensée ou le sentiment sont justes. Ces paroles expriment ce que devaient éprouver les disciples, ce que nous éprouvons encore nous-mêmes après dix-neuf siècles en voyant Jésus se pencher affectueux et compatissant sur toutes les misères humaines, pleurer sur elles comme sur les siennes propres ; oui, les faire siennes par une sympathie (c’est-à-dire littéralement par une souffrance-avec) telle que le monde n’en a jamais vu et n’en reverra jamais plus de pareille. Et tout cela n’est pas figure de langage. Pour certains hommes, pour l’homme naturel en général, les mots amour, compassion, miséricorde, sympathie, désignent des émotions très extérieures et ne correspondent nullement avec cette identification totale à la souffrance d’un être humain. Libre à nous de ne voir là que des métaphores. Il en est autrement dans l’Evangile dont tout l’effort et tout l’effet consistent précisément à rendre au vocabulaire moral sa pleine réalité et par conséquent à faire de la sympathie de Jésus ce que l’évangéliste en affirme dans ce verset. J’estime d’ailleurs qu’il n’y a pas lieu de contester à Jésus-Christ cette prise sur soi, cette sympathie identificatrice, cette communion avec les souffrances et les douleurs de l’humanité pécheresse. Jésus en a fait la preuve, il l’a démontrée par le fait en guérissant matériellement et moralement les malades et les pécheurs. Le sens et la portée des nombreuses guérisons relatées dans les évangiles n’est pas seulement symbolique de son œuvre spirituelle, comme on le pense parfois ; non, elles servent aussi à attester la solidarité morale réelle de Jésus avec les pécheurs ; elles sont le signe et la manifestation extérieure du sentiment profond qui le faisait souffrir de toutes les souffrances humaines, avec toutes les souffrances humaines et pour toutes les souffrances humaines11. Mais il y a plus. Jésus n’a pas seulement signifié la réalité de sa solidarité morale avec l’humanité pécheresse et souffrante par ses guérisons il l’a signifiée une fois pour toutes, dès le début de son ministère par un acte symbolique, qui couvrait en quelque sorte et prédisait tout son ministère : le baptême. Trois points dominent la scène. La solidarité de Jésus avec le peuple ; la sainteté personnelle de Jésus ; la repentance signifiée par le baptême. Or il est incontestable que l’un de ces points contredit aux deux autres : la sainteté personnelle de Jésus. Si Jésus n’est que solidaire de son peuple, le baptême de la repentance va de soi. Si Jésus est personnellement saint, ni la solidarité complète, qui signifie l’identification intégrale de Jésus et du peuple, ni surtout le baptême de la repentance ne se comprennent plus à moins que Jésus ne fasse en quelque sorte abstraction du point qui contredit aux autres, abstraction de sa sainteté personnelle, qu’il ne répudie le privilège et les conséquences de sa sainteté (sans perdre toutefois la sainteté) pour jouir du privilège de la seule solidarité. En d’autres termes : que par sympathie pour les pécheurs Jésus se mette lui-même au rang des pécheurs, demande à être traité, à être considéré comme l’un d’eux, afin de ne point se séparer d’eux. Or c’est incontestablement ce que veut et ce que fait Jésus. Il est, sinon impossible, du moins difficile d’interpréter autrement son baptême et la parole qu’il adresse à Jean-Baptiste se refusant à le baptiser : « Il faut accomplir toute justice. » Cette justice, ce n’est ni la justice légale, ni la justice juridique. C’est celle de la solidarité voulue par l’amour et impliquant l’abandon volontaire des prérogatives de la sainteté personnelle. Telle est la façon dont Jésus entend sa consécration à son ministère et l’inauguration de son œuvre. Et c’est aussi la façon dont nous avons vu qu’il la réalise.
11 – Il ne faut pas assimiler les guérisons de Jésus avec celles qu’opèrent les médecins de nos jours. Ils guérissent sans compassion par des moyens physiques ; Jésus guérit par compassion humaine et ses moyens sont du même ordre que son motif.
La fin de son ministère donne la conclusion suprême et logique de ce commencement. Nous avons vu ailleurs quelle est la pensée de Jésus sur sa mort. Elle s’interprète toute entière par les données de son ministère et de son baptême. Elle est un service, un don de soi, un martyre et un sacrifice. C’est-à-dire, toujours encore une renonciation au privilège et aux conséquences de la sainteté personnelle, et une acceptation complète et libre de la solidarité morale avec les pécheurs. Comme martyr, Jésus porte les conséquences extérieures et nécessaires du péché de l’homme dont son humanité l’a rendu solidaire ; en tant que sacrifice, Jésus accepte, choisit, désire librement et moralement cette solidarité et ses conséquences. Mais je n’insiste pas sur un sujet déjà traité. Je relève seulement une autre parole de Jésus qu’il prononça peu avant l’heure sombre de Gethsémané : « Je vous le déclare, il faut que cette parole de l’Ecriture s’accomplisse, en moi : Il a été mis au rang des malfaiteurs » (Luc 22.37). Cette parole, tirée du chapitre 53 d’Esaïe, et par laquelle Jésus s’identifie avec le juste souffrant de l’ancienne prophétie messianique, est comme une indication aux disciples de 1a source où ils devront puiser pour chercher le sens de cette mort qu’ils ne comprennent point. C’est comme s’il leur disait : « J’accomplis, moi, ce que le prophète a annoncé qui devrait un jour arriver ; ce qu’il annonça est l’explication de ce qui m’arrive. Cherchez donc chez lui cette explication ; il vous dira que je suis traité comme un méchant, que je porte les péchés des hommes, que je suis navré pour leurs forfaits, froissé pour leurs iniquités et que Dieu fait venir sur moi l’iniquité d’eux tous. » Jésus, à ce moment suprême, a donc le sentiment bien net de continuer et d’achever ce qu’il avait commencé, de se confondre avec les pécheurs, de souffrir avec eux et pour eux, d’être solidaire de leur péché et de répondre pour eux devant Dieu.
c) L’amour, fondement de la solidarisation.
Mais ici, devant cette identification absolue, devant cette solidarité intégrale qui va jusqu’à la substitution (car la solidarité de l’humanité générique de Jésus avec celle des pécheurs entraîne du point de vue individuel la substitution personnelle de Jésus aux pécheurs pris individuellement), une question se pose : Comment cela est-il possible ? Comment cela peut-il être réel ? N’y a-t-il pas là une fiction, une irréalité, une convention factice, une imagination juridique ou légale sans base et sans appui dans la nature même des choses ? Comment le Saint et le Juste a-t-il pu, non seulement se vouloir, mais (ce qui est beaucoup plus difficile et absolument nécessaire) se sentir solidaire avec les pécheurs et porter réellement leurs péchés ? Comment a-t-il pu ressentir en sa personne, éprouver dans son âme la condamnation d’un péché qu’il n’avait pourtant pas commis ? Jusqu’à quel point cette substitution est-elle non métaphorique ou figurée, ou imaginative, mais psychologiquement réelle ? Car elle ne vaut moralement qu’à ce prix.
Eh bien ! à cette question, nous répondons par l’affirmative. Il n’y a ni fiction, ni convention, ni métaphore ; il y a réalité. Non, sans doute, que nous prétendions éclaircir complètement une solidarité substitutive qui, mystérieuse ailleurs (mystique, impensable et impensée), le reste bien davantage à l’endroit où nous sommes et où elle est portée à son point culminant. Toujours il restera quelque obscurité qui ne sera pas dissipée ; la connaissance parfaite, celle de l’intuition directe, n’est pas d’ici-bas. Nous ne sommes cependant pas sans lumière ; elle est autour du mystère, elle en éclaire les bords et lui enlève tout caractère contradictoire. Cette lumière c’est l’amour.
Jusqu’ici nous n’avons pris en considération que deux des éléments de la question. Le premier, c’était l’identité de nature primitive (entre l’homme et Jésus-Christ) sur la base de laquelle seule peut se fonder une solidarité réelle ; le second c’était la liberté, qui permettait à la solidarité de nature (nécessaire) de devenir une solidarité morale (de la volonté et non seulement de la nature). Le troisième, c’est l’amour. Jésus-Christ est la conscience filiale et la conscience fraternelle absolues. Jésus-Christ est tout amour pour son Père et tout amour pour ses frères. Sa sainteté n’est qu’une fonction de son amour. Elle exprime ce qu’il y a d’absolu et d’absolument moral dans son amour. Or, qu’est-ce qu’aimer ? Aimer quelqu’un, c’est aspirer à confondre sa destinée avec lui, à se donner à lui pour ne faire qu’un seul être avec lui. Confondre sa destinée, s’unir, se donner, voilà l’amour ; mais aimer moralement, aimer saintement, aimer absolument, c’est s’unir avec l’objet de son amour d’une singulière façon, d’une façon morale, c’est-à-dire en lui donnant tout le bien qu’on a, en prenant pour soi tout le mal qu’il a. Aimer quelqu’un, c’est souffrir de ses souffrances, de ses hontes, de ses crimes, autant que lui, et, si l’on est meilleur, plus que lui. Aimer quelqu’un, c’est tendre à décharger quelqu’un de ses souffrances et de la cause de ses souffrances, de sa honte et de la cause de sa honte, de son indignité et de la cause de son indignité, en s’en chargeant soi-même à sa place ; en devenant, si possible, indigne, honteux et en souffrant à sa place. Voilà l’amour. Si l’amour n’est pas cela il n’y a point d’amour. Jésus-Christ nous a aimés de la sorte, ou il ne nous a point aimés. L’essence de l’amour, c’est la substitution. Enlevez à l’oiseau ses ailes, enlevez à la fleur son parfum, n’enlevez pas la substitution à l’amour ; vous anéantiriez l’amour même. Ne contestez pas à l’amour le droit de se substituer ; ce serait lui contester son droit à l’existence. L’amour, c’est le droit suprême ; il n’y a point de droit contre lui. Ne lui parlez pas de justice ; il se moque de la justice. Ou plutôt il ne s’en moque pas, il l’accomplit. Il est la justice de la justice ; et il le sent bien. A toutes les objections il répond : J’aime et cela me suffit, j’aime et je me substitue ; je me substitue parce que j’aime. Et devant ce mot : j’aime, tous les raisonneurs du monde ont bouche fermée. C’est le mot souverain, c’est la liberté sans limites. L’Evangile l’a mis dans la bouche de Jésus-Christ et Jésus-Christ en a tiré toutes les conséquences qu’il lui a plu, des conséquences absolues, parce qu’il était l’amour absolu. Il a aimé, il s’est donné, il s’est dévoué, sacrifié, substitué. L’amour contient tout cela, justifie tout cela, rend tout cela possible et légitime.
Est-ce aller trop loin ? Jugez-en plutôt. L’amour, le pauvre et chétif amour que nous connaissons et que nos cœurs réalisent, a les gages et le commencement de tout cela. L’amour humain sans le dévouement n’est pas l’amour ; le dévouement sans le sacrifice n’est pas le dévouement ; et qu’est-ce que le sacrifice ? C’est la substitution. Par amour nous souffrons et nous mourons joyeusement pour quelqu’un, pour un parent, pour un ami, pour un bienfaiteur, pour un enfant. Cela se voit tous les jours, et nous applaudissons. Jésus-Christ a souffert et est mort pour des pécheurs qu’il aimait. Qu’y a-t-il à dire ? Sinon que son amour, semblable au nôtre mais plus grand que le nôtre, confond et dépasse le nôtre. Examinons ce qui se passe dans notre cœur quand nous aimons ; nous y trouverons une faible image de ce qui s’est passé dans le cœur de Jésus. Comme notre amour n’est qu’une ombre de son amour, notre sympathie (communion dans la souffrance) n’est aussi qu’une ombre fugitive et pâle de son immense sympathie. Elevons à l’infini cet amour et cette sympathie dont parfois palpitent nos cœurs, et nous commencerons à comprendre Jésus-Christ durant sa vie, Jésus-Christ sur la croix. D’un côté, sa sainteté parfaite lui fait voir le dernier fond de notre péché, sa culpabilité mortelle, sa redoutable et juste condamnation. De l’autre, son amour sans bornes le fait souffrir de nos péchés comme s’ils étaient les siens ; il en sent la souffrance, l’horreur et la condamnation, comme sa propre souffrance et sa propre condamnation. Plus le mal humain se manifeste à lui dans son audace et dans sa laideur, plus il souffre de voir l’humanité en sa puissance, et le moment où cette méchanceté s’élève à son degré le plus haut est justement celui où le divin Compatissant souffre les angoisses extrêmes de sa sympathie et de son amour : ce moment, c’est celui de la croix, et cette souffrance, c’est la mort ; non la mort physique seulement, mais la mort morale, celle dont (d’après le quatrième évangile) est mort Jésus.
Or une telle souffrance et une telle mort, c’est une imputation subjective du péché de l’homme. Jésus s’impute à lui-même la faute de l’humanité ; il s’en repent et il en souffre comme de la sienne propre.
d) La sainteté ou le droit de la solidarisation.
Ici cependant une nouvelle question se pose : Jésus a-t-il le droit de s’identifier de la sorte avec le pécheur, de souffrir et de mourir comme lui, avec lui et pour lui ? Je ne demande pas s’il en a le droit au point de vue du pécheur lui-même. L’amour le lui donne et le pécheur n’a point à protester ; il ne lui appartient pas de décider si Jésus-Christ peut ou ne peut pas faire cela, Jésus-Christ l’aime, et tout est dit ; car dans ce domaine, qui aime peut. Non. Je demande s’il a le droit de s’imputer à lui-même devant Dieu, au point de vue de Dieu, la faute de l’humanité ? Dieu peut-il accepter ou doit-il désavouer cette imputation ? Nous répondons qu’il peut l’accepter, que cette imputation est légitime, parce que Jésus-Christ est saint. La sainteté de Jésus-Christ est la quatrième condition de la mort substitutive de Jésus-Christ12.
12 – Les trois autres étant : la solidarité de nature, la liberté, l’amour.
Ceci demande quelque développement. J’ai déjà dit ailleurs et je répète ici, que si nous pouvions connaître notre péché, en comprendre le crime et la portée, le prendre en horreur, le condamner comme Dieu le condamne, nous courber sous cette condamnation, la subir, bien plus l’accepter et la vouloir, bien plus l’aimer (aimer notre propre condamnation par amour de la justice divine, par amour de Dieu !) et renoncer définitivement et absolument au péché, ce serait l’expier. Nous ne le pouvons pas, et j’ai dit pourquoi. Il nous est impossible à nous pécheurs, de condamner et de juger le péché comme Dieu le juge ; il nous est impossible, à nous esclaves du péché, de garantir à Dieu notre rupture entière et définitive avec la puissance du péché. Cette rupture ne serait garantie que par une désolidarisation de nous-mêmes d’avec le péché, qui est en nous-mêmes, qui entraînerait la mort. il nous faudrait être saints pour qu’un repentir intégral entraînât notre mort et que cette mort par le repentir fût notre expiation du péché ; et si nous étions saints, nous n’en aurions pas besoin.
Ce que nous. ne pouvons pas faire — et que cependant l’homme doit faire — Jésus-Christ, le Fils de l’homme, membre et chef de l’humanité, veut le faire par amour, par sympathie. En effet, plus la sympathie est réelle, intime, plus réel aussi le désir de délivrer celui qu’on aime, avec lequel et pour lequel on souffre. Et ce qu’il veut faire par amour, il le peut par sainteté. J’entends par ce pouvoir un droit et une capacité. Sa capacité, c’est sa sainteté en tant que puissance (ou plutôt : compétence) de mesurer et de comprendre ce qu’est le péché ; de le condamner comme Dieu le condamne ; de le détester comme Dieu le déteste ; d’aimer la sainteté qui le juge comme Dieu l’aime ; en un mot la puissance de se mettre tout entier du côté de Dieu contre le péché. Son droit, c’est sa sainteté en tant qu’immunité du péché. Si Jésus-Christ était pécheur lui-même, il aurait à débattre sa propre cause auprès de Dieu, il ne pourrait pas, il n’aurait pas le droit de répondre pour d’autres que pour lui-même. Mais il est sans péché ; il n’a rien à expier pour lui-même ; il n’est pas complice dans la cause, dont il se charge. Sa sainteté personnelle garantit qu’il ne portera aucun tort à la sainteté divine. Dès lors il a le droit de donner libre cours à son amour, et comme tout amour est substitutif, de faire d’un amour infini une substitution complète. Il a le droit, parce qu’il est homme, parce qu’il est libre, parce qu’il aime et parce qu’il est saint de faire produire à la solidarité un effet absolu. Confondu, identifié par sa sympathie avec l’humanité coupable, le Fils de l’homme a le droit de se faire devant Dieu son représentant, de demander à répondre pour elle, de condamner le péché en son nom, de se porter garant pour elle, de s’humilier en son nom, de se condamner avec elle et pour elle. Ce qu’aucun autre homme n’avait le droit de faire, il a eu, lui, le droit de le faire.
e) La solidarisation de Jésus-Christ avec l’humanité coupable expliquée par sa mission, ou l’imputation objective.
Sommes-nous au bout ? Pas encore. Il nous reste à entrevoir le fond même du mystère. L’imputation subjective que Jésus se fait à lui-même du péché de l’homme et dont sa sainteté lui donne le droit correspond nécessairement à ce qu’on a appelé une imputation objective. En d’autres termes, ce que Jésus a fait et voulu, Dieu lui-même le fait et le veut. La volonté de Jésus correspond à la volonté de Dieu. Il est impossible d’accepter le premier terme de cette affirmation, sans accepter aussi le second. Tout ce que nous savons du caractère et du ministère de Jésus nous en est garant. Toute son œuvre, toute sa tâche, toute sa sainteté consistent à faire, non sa volonté, mais celle de son Père, ou plus exactement : à faire de sa volonté la volonté même du Père. Si donc Jésus a voulu et a pu s’imputer subjectivement le péché de l’homme, c’est qu’en même temps il a dû le faire. C’était la volonté du Père à son égard. A sa volonté subjective répondait la volonté objective de Dieu. Avons-nous des traces de ce fait dans le récit évangélique ? Je le crois.
La volonté objective de Dieu était si réelle pour lui, si vraiment objective, qu’elle s’est présentée à lui, à certains moments de sa carrière et surtout vers la fin, comme extérieure à la sienne propre. Nous en avons un indice précurseur déjà dans le fragment Jean 12.27, où Jésus subitement placé (par la question des Grecs qui cherchent à le voir) en face de sa mort imminente et nécessaire s’écrie : « Mon âme est troublée ! Que dirai-je ? Père, délivre-moi de cette heure ! Mais c’est pour cette heure même que je suis venu ! Père, glorifie ton nom ! » — Un indice plus éclatant encore est l’épisode de Gethsémané. Jésus est dans une agonie morale intense. Il prie, et par trois fois il demande que cette coupe passe loin de lui. « S’il était possible… Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. » Comment expliquer cette angoisse, cette prière, cette dualité de volonté entre le Père et lui, qui apparaît là un instant devant nous ? Il y avait donc dans cette mort autre chose que la douleur de sa sympathie. Cette sympathie c’était la sienne, cette mort il la voulait, il la désirait, il y était naturellement porté par l’élan de son amour. Ce n’est pas de cette douleur et de cette mort qu’il aurait pu dire : « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. » Il y avait donc bien là une volonté formelle et positive de Dieu. A l’imputation subjective de la faute humaine par Jésus correspond une imputation objective. Jésus ne s’identifie et ne se substitue pas seulement ; il est identifié, il est substitué par Dieu lui-même. Le drame de l’expiation ne se passe pas uniquement dans les sentiments intimes de Jésus-Christ, il est une réalité vivante et terrible. Si Jésus assume par sympathie l’iniquité de nous tous, Dieu de son côté « la fait venir sur lui », comme le prophète en avait déjà entrevu la nécessité. Car ce qui se passe dans le règne de Dieu ne peut s’y passer en dehors ni indépendamment de la volonté de Dieu. Jésus-Christ a été « fait péché » pour nous comme le déclare saint Paul (2 Corinthiens 5.21), non seulement par la puissance infinie de son amour, mais par la volonté de Dieu. Selon une, forte parole du même apôtre (Galates 3.13), il a été fait « malédiction » pour nous. Dieu devait donc le traiter comme le coupable avec lequel il faisait cause commune ; il devait faire sentir à cette conscience filiale et sainte, plus que jamais aimée, le fond même de la malédiction du péché, le poids du malheur attaché au mal ; il devait l’abandonner à ce malheur et à ce mal, ce qui n’est autre chose que la mort.
S’il en a été ainsi — et je crois qu’il en a été ainsi — c’est jusque là que nous conduisent, non seulement les paroles apostoliques que je viens de citer, non seulement l’effroi de l’agonie de Gethsémané, mais encore, mais surtout la simple notion que la volonté de Jésus-Christ devait correspondre à la volonté de son Père.
S’il en a été ainsi on comprend qu’à la vue de l’abîme effroyable qui s’ouvre devant lui, et qui est la mort (l’abandon aux conséquences du péché), Jésus-Christ hésite. Il voudrait sauver les hommes, c’est le cri de son cœur ; mais est-il nécessaire de les sauver au prix de l’abandon de Dieu ? « Mon Père, s’il est possible que cette coupe passe loin, de moi ! » Mais non, ce n’est pas possible. La double solidarité de Jésus-Christ avec l’humanité coupable, celle du Fils avec le Père, une fois admise et voulue, est inflexible dans ses conséquences. Et puisque celui qui en assume la tâche est capable de les remplir toutes, il faut qu’une fois, une fois pour toutes, elles s’achèvent et se consument en lui. Il faut que Jésus soit non seulement un monument de l’amour infini de Dieu pour le pécheur, il faut encore qu’il soit un monument de la sainteté de Dieu consumant le péché. Et Jésus qui ne comprend plus, troublé qu’il est par les affres de cette agonie, obéit cependant. Il accepte, il « porte nos péchés en son corps sur le bois » (1 Pierre 2.24), « il souffre, lui, juste, pour les injustes » (1 Pierre 3.18), « il est navré pour nos forfaits, froissé pour nos iniquités » (Ésaïe 53.5), il boit jusqu’au fond la coupe qu’il aurait voulu écarter, et l’amertume est si grande qu’elle lui arrache cette plainte douloureuse, au gémissement de laquelle encore aujourd’hui nous restons étonnés : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Ce cri qui traverse les siècles, et qui ne les traverse que parce qu’il éveille un grave et douloureux écho dans le cœur de l’humanité coupable, lève pour nous une partie du voile à jamais impénétrable qui couvre le sanctuaire de l’expiation. De conséquences en conséquences, de logique en logique, si je puis ainsi dire, car il s’agit ici d’une logique vivante et spirituelle, nous sommes poussés jusqu’au bord de ce mystère. Aller plus loin n’est pas possible et serait sacrilège, mais je le répète il faut aller jusque-là.
Car décidément, comment croire, à l’ouïe de ce cri d’angoisse et en présence de l’agonie de Gethsémané, que Jésus-Christ n’ait rencontré dans son supplice que la suprême épreuve de son obéissance ? Est-il possible d’admettre un moment que donner sa vie pour son œuvre et pour son Dieu ait pu à ce point coûter à Jésus-Christ. Tant d’autres avant lui, et après lui, ont accompli ce sacrifice le sourire aux lèvres et l’enthousiasme au cœur. Et Jésus n’en aurait pas été capable ? Ne voit-on pas qu’attribuer à l’effroi du simple martyre cette angoisse et ce cri, ce ne serait pas grandir mais diminuer Jésus-Christ, le mettre au-dessous de lui-même, montrer dans ses dernières angoisses, non pas le triomphe mais l’imperfection, presque l’échec de sa sainteté.
On nous reprochera peut-être, en ramenant ici l’imputation objective (l’abandon de Jésus-Christ par Dieu et le déploiement, dans sa mort, de la justice et de la sainteté divines sur le péché), de ramener aussi ce qu’il y a de plus révoltant dans la théorie juridique : la malédiction du Fils par le Père, les souffrances infernales subies par Jésus-Christ. — Nous répondons qu’il n’en est rien. Nous rejetons la théorie de l’équivalence et de la compensation matérielle entre la coulpe de l’homme et la souffrance de Jésus-Christ. Nous ne pensons pas que la justice divine ait dû s’assouvir en Jésus-Christ ; il nous suffit qu’elle se soit manifestée. Le but de Dieu n’est pas juridique (apaiser la justice, la satisfaire, l’assouvir) mais pédagogique (manifester la justice en vue des hommes). Il suffisait que Jésus-Christ reconnût et acceptât la mort comme peine du péché, acceptât la justice divine et sa réaction sur le coupable, il ne fallait pas qu’il la portât par équivalence (voir Romains 3.25). Aussi, dès que l’acceptation est réalisée, dès que Jésus-Christ a senti l’abandon de Dieu et tout l’abandon de Dieu, — l’imputation objective (au sens pédagogique) est achevée. L’instant d’après il peut dire : « Tout est accompli. » Le sacrifice, parfait chez Jésus, est accepté par Dieu, et Jésus-Christ rend en paix son dernier soupir dans la plénitude et dans la joie de sa conscience filiale retrouvée : « Père, je remets mon esprit entre tes mains. » Sa résurrection ultérieure, sa glorification à la droite de la puissance de Dieu, ne sont que la conséquence et le prolongement de cette dernière parole. La sanction divine donnée à l’œuvre du salut, la preuve qu’en Jésus-Christ — mais en lui seul l’humanité a accompli l’œuvre nécessaire : mourir au péché et revivre en mourant. Voilà ce que tout homme devait faire, ce qu’aucun ne pouvait, ce que Jésus-Christ le fils de l’homme a fait avec toute l’humanité et pour toute l’humanité, et ce que les croyants pourront désormais en lui et par lui.
f) Dieu solidaire de Jésus-Christ, ou justification morale de l’imputation objective.
Mais arrivés à ce point il faut encore, si nous voulons achever de comprendre, élargir l’horizon. Le fait s’impose. Dieu impute à Jésus-Christ le péché de l’homme, Dieu fait tomber sur Jésus-Christ la condamnation du péché de l’homme. A notre sens ceci ne peut être ni ébranlé ni esquivé. Cela résulte de cet axiome : Tout ce qu’a fait Jésus, Dieu l’a fait ; tout ce qu’a voulu Jésus, Dieu l’a voulu ; puisque Jésus n’a vécu que dans l’obéissance à Dieu. Or Jésus a voulu se solidariser avec l’humanité coupable au point de devenir péché et condamnation du péché au milieu de l’humanité et à la place de chaque pécheur. Dieu donc l’a voulu en lui. Encore une fois le fait de l’imputation objective ne peut être nié que par la négation de l’Evangile lui-même.
Mais le droit ? Comment Dieu a-t-il pu vouloir cela ? De quel droit a-t-il choisi la conscience filiale pour l’accabler injustement de ce fardeau ? L’injustice n’est-elle pas révoltante ? N’est-ce pas un acte de pur arbitraire ? Et que penser dès lors du caractère moral de Dieu ?
Eh bien ! je pense que le droit, c’est encore la solidarité qui le donne. Non plus la solidarité de Jésus-Christ avec l’homme, mais — prenez bien garde à cela — la solidarité de Dieu avec Jésus. Or on ne la niera pas plus que l’autre. Si Jésus-Christ a pu révéler Dieu, l’amour et la sainteté de Dieu, c’est parce qu’il était solidaire de Dieu, en communion avec Dieu et Dieu solidaire de Jésus-Christ, Dieu en communion avec Jésus-Christ. Dans la première de ces solidarités, Jésus-Christ se substitue à l’homme pour porter à sa place la condamnation de son péché ; dans la seconde, Jésus-Christ se substitue à Dieu… pourquoi ? Pour manifester :
- la souffrance que le péché de l’homme cause à Dieu ;
- la violence que Dieu se fait à lui-même pour pardonner. L’homme avait besoin de savoir l’un et l’autre : il avait besoin de savoir que son péché faisait souffrir le cœur de Dieu (il en avait besoin pour s’en repentir), et il avait besoin de savoir que le pardon de Dieu n’était pas un pardon facile, mais un acte absolu et violent de miséricorde volontaire et gratuite (il en avait besoin pour se savoir aimé de Dieu d’un amour infini). Jésus, révélateur et révélation de Dieu, lui fait connaître l’un et l’autre.
Revenons sur ces deux points :
1. Dieu souffre par le péché de l’homme, pour le péché de l’homme, du péché de l’homme. Cette notion que le péché moral de l’homme affecte Dieu est exclusive au christianisme et étrangère à toutes les autres religions. Elle en constitue l’originalité et la puissance religieuses. Si l’on y songe, on verra qu’elle est impliquée dans tout monothéisme moral sérieux ; si Dieu est une personnalité morale qui aime et qui veut, il ne peut autrement que de souffrir de se voir méconnu dans son amour, désobéi dans sa volonté par la personne humaine13. Aucun monothéisme, sauf le monothéisme juif qui la laisse transparaître, ne s’est élevé à cette notion ; c’est qu’aucun (sauf le juif) n’était moralement sérieux. Le monothéisme chrétien qui culmine dans la paternité divine est, après le Juif et mieux que le Juif, moralement sérieux. Un Dieu père de l’homme, un Dieu qui a pour l’homme des entrailles paternelles, un Dieu qui aime l’homme d’un amour paternel, ce Dieu là doit donc souffrir du péché de l’homme son enfant, il ne doit pas souffrir plus que son enfant lui-même, précisément parce qu’il l’aime, parce qu’il est son père. Mais cette souffrance de Dieu par, pour et du péché de l’homme, qui découle de sa personnalité paternelle, reste un postulat de cette paternité. Il fallait qu’elle devînt une révélation ; car, si la philosophie se contente de postulats, la religion, elle, ne vit que de révélation14. Il le fallait, dis-je, pour que Dieu achevât de se révéler à l’homme, car un fait n’achève de se révéler que dans ses conséquences, il le fallait pour que l’homme achevât de comprendre Dieu comme père, — et la vue de la souffrance du Dieu Père pour le péché de ses enfants, voilà seulement ce qui devait garantir à l’homme que Dieu était en réalité son père. L’homme ne le saurait qu’alors et que là, mais alors et là il le saurait pour le temps et pour l’éternité.
Comment le lui faire savoir ? Comment montrer, manifester à l’homme la souffrance du Dieu paternel ? Je réponds et l’Evangile répond avec moi : De la même manière et par le même moyen dont le Dieu invisible s’est servi pour devenir visible : par Jésus-Christ. Comme Jésus-Christ a été la transcription filiale du Dieu paternel, les souffrances et la mort de Jésus-Christ seront la transcription humaine des souffrances divines. La parabole commencée dès la naissance et l’apparition de Jésus-Christ s’achèvera sur la croix15. Comme la conscience du Fils a révélé la conscience du Père, de même la souffrance du Fils par, pour et du péché de l’homme, révélera la souffrance du Père par, pour et du péché de l’homme. Car Jésus n’est pas seul, il n’est jamais seul : le Père est toujours avec lui, même et surtout quand il se sent abandonné de Dieu. C’est le moment divin par excellence de la carrière de Jésus-Christ, celui où le Dieu extérieur lui devient tout intérieur. Il n’est pas non plus seulement le représentant de l’homme, l’homme vrai, normal, central, il est aussi, il est surtout le représentant de Dieu. Il en est le représentant puisqu’il en est la révélation, et puisqu’au fait l’humanité n’a connu Dieu qu’en Christ. Ce que Jésus-Christ a fait, ce que Jésus-Christ a voulu, ce que Jésus-Christ a été, c’est Dieu qui l’a fait, c’est Dieu qui l’a voulu, c’est Dieu qui l’a été. Ce que Jésus-Christ a souffert, c’est donc Dieu qui l’a souffert ; et il l’a souffert pour les mêmes raisons, pour les mêmes motifs que Jésus-Christ lui-même ; il a souffert du péché de l’homme. Pourquoi ? Parce qu’il, était impossible qu’il en fût autrement. Dieu étant père et l’homme fils, il était impossible que le père ne souffrît pas de la méchanceté de l’enfant. La souffrance de Jésus, en qui Dieu se manifestait au monde, était donc la manifestation de la souffrance que le péché de l’homme cause à Dieu lui-même.
13 – Souffrance de Dieu. Quelle souffrance ? Toutes celles que cause le péché qui est une offense personnelle : pitié, compassion, colère, éloignement, réprobation morale, etc. Oserais-je ajouter : souffrance de la responsabilité ? Car Dieu est responsable de l’homme.
14 – A ce point de vue tout l’Evangile peut être dit : la révélation par le fait des postulats du monothéisme strict.
15 – Je renvoie sur ce point à ce que j’ai dit plus haut à propos de la révélation parabolique du Père par le Fils.
C’est ce qu’éprouve et perçoit le croyant au pied de la croix : il contemple dans l’agonie du Fils (du Fils qui lui a révélé le cœur du Père) l’agonie du Père. Car le Fils ne pouvait souffrir sans que le Père ne souffrît en lui ce que le Fils même souffrait. Et cette souffrance se marquait en ceci : que le Père avait donné le Fils au monde, l’avait délivré, l’avait abandonné à la méchanceté des hommes pour qu’ils en fissent ce qu’ils ont voulu. C’est dans l’effroyable solitude du Christ sur la croix, c’est dans l’abandon où il est de Dieu son Père, c’est dans le silence de Dieu à l’appel du Fils bien-aimé en qui le Père a mis toute son affection, c’est dans ce qu’a coûté au Père sa non-intervention en faveur de son fils, que le fidèle mesure tout ce que son péché fait souffrir au cœur de Dieu. Car, je le répète, ce que le Fils souffre, le Père le souffre avec lui ; la solidarité d’amour, l’unité, de volonté, de sentiment, de conscience qui les unit, le veut ainsi.
2. Mais le fidèle comprend et saisit dans cette souffrance même autre chose encore : la violence que Dieu se fait à lui-même pour lui pardonner, la violence d’un pardon absolu. Et cette violence peut s’exprimer ainsi : « Dieu en Jésus-Christ expie lui-même les péchés de l’homme ».
Arrêtons-nous un instant sur cette pensée à la fois troublante, sublime et nécessaire. Considérons d’abord le pardon en lui-même et tel que nous en connaissons quelque chose par notre expérience personnelle. Et je dis d’emblée que tout acte de pardon est le fruit d’un effort, d’une violence que nous nous faisons à nous-mêmes ; qu’il est l’expression d’une sorte de révolution psychologique dans la sui-conscience de celui qui pardonne. Jamais le pardon n’est facile, ou s’il est facile, il ne l’est que pour les âmes faibles, molles, inconsistantes qui ne ressentent pas l’offense. Elles n’ont pas la peine de pardonner parce qu’elles n’ont rien ressenti, elles passent l’éponge ; un oubli facile et sans dignité, comme sans moralité, leur tient lieu de pardon ; mais précisément oublier, passer l’éponge, ce n’est pas pardonner. Mais prenez une âme énergique et forte, un caractère viril conscient de sa dignité, de ses droits, de sa valeur personnelle, je dis que le pardon ne lui sera pas facile ; je dis que la difficulté du pardon croîtra dans la mesure même où croit la dignité morale de la personne, et qu’en cas d’offense grave il constitue l’effort suprême dont l’homme soit capable, l’effort héroïque par excellence, un effort au prix duquel tous les autres pâlissent, oui, et parfois tellement au-dessus des forces humaines qu’il en devient impossible16.
16 – Combien de fois n’entend-on ou n’entendez-vous pas cette phrase : « Demandez-moi tout plutôt que de pardonner, je ne le puis pas. » Qu’on ne s’y trompe pas, dans l’humanité, le pardon, le vrai pardon, est rare. L’oubli en tient lieu. Le pardon exige une force surnaturelle que la plupart ne trouvent que dans l’Evangile.
Or, d’où vient cela ? De ceci, je pense, qu’il est une suspension de la justice. Je laisse de côté la part d’égoïsme, de méchanceté qui s’oppose chez nous au pardon, comme aussi les raisons égoïstes et intéressées que nous pouvons avoir à pardonner (ou à faire semblant de pardonner). Tout cela est au-dessous du niveau où nous prenons le sujet. La justice réclame le paiement de la dette, la réparation de l’offense, la punition de la faute. Le pardon suspend l’exercice de la justice, il abandonne le paiement de la dette, il n’exige pas la réparation de l’offense, il ne réclame pas la punition de la faute ; il fait comme si la dette qui n’est pas payée, était payée ; comme si la faute qui n’est pas punie, était punie ; comme si l’offense, qui n’est pas réparée, était réparée. Or qu’est-ce à dire17 ?
17 – Frommel a repris et développé les remarques qui, vont suivre dans son étude sur La psychologie du pardon (Etudes morales et religieuses, page 286 et suivantes.)
Sinon que celui qui pardonne, pardonne en effet, c’est-à-dire donne par-dessus. Par dessus quoi ? Par dessus la justice (plus que ne demande, et autre chose que va demander la justice), et comme il n’a rien à donner par-dessus, il donne de lui-même, de sa propre substance, il se donne lui-même dans le pardon. En d’autres termes : la justice qui paraît suspendue ne l’est pas, elle ne peut pas l’être, elle ne doit pas l’être. Elle est la loi éternelle, inviolable. Supprimez la justice, loi du monde moral, vous le supprimez avec elle. Non, la justice n’est pas suspendue, mais elle s’exerce aux dépens de celui qui pardonne. C’est lui, c’est celui qui pardonne qui fournit ce qu’elle réclame. Et voilà pourquoi il en coûte de pardonner. Il en coûte exactement ce que réclame la justice. Plus l’offense est grave, plus le pardon est difficile. Pourquoi ? Parce que la justice réclame en proportion de la faute, et que celui qui pardonne donne de soi-même dans la mesure où le réclame la justice. En d’autres termes encore, celui qui pardonne, dans la mesure où il pardonne, se substitue à celui auquel il pardonne et donne de lui-même ce qu’il faut pour éteindre à son égard le cours de la justice. — Et que donne-t-il ainsi ? Ce qu’il y a de plus précieux, ce qui tient le plus à cœur, ce qui touche le plus près à sa personne : son honneur, qu’il laisse non vengé ; sa dignité, qu’il laisse méconnue ; son droit, qu’il abandonne ; son intérêt, qu’il sacrifie… Voilà la souffrance, voilà le sacrifice, voilà le don de soi et la mort à soi-même dans le pardon. Cela ne va point sans effort, sans violence intérieure, sans déchirements, sans une véritable révolution interne, par laquelle, celui qui pardonne s’interpose entre celui auquel il pardonne et le cours de la justice, fournit lui-même ce qu’elle réclame et, la justice éteinte à ses dépens, ne laisse plus paraître que l’amour seul.
Ceci, c’est le pardon humain tel qu’il se pratique d’homme à homme. Pensez-vous qu’il en puisse aller autrement du pardon divin tel qu’il s’est accompli en Christ de Dieu à l’homme ? Pour ma part je ne le pense pas ; c’est le même phénomène, à cela près qu’il s’aggrave encore. Il s’aggrave :
- parce que la personnalité divine est la personnalité par excellence, la seule, à proprement parler, que notre faute offense, et la seule qui ait le droit de ressentir notre faute comme une offense ;
- parce que l’offense est suprême, qu’elle est méconnaissance de l’amour du Père, révolte contre la volonté paternelle du Roi souverain ; elle porte atteinte, elle nie, elle renie, elle blasphème ce qu’il y a de plus sacré en Dieu : son cœur de Père et sa majesté royale ;
- parce que, si nous ne sommes que les agents responsables de la justice, loi inviolable de l’univers moral, Dieu, Lui, en est l’auteur et le suprême garant.
Pour toutes ces raisons, nous croyons que ce qui se passe en l’homme chaque fois qu’il pardonne à l’homme, s’est passé en Dieu, et n’est qu’une faible image de ce qui s’est passé en Dieu lorsqu’il a pardonné aux hommes leurs offenses. La violence que nous nous faisons à nous-mêmes pour pardonner à nos frères, Dieu se l’est faite à lui-même pour nous pardonner. Il lui en a coûté comme à nous un effort, une lutte, un sacrifice, un don de soi-même, une mort à soi-même. Le pardon a été pour lui comme pour nous un pardon, un don par-dessus. Par-dessus quoi ? Par-dessus la justice. — Certes, en tant que créateur et maître absolu de l’univers moral, il aurait pu s’il avait voulu abolir simplement à notre égard le cours de la justice. Mais il ne pouvait pas le vouloir, car, la justice abolie, notre moralité s’effondrait avec tout l’ordre moral. Le salut lui-même, compromis dans son essence, n’était plus un salut ni le pardon un pardon. — Or Dieu nous voulait moraux, moralement sauvés, moralement pardonnés. Il fallait donc qu’il fît à notre égard ce que nous faisons à l’égard de ceux à qui nous pardonnons : qu’il se substituât à nous quant à la justice pour ne laisser paraître qu’un amour moralement justifié à pardonner. En d’autres termes : Dans la mesure où il pardonnait moralement, il s’est lui-même substitué à ceux auxquels il pardonnait et a donné de sa propre substance ce qu’il fallait pour éteindre à leur égard le cours de la justice.
Et que donnait-il ainsi ? Ce qui lui était le plus intime, le plus précieux, ce qui touchait de plus près à sa personne son droit qu’il abandonne, son honneur qu’il laisse fouler aux pieds, sa dignité qu’il laisse méconnue. Et comment cela ? En Jésus-Christ, son représentant, son fils bien-aimé, son autre lui-même, en lequel et avec lequel il s’abaisse, il se donne, il souffre, il se laisse frapper, crucifier et mourir sur la croix.
Dieu prenant sur lui la faute, les conséquences de la faute et le jugement de la faute humaine, voilà ce que montre, manifeste et révèle la croix, où le fidèle contemple Dieu solidaire de Jésus-Christ, le Père uni au Fils, abaissé avec lui, frappé avec lui, souffrant et mourant avec lui.
Sans doute, Dieu qui nous fut toujours Père, Dieu qui a toujours pardonné, a donc toujours souffert ces choses, a toujours pris sur lui et expié lui-même la faute de l’humanité ; le fait du pardon, la loi du pardon, le veulent ainsi. Mais il était convenable, mais il était nécessaire que Dieu nous le dît, que Dieu nous le manifestât, que Dieu nous le révélât. Nécessaire, pourquoi ? Je réponds : pour que nous puissions croire à notre pardon et à la moralité, de notre pardon. S’il est difficile de pardonner, il ne l’est pas moins d’accepter le pardon. Les âmes moralement exigeantes ne font facilement ni l’un ni l’autre. S’il y a des consciences qui se persuadent aisément du pardon divin, il y en a d’autres, et ce sont les plus hautes, les plus fières, les plus profondes, qui on autant de peine à se croire pardonnées, qu’elles ont de peine à pratiquer elles-mêmes le pardon. C’est qu’elles prennent les réalités morales au grand sérieux. Le péché, la justice sont pour elles des réalités redoutables ; elles ne jouent ni avec la gravité de l’un, ni avez les exigences de l’autre. Elles les ressentent d’une manière aiguë et formidable. Elles disent avec Adolphe Monod : « Que Dieu sauve d’abord la majesté de sa loi sainte, qu’Il me sauve après, si possible ». Elles sentent, elles éprouvent que si la justice et la sainteté divines étaient compromises, émoussées, atténuées, Dieu lui-même le serait avec elles, et, avec lui, le fondement même de l’ordre moral. En face de l’extrême culpabilité de leur péché, elles ne croiront pas au pardon facile que l’on prêche aujourd’hui au nom d’un Evangile émasculé, d’où les rigueurs de la croix sont absentes. Plutôt expier elles-mêmes, fût-ce par la mort, que d’accepter un salut sans expiation, une grâce qui ne coûte rien à personne, un pardon facile, trop facile, hélas pour être moralement vrai.
Que faudra-t-il à ces âmes et à ces consciences pour se persuader du pardon, du plein pardon, du pardon gratuit ? Il leur faudra ce que la croix leur offre et leur manifeste : une grâce où la majesté de la loi sainte éclate dans le sacrifice qu’elle coûte à Dieu lui-même, un pardon dont Dieu lui-même remplit les conditions morales et qui est absolu comme la faute, saint comme la faute était coupable, parce que Dieu lui-même souffre pour l’homme et à sa place et fait venir sur lui-même le châtiment qui devait tomber sur l’homme. Mais dès lors aussi, toutes les résistances et tous les doutes sont vaincus. En face d’un Dieu expiant lui-même la faute de ses créatures, comment douter qu’il soit Père ? Comment douter qu’il pardonne, comment douter que son pardon soit à la hauteur de tous les crimes. Il n’y a plus qu’à se prosterner, à croire, à recevoir, et à se laisser porter par un amour dont nous ne mesurerons jamais, — ni les anges ni, aucune créature, — ni la hauteur, ni la profondeur. Or la croix dit tout cela, proclame tout cela, et l’inscrit pour l’éternité dans le roc d’un fait historique.
Nous nous résumons en disant : que Jésus-Christ, envisagé solidairement avec Dieu dont il est la révélation et le représentant, nous révèle sur la croix Dieu se solidarisant avec l’homme, se substituant à l’homme, pour expier avec lui et à sa place le péché de l’homme.
En Christ Dieu s’abaisse, souffre et se sacrifie pour répondre lui-même aux exigences morales d’un salut moral. « Dieu », nous dit l’apôtre, « Dieu était en Christ réconciliant le monde avec lui-même. » L’initiative, les conditions, les moyens et le prix de cette réconciliation ne viennent pas de l’homme, ni même de l’homme d’abord, mais de Dieu seul. « Vous êtes sauvés par grâce [par une grâce dont le caractère moral a coûté à Dieu le sacrifice de son bien-aimé], cela ne vient point de vous : c’est un don de Dieu. »
Or qu’est-ce que tout cela ? Je le répète : une œuvre de solidarité. Prenez les passages apostoliques les plus significatifs, les plus caractéristiques, ceux où s’expriment avec le plus de force l’idée de représentation, de satisfaction vicaire, de substitution de l’innocent au coupable, de sacrifice expiatoire, il n’en est pas un qui ne soit réductible, entièrement réductible, réductible sans reste aucun au fait de solidarité, tel que nous l’avons observé en dehors de l’Evangile, et qu’il se réalise dans l’Evangile.
Ils reviennent tous à énoncer ce simple fait :
- Jésus-Christ s’est rendu solidaire avec les pécheurs d’une part, avec Dieu de l’autre, et
- cette solidarisation n’a porté en lui toutes ses conséquences divines et humaines que parce qu’elle s’est effectuée en lui à sa plus haute puissance,
- par sa nature, par sa liberté, par son amour, par sa sainteté, et qu’il en a réalisé les conditions suffisantes.
Solidarité merveilleuse et bénie, dans laquelle Dieu en Jésus-Christ prend à son compte notre nature (nos fautes) et nous donne en échange la sienne (sa sainteté) « Celui qui ne connaissait pas le péché », dit saint Paul, « Dieu l’a fait péché [non pécheur] pour nous, afin que nous devinssions justice de Dieu en Lui. » Nous étions péché ; c’est lui qui est fait péché. Il ne connaissait pas le péché, il était justice ; c’est nous qui sommes fait justice. Notre péché le condamne, sa condamnation nous justifie. Voilà la donnée dans toute sa concision et sa simplicité. Il est bien possible de s’en scandaliser et de la repousser. Il est impossible de nier qu’elle s’explique toute entière par une loi et par un fait qu’on ne peut refuser : la solidarité.
Cette nouvelle solidarité, conséquence et contrepartie de la première, a les mêmes conditions que les précédentes. Si Jésus-Christ a pu s’identifier avec l’humanité et se substituer à elle, grâce à son double caractère d’être l’homme spécifique et l’homme normal, c’est encore parce que Jésus-Christ est l’homme spécifique et l’homme normal que le croyant peut s’identifier avec lui ; entrer avec lui dans des rapports qui sont plus étroits, plus intimes et plus immédiats qu’avec aucune individualité humaine historique, rapports organiques et vitaux que saint Paul exprime en disant « être fait une même plante avec lui ». Je n’insiste pas sur ce point qui a déjà été relevé ailleurs et qui n’est qu’un corollaire.
Je place maintenant un homme, pécheur, mais mais conscient de son péché, mais souffrant de son péché, en face de la croix de Jésus-Christ, telle que nous venons de la définir. Je suppose qu’il connaisse assez Jésus-Christ pour apprécier ce que cette mort, précédée d’une telle vie, contient, manifeste, révèle de sainteté et d’amour. Sa première impression sera celle d’un étonnement douloureux ; il se demandera pourquoi ce juste, tout saint et tout amour, meurt de la sorte. Cet étonnement retiendra son attention, et plus il réfléchira, plus il laissera agir sur lui le spectacle de la croix, plus il en appréhendera les prémisses et les présuppositions psychologiques et morales, plus sa signification religieuse lui apparaîtra, moins il sera scandalisé, et plus il sera retenu. L’une après l’autre les contradictions se résoudront ; l’un après l’autre les obstacles tomberont.
La première chose qu’il sentira sera, sans doute, une manifestation suprême d’amour et de sainteté. Son cœur en tressaillera, car ce que réclame le cœur de l’homme pécheur, c’est précisément cela : un Dieu qui le condamne en l’aimant, un Dieu qui l’aime en le condamnant. Il ne se contente pas à moins, il n’a pas de paix ailleurs que là, parce qu’un sûr pressentiment l’avertit que le salut est à cette condition. Nous l’avons vu : le salut moral, la régénération, le relèvement du pécheur réclame un pardon qui soit une condamnation autant qu’une grâce, qui inspire autant de haine et d’horreur pour le péché que d’amour et de reconnaissance pour Dieu ; un pardon qui révèle à l’homme les profondeurs tragiques du mal, en même temps que les profondeurs insondables de l’amour divin ; un pardon où la colère, c’est-à-dire la réaction personnelle du Dieu saint contre le péché, et sa miséricorde infinie pour le pécheur se montrent ensemble à un degré infini. La conscience attend cela pour n’être pas énervée au moment où on réclame d’elle son plus grand effort, et ce n’est qu’à ce prix que l’homme pourra se désolidariser, rompre avec son péché devenu odieux, et s’attacher, se solidariser à un amour d’autant plus touchant, d’autant plus émouvant qu’il cherche le pécheur jusque dans son péché ; ce n’est qu’à ce prix que l’homme se mettra résolument du côté de Dieu contre lui-même. Or cela, c’est le salut dans son principe, et les conditions de ce salut sont données dans la croix.
En effet, quelle démonstration du péché de l’homme ! Nulle part et jamais le péché de l’homme n’a été prouvé à l’homme comme sur cette croix par le contraste entre la parfaite obéissance, la parfaite sainteté de la victime et les passions meurtrières qui s’acharnent sur elle. Nulle part et jamais le péché de l’homme n’a dévoilé son horreur et sa véritable essence comme autour de cette croix où il éclate comme une haine de Dieu et un meurtre de l’homme. Nulle part le péché de l’homme n’a été condamné avec tant de rigueur, puisqu’il entraîne la mort du saint qui est devenu solidaire, et qu’en la rassemblant sur sa personne, en devenant péché pour nous, Jésus a été fait malédiction pour nous.
Mais quelle démonstration aussi de l’amour de Dieu ! Quel amour chez la victime, qui subit tout ce qu’elle subit par amour et parce qu’elle aime, qui se solidarise, qui s’identifie, qui se substitue, qui se sacrifie au pécheur par amour. Quel amour plus grand encore, quel amour infini, insondable et véritablement divin, chez le Père qui consent à cette solidarité, à cette identification, à cette substitution, à ce sacrifice par amour et parce qu’il aime ; c’est peu dire, qui a voulu et préparé ce sacrifice — le sacrifice de la conscience filiale par excellence — afin de pouvoir y manifester pour la première fois, y dire pour la première fois la parole d’un amour éternel, d’un amour dont il nous a toujours aimé, mais que l’état de nos cœurs l’empêchait de prononcer jamais, et qu’il prononce enfin dans la première conscience sainte qui ait paru sur la terre. « Dieu n’a pas épargné son Fils unique », nous dit la Bible, et elle ajoute : « C’est en ceci que consiste l’amour de Dieu, que ce n’est pas nous qui l’avons aimé le premier, c’est Lui qui nous a aimés… » Et qui est-ce qui annonce et confirme ce message ? Il faut bien reconnaître que c’est la croix de Jésus-Christ : qu’elle est le sceau et le garant de cette bonne nouvelle, parce qu’elle l’inscrit dans le granit d’un fait1.
1 – Noter la valeur de cette attestation de fait. Sans doute nous savons que Dieu nous est père, c’est une idée, une notion ; mais il est des heures où, comme pour Jésus en Gethsémané, les idées s’obscurcissent, les notions sont balayées, alors il faut autre chose : un spectacle et un regard, — un refuge : la croix.
Qu’un pécheur se place en face de cette croix qu’il l’interprète, d’une part par son péché, de l’autre par le caractère de Jésus-Christ ; qu’il s’approprie un pardon accordé à tel prix ; qu’il prenne pour son Sauveur une telle victime ; — vous le sentez, il condamne et abhorre par là-même son péché ; il est convaincu de l’absolue nécessité de la sainteté ; il voit, il sent, il devine que la sainteté est la chose suprême, la seule chose nécessaire, puisque Dieu lui a tout sacrifié, il renonce à son égoïsme ; il meurt moralement à lui-même ; il se désolidarise d’avec son moi coupable ; il le renonce, il le rejette, et il se donne à un Dieu qui l’a tant et si saintement aimé. La joie du pardon, la haine du mal, la passion du bien, l’envahissent à la fois. Tous ces sentiments jusqu’alors impuissants et vagues reçoivent une impulsion nouvelle, une impulsion souveraine et décisive. Quelque chose a pris fin en lui ; quelque chose a pris naissance. « La charité de Christ nous presse », s’écrie-t-il avec saint Paul, « nous sentons que s’il est mort, c’est afin que tous vivent, non plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux. »
Voilà le premier effet de la prédication, du spectacle de la croix sur une conscience vivante et sérieuse. Elle opère le premier déchirement du pécheur d’avec lui-même ; elle imprime cette première impulsion de repentance et d’amour qui est la condition nécessaire du salut moral ; elle opère cette révolution intérieure, la plus grande, la plus difficile de toutes ; celle au prix de laquelle, les révolutions politiques ne sont que jeu d’enfant, celle qui consiste à détrôner le moi égoïste, à le bannir, à le proscrire, et à introniser à sa place l’amour et la sainteté de Jésus-Christ lui-même. C’est là cette « nouvelle naissance » par laquelle seule on entre dans le royaume, mais qui a elle-même pour condition une mort. Et la croix produit tout cela, c’est-à-dire tout l’effet de l’Evangile, parce qu’elle est l’Evangile résumé et comme condensé dans sa substance, l’Evangile ramené à ses éléments constitutifs, l’Evangile porté à sa plus haute puissance, ramassé sur lui-même, et présenté d’un seul coup, en un seul spectacle, au regard de la conscience2. A cet égard l’apologie de la croix n’est plus à produire ; elle a fait ses preuves. L’expérience, depuis bien des siècles, aujourd’hui comme autrefois, témoigne de la puissance morale de la croix. Elle ne manque à la vie chrétienne qu’au prix de la moralité et par conséquent de la réalité du salut.
2 – Lire à ce sujet quelques pages du Regard de Vinet, pages 78 à 81 des Morceaux choisis.
Ce n’est là toutefois encore que le premier rapprochement, la première relation, la première prise de contact du pécheur avec la croix. Cette croix contemplée, crue et saisie sur le témoignage de la conscience, répondant aux postulats de la conscience, c’est encore une œuvre ; ce n’est pas encore une personne ; c’est l’acceptation, la mise au bénéfice de l’œuvre de Jésus-Christ, ce n’est pas encore la solidarité vivante avec Jésus-Christ lui-même. La vie chrétienne peut bien commencer par là, elle ne saurait s’en tenir là. Elle est une vie, donc un mouvement, donc une marche, donc un progrès ; et ce progrès consiste précisément à passer de l’œuvre à la personne, de la solidarité de la croix à la solidarité de la personne.
De même que chez Jésus-Christ il n’y a pas seulement — nous l’avons vu — une acceptation extérieure de la solidarité humaine dans les conséquences du péché, mais que par son amour il est devenu réellement et intimement un avec nous ; de même la foi, chez les croyants, ne se borne pas à accepter l’œuvre accomplie sans eux et en dehors d’eux par Jésus-Christ. Cette solidarité vivante, intérieure, par laquelle Jésus-Christ s’est moralement identifié au pécheur, la foi la réalise à l’égard de Jésus-Christ dans l’âme du croyant. Supposez à l’origine une foi aussi peu développée, aussi peu spirituelle que vous voudrez, dans l’œuvre de Jésus-Christ accomplie sur la. croix, cette foi, pourvu qu’elle soit vivante, est en principe une union avec la personne de Jésus-Christ, et en continuant à vivre, c’est-à-dire en se développant, elle réalisera de plus en plus son principe. Si, à l’origine, la foi s’éveille à l’occasion d’un fait, jamais elle ne s’arrête, jamais elle ne s’épuise dans un fait. D’une part, toute la force de ce fait est de porter la pensée et l’affection du croyant sur la personne de celui qui a réalisé le fait, et par conséquent de l’unir à lui ; de l’autre, la nature même de la foi conduit au même résultat, puisque la foi est une confiance, un amour, une obéissance, et que cette confiance, cet amour, cette obéissance ne peuvent avoir qu’un objet personnel, la personne de Jésus-Christ.
Toutes les expériences de la vie spirituelle conduisent donc le chrétien à pénétrer plus avant dans la communion de Jésus-Christ, et l’habituent à tout attendre et à tout recevoir de lui. Il se forme ainsi3, entre lui et le croyant, une union qui est la plus étroite de toutes les unions, plus étroite que celle de la chair et du sang, que celles de la famille, de la patrie, de la race, de l’humanité même ; union si profonde et si énergiquement exprimée par les fidèles et les saints — à commencer par saint Paul et à finir par M. Coillard, — qu’on dirait une identification. On ne pense que par Christ, on ne veut que par Christ, on n’agit que par les mobiles et sous l’inspiration de Christ. Toute la vie de l’homme procède de celle de Christ : « Pour moi, vivre, c’est Christ », il est devenu « un même esprit avec le Seigneur ». « Dans le Seigneur », voilà désormais la sphère où se meut la vie ; voilà la détermination fondamentale qui préside et commande à toutes les déterminations particulières. Et remarquez ceci : c’est que le chrétien dit de Jésus-Christ exactement ce que l’homme naturel dit d’Adam. La même solidarité spécifique, qui unit tout homme avec l’espèce humaine qualifiée par le protagoniste pécheur, unit le chrétien avec le protagoniste saint. Ce que toute individualité fait « en Adam », c’est-à-dire par l’espèce, par l’humanité qui vit en lui, à tel point que tout ce qu’il fait est et reste humain, l’individualité chrétienne le fait « en Jésus-Christ », c’est-à-dire par l’humanité nouvelle, par le second Adam que fut Jésus-Christ : à tel point que tout ce qu’il fait est et reste chrétien. Admirable confirmation, d’autant plus admirable qu’elle est plus spontanée, plus involontaire, qu’elle n’est que l’expression d’un fait : du parallélisme entre le premier et le second Adam et de la valeur spécifique de l’individualité de Jésus-Christ.
3 – Voir ce que nous avons dit sur l’expérience chrétienne spécifique, ses origines, ses progrès, son terme, sa nature et son essence (L’expérience chrétienne, I, page 190 et suivantes.).
Et qu’on n’objecte pas ici, comme il m’a été objecté, que cette prise de possession du croyant par Jésus-Christ est le fruit d’une exaltation superstitieuse et immorale en ce qu’elle implique l’abdication du moi, l’anéantissement de l’individualité au profit de l’autorité de Jésus-Christ. Il en serait ainsi si le christianisme, était un jésuitisme, c’est-à-dire une application factice et arbitraire de la solidarité ; mais il ne l’est pas. En un sens, il est vrai, ce n’est vraiment plus moi qui vis, c’est celui qui est en moi et en qui je suis, celui auquel je m’abandonne et avec lequel je me sens chaque jour plus uni par la substance même de mon être moral ; mais dans un autre sens c’est pourtant moi qui vis, jamais je ne vécus plus pleinement, jamais je n’eus une volonté plus forte, plus hardie, plus, victorieuse, plus personnelle, jamais je ne fus davantage moi-même. Qu’est-ce à dire ? Sinon que la solidarité résout dans le domaine chrétien le même problème qu’elle posait et résolvait dans celui de la vie naturelle. L’antagonisme de l’espèce et de l’individu, pris abstraitement, est irréductible. Considérez la réalité de l’espèce, elle tue celle de l’individu ; considérez la réalité de l’individu, elle tue celle de l’espèce. En fait il n’en est rien, et la liberté individuelle se réalise dans la solidarité de la race sans lui faire tort, de même que la solidarité de la race se réalise dans la liberté de l’individu sans lui faire tort. Il en va de même dans la vie chrétienne. La solidarité du croyant avec Christ est la condition — non l’antithèse — de sa liberté individuelle, comme sa liberté individuelle, la libre affirmation de sa personnalité, est conditionnée — non antithétique — par sa solidarité avec Jésus-Christ ; dans le nouvel Adam, comme dans le premier Adam, la solidarité est condition de l’individualité et l’individualité corrélative à la solidarité4. Et c’est là, vous le sentez, une confirmation de plus de la place qu’occupe Jésus-Christ en tant que protagoniste d’une humanité nouvelle. La vérité des effets confirme la vérité du principe.
4 – Les chrétiens les plus individuels sont aussi les plus solidaires de Christ ; comme les plus hautes individualités humaines sont aussi les plus solidaires de l’humanité, celles qui incarnent la plus large part de substance humaine.
Or pourquoi ai-je développé tout cela ? A la fois pour marquer la légitimité du « être en Jésus-Christ » (sa réalité n’étant plus en cause), et pour en tirer les conséquences au point de vue qui nous occupe. Ces conséquences quelles sont-elles ? Que le chrétien qui (par hypothèse) a commencé par se mettre au bénéfice de l’œuvre de Jésus-Christ (la marche inverse se réalise également) passe nécessairement de l’œuvre à la personne et se solidarise avec cette personne tout entière, aussi bien dans sa vie que dans sa mort, aussi bien dans sa souffrance et sa passion que dans sa résurrection et dans sa gloire. Et j’ajoute que cette solidarité avec le crucifié, qui entraîne la crucifixion du fidèle, qui fait de lui aussi un crucifié (un mort par le péché et un mort au péché) légitime seule et justifie seule l’acceptation de la croix. S’il y a encore une difficulté ou un scandale dans la croix, — et il y en a lorsqu’on la prend isolément, — cette difficulté s’évanouit, ce scandale se lève par la solidarité avec le crucifié. Devant la croix seule je suis en face d’une œuvre faite, d’un sacrifice accompli pour moi sans doute, mais sans moi et en dehors de moi. Quelque admirables et touchants qu’en soient les motifs, quelque effet qu’elle exerce sur ma conscience, quelque appel à la repentance et à la conversion qu’elle contienne, quelque sainteté et quelque amour qu’elle dévoile, — néanmoins l’œuvre comme œuvre, le sacrifice comme sacrifice me demeure extérieur et presque étranger. Il m’atteint sans doute, il est en ma faveur et je me sens à son bénéfice ; mais en définitive je n’y suis pour rien, puisque je ne l’ai pas fait moi-même, puisque je ne l’ai ni voulu ni désiré. La croix toute seule, c’est l’expiation objective, c’est la substitution pure, c’est l’œuvre de Jésus-Christ conçue dans sa transcendance, dans sa prééminence, dans sa fière grandeur et son imposante solitude. C’est le point de vue cher au juridisme ; Jésus-Christ faisant pour nous ce que nous ne pouvons pas faire, le faisant gratuitement, définitivement, une fois pour toutes5. Quelque humaine que soit cette œuvre, quelques liens qui la rattachent au cœur de l’humanité — puisqu’elle est accomplie par le Fils de l’homme, représentant et protagoniste de toute l’humanité —, néanmoins le point de vue moral proteste en moi. Il réclame que je sois collaborateur actif à l’œuvre de mon salut. Je ne ne puis le recevoir tout fait ; il faut que j’y sois associé ; il cesserait de me sauver du jour où il me resterait extérieur. Il faut, d’une manière ou d’une autre, que je cesse de me tenir devant cette croix pour y monter moi-même ; il faut qu’après l’avoir acceptée comme un don, je la pratique comme un devoir. Jésus-Christ ne peut mourir efficacement au péché pour moi qu’à la condition que j’y meure, à mon tour, en lui. Il faut, en un mot, pour que la croix ne soit pas stérile mais efficace et vivante, qu’elle ne soit que le principe, le commencement, l’initiation d’une mort semblable que j’accomplisse moi-même et qui s’accomplisse en moi. Alors le point de vue juridique sera dépassé, le point de vue moral satisfait.
5 – Il y a du vrai dans ce point de vue ; Jésus-Christ a fait, pour moi et sans moi, quelque chose que je n’ai pas fait, que je ne pouvais pas faire. Mais ce point de vue n’est pas le point de vue total.
Or le moyen de dépasser le point de vue juridique, de satisfaire le point de vue moral, de passer du don au devoir, de la substitution pure à l’association, à la collaboration, c’est précisément cette solidarité du croyant à la personne de Jésus-Christ, qui est le caractère spécifique de l’expérience chrétienne, et par laquelle le chrétien uni à Christ, fait avec lui ce qu’il fait, devient avec lui ce qu’il est devenu, vit de sa vie, afin de souffrir et de mourir avec lui. L’expiation extérieure et objective devient ainsi une expiation intérieure et subjective. Commencée en dehors de moi sur la croix, elle se poursuit et s’achève en moi. La substitution fait place à une collaboration. C’est dans ce sens que saint Paul disait, et que tout chrétien répète après lui : « Je suis crucifié avec Christ » (Galates 2.20). C’est encore la même pensée qu’il exprime (Philippiens 3.8-10). « Pourvu que je gagne Christ et que je sois trouvé en lui…, afin que je connaisse et l’efficacité de sa résurrection et la communion de ses souffrances, me rendant conforme à lui dans sa mort » ; et il ajoute, dans les Colossiens (1.24) : « Je me réjouis maintenant dans les souffrances que j’endure pour vous et j’achève de souffrir en mon corps ce qui manque aux souffrances de Christ pour son corps qui est l’Eglise. » Et cela n’est pas personnel ou spécial à Paul, comme les versets cités pourraient le donner à croire, la communion aux souffrances et à la mort de Jésus-Christ se réalise ou doit se réaliser en chaque croyant. Romains 6.5-6 : « Car si nous avons été faits une même plante avec lui par la conformité à sa mort, nous le serons aussi par la conformité à sa vie. Sachant que notre vieil homme est crucifié avec lui, afin que le corps [l’organisme] du péché fût détruit et que nous ne fussions plus asservis au péché » ; Romains 7.4 : « Ainsi mes frères vous êtes morts à la loi par le corps [crucifié] de Christ » ; Colossiens 2.20 : « Si donc vous êtes morts avec Christ » … et tous les passages parallèles, comme Galates 5.24 : « Or ceux qui sont à Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises » ; Galates 6.14 : « Dieu me garde de me glorifier en autre chose qu’en la croix de notre Seigneur Jésus-Christ, par laquelle le monde est crucifié à mon égard, et moi au monde », etc…
Le trait commun à tous ces textes est précisément celui que nous réclamons au nom du point de vue moral de l’expiation : une communion, une solidarité aux souffrances et à la mort de Jésus-Christ, qui font de la croix, non pas une quantité toute faite et qu’on accepte passivement, mais une donnée initiale, une initiation au sacrifice, un ferment ou un principe actif d’une souffrance et d’une mort semblables à celle de Jésus-Christ, accomplies ou souffertes par les mêmes mobiles, pour les mêmes raisons, dans la même sphère et par le moyen d’une solidarité avec la personne de Jésus-Christ qui est une identification progressive du croyant et de Jésus-Christ. Poursuivez maintenant par la pensée ce développement jusqu’à son entier accomplissement chez tous les croyants. Ne voyez-vous pas à cette hauteur, qui est la hauteur finale, les courbes se rejoindre, le cercle se former, la solidarité de Jésus-Christ avec l’humanité correspondre à la solidarité du croyant avec Jésus-Christ et le mystère de la croix se résoudre dans un flot de lumière ?
Jésus-Christ était un avec les pécheurs en Gethsémané et sur la croix, par la volonté du Père, par sa nature humaine, par sa propre volonté et par son saint amour. Voilà la pierre d’angle. Les pécheurs sont un avec Jésus-Christ, par la volonté du Père, par leur nature humaine, par leur propre volonté et par leur saint amour. Voici le fait de la rédemption. — Christ et les croyants forment un seul corps. Ils sont donc légitimement solidaires. Ce qui est à Christ, est au croyant ; ce qu’a fait Christ, les siens, membres de son corps, l’ont fait avec lui et par lui. La justice de Dieu, en acceptant l’expiation offerte par l’innocent en faveur des coupables, est entière ; parce que l’innocent et les coupables ne font qu’un ; parce que l’innocent, transformant les coupables à son image, en a fait des saints parce que l’expiation du protagoniste a entraîné celle de tous ceux qui lui appartiennent. La volonté de Dieu à l’égard de l’homme est accomplie, la vocation humaine est glorieusement réalisée.
On nous objectera peut-être que ceci, c’est le terme, l’achèvement, l’accomplissement ; mais que des origines à ce terme, il y a des intermédiaires, et que ces stades intermédiaires remettent tout en question. En effet l’espace intermédiaire est rempli par les progrès du croyant dans la solidarité avec Jésus-Christ ; cette solidarité est le résultat d’une activité et d’un effort moral, et plus nous appuierons sur le rôle et l’importance de cet effort, plus nous redeviendrons nous-mêmes passibles de l’objection que nous dirigions contre les partisans de la théorie morale, qui fait dépendre le salut, non de la foi, mais des œuvres ; qui fait procéder la justification de la sanctification ; et ramène par conséquent toutes les incertitudes relatives à l’assurance du salut, incertitudes que nous déclarions mortelles au travail de la sanctification.
Cette objection, nous n’avons pas le droit de la dédaigner, puisque nous l’avons faite nous-mêmes aux partisans de la théorie morale de l’expiation. Il nous faut y répondre, ce qui nous sera facile, car elle repose sur une méconnaissance de la situation nouvelle qui est faite au croyant par la mort de Christ, et des facteurs en jeu dans le travail de la sanctification chrétienne sur la base de l’expiation de la croix.
Je commence par l’examen de ces facteurs, et je tombe du premier coup sur le principal : la foi. Et je dis d’emblée que la foi, devenue l’agent de la solidarité avec Jésus-Christ, exclut par sa définition même, c’est-à-dire par son essence, cette inquiétude relative au salut, ces questions que l’on se pose et que l’on ne peut résoudre, de savoir si l’on est assez sanctifié pour être pardonné, etc… L’essence de la foi, c’est la confiance, non en soi-même, mais en l’objet auquel on se confie. Le propre de la foi est donc de nous dépréoccuper de nous-mêmes et de nous attacher au seul objet de, notre confiance. Elle nous fait regarder à Jésus-Christ, et à Jésus-Christ crucifié. En même temps qu’elle nous unit à lui, elle nous fait nous oublier nous-mêmes. Suspendus à Jésus-Christ et à lui seul, la foi nous débarrasse de cette vaine prétention de chercher en nous-mêmes le fondement de notre paix, de notre joie, de notre force, de notre réconciliation avec Dieu, de notre salut. Ce n’est donc pas sur ses propres sentiments, ni sur ses progrès dans la sainteté, ni même sur la profondeur et l’intimité de sa foi que le croyant (celui qui vit par la foi et de foi) établit sa sécurité ; mais sur le seul objet de sa foi, sur Jésus-Christ uniquement. Il n’y en a qu’un, et c’est lui, qui ait été parfaitement saint ; il n’y en a qu’un, et c’est lui, qui ait parfaitement obéi et parfaitement aimé ; il n’y en a qu’un, et c’est lui, qui ait accepté le jugement de Dieu sur le péché comme Dieu le prononce ; il n’y en a qu’un, et c’est lui, qui ait souffert saintement des conséquences du péché et dont la mort ait expié la faute de l’humanité. Ce n’est donc pas ce que nous éprouvons et ce n’est pas ce que nous sommes que nous présentons à Dieu, c’est Jésus-Christ, cet autre et meilleur nous-mêmes. C’est de Jésus-Christ que nous nous couvrons, que nous nous enveloppons devant Dieu. C’est « en Jésus-Christ » que nous sommes sauvés et non point en nous-mêmes.
Et, chose bien digne de remarque, cette pratique incessante de la foi, qui nous détourne de nous-mêmes pour nous porter vers Christ, opère dans le même temps notre propre salut ; elle rend réel en nous ce que nous ne trouvons et ne voulons trouver qu’en Jésus-Christ seul. Car c’est elle, qui nous unit à lui et qui, en nous transportant en lui, en nous suspendant à lui, transporte en nous tout ce qu’il est lui-même. Il y a donc bien réalité du travail moral, de la sanctification, de la régénération ; tout cela est réel, positif, n’a rien d’imaginaire ni de factice. Mais il n’y a ni propre justice, ni orgueil, ni salut par les œuvres, ni mérite, ni incertitude du salut. Car la foi qui est un acte perpétuel sans être un mérite, qui est un effort, mais un effort qui nous vide de nous-mêmes, en exclut toutes les possibilités. Ainsi se réalise le paradoxe étrange qui est la condition d’un salut moral : la justification par la foi et non par les œuvres ; le travail moral non pour obtenir le pardon, mais sur la base d’un pardon préalable, et par conséquent la certitude et la joie du salut, condition de toute force morale, présidant à l’œuvre de la sanctification. Or tout cela, c’est encore de la solidarité. Car la foi, cette confiance faite d’amour et d’obéissance, est la grande puissance, le grand agent de toutes les solidarités humaines dans l’ordre spirituel6.
6 – Voir sur ce sujet, l’étude de Charles Bois, dans la Revue de théologie et des questions religieuses, 1889, pages 29 et 30 en particulier.
Nous venons de voir les trois termes : l’humanité coupable, — Jésus-Christ, — le croyant, — qui sont engagés dans la rédemption chrétienne, d’après la conception solidariste : Jésus-Christ identifié au pécheur ; le croyant identifié à Jésus-Christ. Il nous reste à considérer la sanction que Dieu donne ou refuse à cette double solidarité. Autrement dit : si cette solidarité se justifie au point de vue de Dieu, et comment nous pouvons la comprendre en tant que permise et même voulue par Dieu lui-même. La manière même dont nous sommes amenés à formuler notre sujet prouve que nous aurons à faire ici avec des objections et qu’examiner ces objections sera le meilleur moyen d’étudier notre matière.
La grande question qu’on nous pose et qui se pose en effet, est celle-ci : Que faites-vous de la justice de Dieu ? A toute rigueur nous voyons bien comment en Jésus-Christ, le saint s’identifie au coupable pour souffrir et mourir à sa place ; nous voyons aussi comment le croyant, coupable repentant, s’identifie au saint et comment par la foi il s’en couvre devant Dieu. Mais où est la justice de Dieu dans tout cela ? Car, en définitive, ce qu’il en reste — et vous l’avez dit vous-même —, ce sont deux formidables injustices : que Dieu impute à l’innocent la faute et la peine du coupable, et qu’il impute au coupable (le croyant) la justice du saint ; que Dieu traite donc à la fois et simultanément l’innocent pour coupable, et le coupable pour innocent. N’est-ce pas un renversement des fondements mêmes de l’ordre moral ? Et c’est sur ce renversement que vous prétendez le reconstruire et le relever ? Avouez au moins que, si c’est là le Dieu qui résulte de l’œuvre de Jésus-Christ, il diffère singulièrement de Celui qu’Il nous révèle dans sa personne ; qu’il en diffère jusqu’à en être la caricature et l’antithèse.
Cette objection n’est pas nouvelle. Si vous vous en souvenez, c’est celle-là même que formulait le socianisme dans le Catéchisme de Racovie et que dès lors les adversaires de la croix n’ont pas manqué de reprendre et de faire valoir constamment. J’admets volontiers qu’elle paraisse formidable à première vue ; j’incline à penser qu’elle contribue à éloigner de la croix de Jésus-Christ bien des consciences honnêtes. Je tiens toutefois que l’honnêteté de ces consciences-là est plus superficielle que profonde et qu’un sentiment plus fondamental et plus vif des réalités morales aurait vite fait d’en avoir raison. L’origine même, le lieu de naissance de l’objection nous est un indice de sa fausseté et va nous mettre sur le bon chemin pour y répondre. Elle est née sur le terrain de l’individualisme moral ; c’est sur ce terrain qu’elle a toujours pris ses racines et sa force. Or l’individualisme moral n’est que là moitié de la vérité ; l’autre moitié c’est la solidarité. C’est donc par la solidarité et au nom de la solidarité qu’il faut y répondre.
L’objection ne porte pas sur l’imputation subjective que Jésus se fait de la faute humaine, mais sur l’imputation objective. Qu’un innocent demande par dévouement à se charger de la faute d’un coupable, cela se peut admettre et se voit tous les jours (imputation subjective). Mais qu’un juste juge, que Dieu en personne, accepte cette substitution, bien plus, qu’il la veuille et l’impose (imputation objective), voilà qui ne saurait être admis, dit-on, car c’est attribuer à Dieu un renversement de justice.
C’est l’objection. Notre réponse ne va pas à contester ce renversement ; car ce renversement, cette imputation à un innocent de la faute du coupable et au coupable de la sainteté d’un innocent, c’est toute la rédemption. Enlevez cela, il ne reste rien. Mais voici où va notre réponse :
a) Nous répondons d’abord que l’objection ou la difficulté considérée dans les relations entre Dieu et Jésus-Christ est levée par ce que nous avons dit de la solidarité de Dieu aux souffrances et à la mort de Jésus-Christ. Si Dieu souffre avec et en Jésus-Christ ce que Jésus-Christ souffre, il n’y a plus rien d’arbitraire, ni de choquant dans la substitution du Fils au Père pour réconcilier le monde avec soi ; et cela d’autant moins que Jésus-Christ a voulu cette substitution non seulement du côté de l’homme, mais aussi et surtout du côté de Dieu.
b) Nous remarquons ensuite que ce renversement de justice, ce prétendu monstre est un fait universel, l’application de la grande loi qui régit la vie humaine. L’histoire des peuples, des familles et des individus est tissue de réversibilités analogues. Elle nous montre continuellement les hommes souffrant pour des fautes (c’est-à-dire expiant des fautes) qui ne sont pas les leurs et bénéficiant de vertus qui ne sont pas les leurs. Cette imputation (et très objective encore, car la plupart du temps elle est subie bien plus qu’acceptée) des conséquences à ceux qui ne sont pour rien dans les actes compose la substance de l’histoire des peuples et des individus. Si donc on s’insurge contre un fait où cette loi de solidarité s’applique à un degré éminent, l’on doit aussi (à moins de renoncer à toute justice et à toute logique) s’insurger contre la loi elle-même et la trouver partout immorale et mauvaise.
Car enfin la solidarité n’a pas été inventée pour expliquer le dogme de l’expiation. Elle est un fait, elle existe indépendamment de toute dogmatique, de toute religion révélée ou non, elle est aussi certaine, aussi réelle, aussi impérieuse que le reste des lois de la nature, que celle de la pesanteur, par exemple. J’estime l’avoir suffisamment démontré pour vous en avoir convaincu.
Puis donc que Dieu a mis la solidarité partout dans la vie de l’humanité, puisqu’il en a fait une des lois constitutives de son développement moral, comment se scandaliser de la retrouver dans l’œuvre qui doit arracher l’humanité au mal et la reconstituer pour le bien ? Faudrait-il que Dieu cessât d’être d’accord avec lui-même dès qu’il entreprendrait la rédemption de la créature déchue. ? Faudrait-il qu’il se mît à agir sur l’homme pour le relever par d’autres voies que celles dont il use d’ordinaire ? Faudrait-il qu’il se servît de moyens magiques et violents ; qu’il fît un sauvetage au lieu d’un salut ? Ne voit-on pas que si l’on crie à l’injustice, au renversement de la morale, c’est Dieu, le Dieu créateur et non le Dieu rédempteur qu’on accuse, puisque le second ne fait qu’employer une solidarité créée par le premier, et qu’ils agissent ensemble dans l’accord d’une même loi ?
c) De plus, on se met en contradiction avec la conscience morale au nom de laquelle on prétend parler. Et c’est ici qu’apparaît cette superficialité des besoins de la conscience que j’indiquais tout à l’heure. C’est un médiocre degré de moralité que celui qui n’a d’autre idéal et d’autre mesure que la justice individuelle. C’est de la moralité singulièrement imprégnée d’égoïsme. Le dernier mot de la conscience n’est pas la justice individuelle, mais la justice humaine, la justice sociale, solidariste, celle qui se réalise par l’amour. Or la justice qui se réalise par l’amour, la justice solidariste, a pour devise une formule bien connue : « tous pour un, un pour tous ». La solidarité, entraînant la substitution individuelle, fait partie de la justice, de la vraie justice, de celle que réclame et qui satisfait la conscience. Je l’ai montré précédemment, je n’y reviendrai pas. Or, la formule idéale de la justice solidariste est exactement là formule de la rédemption. Si la conscience humaine la réclame, a-t-elle le droit d’en contester à Dieu — créateur et juge de la conscience — la mise en pratique ? Et si la conscience humaine exprime son dernier fond et fait un effort suprême en en balbutiant la formule, est-il équitable de sa part d’en refuser à Dieu la réalisation intégrale ? N’est-il pas naturel, raisonnable, dans l’ordre, que Dieu achève ce que l’homme commence, que Dieu accomplisse ce que l’homme postule ?
d) Et qu’on ne nous objecte pas ici que le cas est différent, que la substitution solidariste n’est juste que dans le sein de l’humanité, c’est-à-dire entre des êtres unis les uns aux autres par l’identité de l’espèce, vraiment semblables les uns aux autres, vraiment identiques les uns aux autres tandis que dans la rédemption il s’agit d’un être différent et distinct du reste des hommes : de Jésus-Christ le Fils de Dieu. Nous protestons que nous n’avons point donné lieu à cette objection et que l’Evangile n’y donne point lieu. Certaines théologies, il est vrai, restent passibles de cette objection (la théorie juridique entre autres), celles qui font de la victime substitutive non pas le Fils de l’homme, mais le Fils de Dieu au sens métaphysique et trinitaire. Là le reproche pourrait être fondé ; dans le docétisme, mais non point chez nous. Nous avons toujours parlé de Jésus-Christ comme du Fils de l’homme, de ses souffrances et de sa mort comme de celles du Fils de l’homme. Nous avons montré que nul ne fut plus homme que Jésus-Christ ; qu’il fut uni à l’humanité par un lien à la fois plus étroit et plus universel qu’aucun autre homme ; qu’il n’y a pas, entre deux générations du même peuple, entre deux individus de la même famille, des rapports plus substantiels, plus intimes, plus organiques qu’entre Jésus-Christ et tout homme ; qu’en un mot Jésus-Christ est à un degré éminent, unique et universel, le frère de tout homme, son alter ego, son meilleur, son vrai moi. Et nous ajoutons qu’alors même, et pour expliquer précisément le caractère universel et suréminent de son identité humaine, nous serions entraînés à postuler la préexistence de Jésus-Christ, à parler de lui comme du Verbe de Dieu, comme du Fils de Dieu — éternellement préexistant en Dieu, — comme le font les apôtres et comme le feront toujours ceux qui réfléchiront intellectuellement l’expérience chrétienne au point de vue métaphysique ; cela ne changerait rien à l’affaire. Car Jésus-Christ, caractérisé dans sa divinité comme le Verbe ou comme le Fils de Dieu, est caractérisé par là même dans son unité substantielle avec la race humaine, qui, elle aussi, est fille de Dieu ; il reste alors comme toujours le prototype de l’homme, et la manifestation de sa solidarité historique — à laquelle seule nous avons voulu nous tenir — n’est que le résultat, la manifestation d’une solidarité métaphysique. Consultez le prologue du quatrième évangile, ou Paul, ou Pierre, ou l’auteur de l’épître aux Hébreux, dans leurs déclarations les plus catégoriques sur la préexistence de Christ ; loin de l’éloigner, de le séparer par là de l’humanité, ils sont tous d’accord sur l’unité fondamentale de Jésus-Christ avec l’humanité et ne font, par la préexistence, que chercher à se rendre compte de l’unité qu’ils ont constatée dans la vie terrestre du Fils de l’homme.
L’expiation opérée par Jésus-Christ est donc, encore une fois, un fait de solidarité, pareil à ceux qui forment le tissu de l’histoire, justifiable comme eux.
e) J’ajoute plus justifiable et plus pleinement justifiable qu’aucun d’eux. En effet la solidarité naturelle, la solidarité en Adam est une solidarité qui s’impose ; on la veut quelquefois ; on peut la vouloir ; on la subit toujours. C’est une fatalité à laquelle on ne saurait se soustraire. Et cette contrainte dans la solidarité la fait paraître parfois révoltante. Elle crée une difficulté pour quiconque croit en Dieu et en sa justice. Elle semble nous mettre parfois moins en présence de son amour et de son équité qu’en face de sa pure souveraineté7.
7 – Nous reviendrons tout à l’heure sur ce problème et nous verrons si peut-être il ne s’explique pas par la croix, celle-ci justifiant Dieu dans l’histoire et achevant ce qui peut manquer à sa justice à l’égard de l’homme.
Au contraire, la solidarité en Christ est absolument morale ; elle se constitue d’un bout à l’autre dans la liberté et par la liberté ; il n’y a point de contrainte, point de fatalité en elle ; elle n’est imposée à personne et en aucun sens ; elle est librement voulue par Jésus-Christ et elle se réalise pour les hommes dans la mesure où les hommes le veulent librement aussi. En effet quels sont ceux qui sont au bénéfice du sacrifice de Jésus-Christ ? Ce sont ceux qui croient ; ceux-là certainement et ceux-là seulement. C’est là la grande doctrine, non pas seulement de Paul, bien que Paul en soit le grand théologien, mais de tout l’Evangile. Elle résulte de toute notre étude sur la rédemption ; elle est l’Evangile même. Or qu’est-ce que la foi ? Une contrainte ? Une passivité ? Un état d’esprit ? Un héritage fatal de l’éducation ? Nullement. La croyance est tout cela ; la foi, non. La foi est un acte de la volonté qui se livre, qui se rend, qui se confie ; un acte, non pas arbitraire sans doute, car il a dans le cœur et dans la conscience des raisons et des mobiles ; mais un acte libre, librement décidé, librement accompli, par lequel le pécheur s’attache à Jésus-Christ, entre et veut entrer effectivement en solidarité avec Jésus-Christ.
Il suit de là que cette solidarité est voulue, réclamée et instituée par toutes les parties intéressées. Dieu, dont l’obligation de conscience exprime la volonté et dont le péché viole la loi, Dieu qui est le premier personnellement engagé, Dieu veut sauver les hommes coupables par leur solidarité avec Jésus-Christ. Jésus-Christ veut se constituer solidaire avec ces coupables et faire réparation pour eux. Enfin les coupables réalisent cette solidarité et demandent à en profiter. Qu’y a-t-il à dire ? Tout n’est-il pas parfaitement libre, moral et juste ? En sorte que si l’on voulait réclamer au nom de la justice, il faudrait reconnaître d’abord que de tous les faits de solidarité celui de la rédemption, étant le plus libre et le mieux consenti par les intéressés, est celui qui prête le moins à l’accusation d’injustice ; et que si l’on veut protester quand même, il faut protester d’abord, non contre la solidarité du salut, mais contre la solidarité naturelle, c’est-à-dire contre les conditions premières de l’existence humaine, ce qui est absurde du point de vue scientifique et sacrilège du point de vue moral, puisque cette solidarité, en fin d’analyse, est réclamée par la conscience, comme la justice même.
L’objection de l’injustice dans la substitution de l’innocent au coupable et du coupable à l’innocent étant écartée et nous croyons qu’elle l’est — par les considérations précédentes, une autre objection se présente, qui lui est intimement connexe, qui n’est guère qu’un autre aspect de la même objection et qui néanmoins est assez spécieuse. Pour tout dire, elle m’a assez troublé moi-même un certain temps pour valoir d’être traitée à part, tant je suis certain qu’elle se présentera également à vos esprits.
Elle porte sur la réalité de l’imputation objective (faite par Dieu) de la justice de Christ au croyant. Elle est la base et la condition sine qua non de la justification par la foi. Aussi est-elle l’une des affirmations, l’une des doctrines les plus tenacement revendiquées par la Réformation au XVIe siècle ; elle n’a cessé depuis lors de l’être par tous ceux qui, dans la théologie protestante, ont voulu maintenir le dogme central de la justification par la foi. Il faut, en effet, pour que le salut du chrétien ne dépende pas de ses œuvres et sa justification de la perfection de la sanctification, c’est-à-dire pour qu’il puisse travailler dans la pleine assurance, dans la force, dans la joie et dans la liberté de son pardon, il faut que Dieu le justifie alors qu’il est encore pécheur ; en d’autres termes, il faut que Dieu le tienne pour juste alors qu’il ne l’est pas. C’est la fameuse notion de la justice imputée (déclarative), ou de l’imputation de justice. Or tenir pour juste un homme qui ne l’est pas et le traiter comme tel, cela n’est-il pas irréel au premier chef ?
Remarquez, tout d’abord, que la question ne porte, pas sur l’imputation subjective, c’est-à-dire sur cet abandon que fait le croyant de ses propres sentiments et de ses propres mérites pour ne suspendre sa confiance qu’à Jésus-Christ seul. Cela, c’est un fait observable et observé, que produit naturellement et nécessairement la foi. Or la foi est par essence un abandon de soi-même et une identification avec son objet. La question porte sur la réalité objective, sur l’objectivité de cette imputation. On demande si elle est une illusion, un pur sentiment, ou si elle est une réalité, si ce n’est que le croyant qui se couvre par la foi de la justice de Jésus-Christ, ou si Dieu de son côté fait de même et attribue au croyant la justice de Christ. Si oui, — et il semble bien qu’il le faille pour que la justification soit un fait — la question revient et on se demande si cela est vraiment possible ; si tenir un pécheur pour un juste n’est pas une fiction, une pure convention, un pur arbitraire ; et si cela est digne de Dieu.
Longtemps j’ai moi-même pensé de la sorte. Il m’était impossible de faire rejoindre l’idée de Dieu à l’idée d’une imputation d’une justice fictive, — et pourtant je sentais bien qu’écarter l’imputation de justice au pécheur, c’était compromettre gravement le salut par la foi.
Il me semble aujourd’hui que j’exposais mal le problème (et avec moi toute la théologie), et qu’au lieu de parler d’imputation, il est plus juste de parler d’anticipation. Dieu n’impute pas fictivement au pécheur une justice qu’il ne réalise pas ; Dieu anticipe sur un résultat ultérieur qui est la suite, le résultat, l’effet naturel de la foi en Jésus-Christ. Encore cette anticipation n’en est-elle au fond pas une. Comme le chêne est dans le gland ; comme on peut dire du gland qu’il est un chêne ; comme un effet est dans sa cause et un résultat dans son principe ; de même la justice du fidèle est dans sa solidarité avec Jésus-Christ. La foi est le principe de la sanctification ; celui qui a la foi, ou plutôt celui qui a fait acte de foi en Jésus-Christ est juste en principe ; ce n’est donc pas lui imputer une chose irréelle ou fictive, que de lui imputer sa foi à justice. C’est simplement constater que la justice est dans la foi, comme le chêne est dans le gland. C’est donc à juste titre que, dès que nous nous solidarisons avec Jésus-Christ mort pour nos péchés, Dieu nous pardonne, Dieu nous fait grâce, Dieu nous traite comme il traite Jésus-Christ, c’est-à-dire nous introduit dans un rapport filial avec lui-même et nous déclare ses enfants. Il ne nous traite alors comme si nous étions un avec Jésus-Christ que parce qu’en effet nous sommes un avec lui, sinon déjà par tous les effets, au moins par le principe. Et comme ce principe produira nécessairement ses effets, comme Jésus-Christ s’est porté garant pour ceux qui mettraient leur foi en lui, comme il a le pouvoir et le droit de transformer en saints des pécheurs, comme la foi en lui est le commencement de l’union avec lui, le commencement de la participation à sa vie, à sa sainteté, à sa justice ; comme toute la perfection du ciel est contenue dans le grain de sénevé de la foi, — Dieu a le droit de voir ce qui sera dans ce qui est, Dieu ne considère pas le pécheur tel qu’il est, mais tel qu’ayant commence d’être, il sera certainement ; il le considère non en lui-même, mais en Christ avec lequel il s’unit pour devenir une même plante avec lui (Romains 6.5), pour être transformé à son image et à sa ressemblance (1 Corinthiens 15.49 ; 2 Corinthiens 3.18 ; Éphésiens 4.24 ; Colossiens 3.10) et pour parvenir à la pleine stature de Jésus-Christ (Éphésiens 4.13). Cette anticipation qui, au fond, n’en est une que pour nous, mais qui n’en est pas une pour Celui dont l’œil voit l’avenir dans le présent, n’a rien de conventionnel, de fictif ou d’arbitraire. Dieu ne fait rien d’irréel en imputant sa foi à justice au pécheur ; il consacre au contraire une réalité qui emporte et détermine toutes les autres. La justification du fidèle par la foi seule, mais par une foi qui a pour objet Jésus-Christ mort et vivant, et qui par conséquent entraîne chez le fidèle la mort du péché et la vie à Dieu, est donc objectivement et subjectivement garantie et justifiée.
Il reste encore une difficulté mais sur laquelle cette fois, nous sommes bien forts, et à propos de laquelle, au lieu de nous défendre, nous allons attaquer.
Si la solidarité en Jésus-Christ resplendit à nos yeux en pleine lumière morale, il n’en va pas de même de la solidarité en Adam ou de la solidarité naturelle : elle reste enveloppée de ténèbres. Elle est un fait, sans doute, un fait certain, universel, mais un fait écrasant. Elle est réclamée, sans doute, par la conscience morale, mais d’une manière indirecte, et prise seulement à la hauteur de ses manifestations les plus générales. En elle-même elle reste obscure et parfois (dans telle ou telle de ses manifestations spéciales) révoltante. Sans doute encore, elle s’explique intellectuellement et se justifie moralement par la notion d’espèce (par la réalité, l’unité et la continuité de l’espèce). Il n’en reste pas moins cette grosse difficulté et même ce gros scandale : que l’individu est corrompu par l’espèce autant et plus peut-être que par sa propre liberté, qu’on sacrifie en somme l’individu à l’espèce. On affirme que l’individu est déterminé par l’espèce ; que l’individu, manifestation et produit de l’espèce ne peut réaliser et développer d’autre vie que celle de l’espèce ; qu’il est donc entièrement subordonné à l’espèce, encore une fois sacrifié à l’espèce. Cela est-il juste ?
Il faudrait pour résoudre le problème et pour lever ce scandale, que chaque membre de la famille humaine, que chaque individu fût mis personnellement en demeure, fût personnellement capable d’accepter librement, ou de répudier librement l’héritage des générations antérieures. — Voilà qui serait la justice ; une justice qui ne ferait pas tort à la solidarité, puisque celle-ci subsisterait tout entière, mais une justice qui relèverait l’individu, puisqu’elle lui permettrait de se déterminer librement à l’égard de la solidarité naturelle. Seulement dans l’état naturel cette justice n’existe pas. Sans doute l’individu est appelé à se prononcer sur tous les points de sa vie morale, et c’est la liberté qui lui reste. Mais précisément il n’est pas libre de se prononcer sur le seul point qui importe, celui de la solidarité. Qu’il le veuille ou non, l’héritage du passé lui est imposé ; qu’il le veuille ou non, cet héritage le détermine ; il est déterminé par sa naissance même, dans le sens de l’espèce dont il procède, il naît enclin au mal, prédestiné au mal, il péchera nécessairement.
Le problème serait-il résolu, si Dieu, par un acte de sa toute puissance, ramenait chaque individu à l’état d’innocence, le replaçait au début de sa vie morale dans des conditions parfaitement neutres, identiques à celles du premier homme avant le premier péché ? C’est la solution proposée par l’individualisme pur. Mais d’abord elle ne se réalise pas. Et, se réalisât-elle, elle serait la négation de l’histoire, la ruine de l’espèce humaine qu’elle prétend sauver. Or elle ne se réalise pas pour une raison bien simple, c’est qu’elle mettrait le Dieu créateur qui a voulu l’espèce en contradiction avec le Dieu rédempteur qui l’abolirait. D’ailleurs voyons le fond des choses : ces individus, dégagés de toute solidarité réciproque, entièrement séparés les uns des autres, sans ancêtres et sans descendants, ne seraient plus des hommes. Ce seraient des êtres nouveaux essentiellement différents de ceux que nous sommes. On n’aurait pas une rédemption. C’est-à-dire une restauration, un achèvement du dessein éternel de Dieu. On aurait une seconde création, négation de la première. Dieu, battu par le péché de l’homme, avouerait son impuissance à le sauver par la nécessité de créer sur d’autres bases une humanité nouvelle.
Cette solution du problème de la rédemption étant écartée, il n’en restait qu’une seule autre : c’est que Dieu, en s’emparant des conditions de l’existence humaine (individuelles et spécifiques) telles qu’il les a faites lui-même et en les respectant, contrebalançât la solidarité première par une solidarité seconde, la solidarité de perdition par une solidarité de salut, de telle sorte que l’individu fût rendu à la liberté de choix (qu’il avait perdue) et remis en possession de l’entière disposition de lui-même. C’est ce que Dieu a fait en Jésus-Christ. Par Jésus-Christ, Dieu met l’individu sous l’influence d’une solidarité opposée à celle d’Adam, il le place sous l’action de motifs puissants, les plus puissants qu’il y ait dans l’ordre moral, et non seulement de motifs, mais d’une action, d’une entreprise, d’une énergie aussi déterminantes que l’action, l’entreprise et l’énergie de la solidarité naturelle, s’exerçant d’une manière aussi centrale et aussi profonde et capables par cela même de neutraliser les premières.
Sans parler de l’influence générale et collective du christianisme dans l’histoire, qui pourtant n’est pas une quantité négligeable et qui agit dans le même sens, je m’en tiens au seul spectacle de l’œuvre et de la personne de Jésus-Christ. Dans le simple fait de Jésus-Christ présenté à l’âme, il y a une énergie d’appel et une puissance d’affranchissement qu’on ne saurait mesurer. Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, la croix où meurt Jésus-Christ, c’est la tentative suprême et, si l’on osait s’exprimer ainsi, l’effort désespéré de Dieu pour secouer l’homme en son insouciance morale, pour le mettre en réaction contre sa mauvaise nature, pour provoquer un retour sur soi, des ruptures d’esclavages internes, de libres et définitives décisions. Quelle démonstration du péché et de ses conséquences, du péché et de sa nature odieuse ! Quelle accusation, quelle menace ! Et d’autre part, quelle déclaration de miséricorde et de charité ! Quelle beauté morale, quel puissant attrait ! En un mot : Quelle sommation de la justice, quel appel de la grâce, quelle supplication de l’amour ! C’est-à-dire : Quels mobiles et quelle énergie capables de réagir contre les mobiles et les inclinations qui nous viennent de la nature déchue ! Jamais, nulle part, la conscience humaine ne sentira rien de pareil, ne verra rien de pareil,— de plus émouvant, de plus désespéré, de plus sublime, de plus miséricordieux et de plus saint,— à ce qu’elle sent, à ce qu’elle voit au pied de la croix, Toute la réalité du monde moral, ramenée et comme condensée en elle-même, brille dans l’éclair vengeur de l’amour divin. L’homme qui se trouve une fois réellement (je dis réellement car on peut passer sans voir, on peut voir sans regarder et regarder sans comprendre) en présence de Jésus-Christ et de Jésus-Christ crucifié, ne peut passer outre sans qu’il ne devienne pire ou meilleur. Il faut qu’il s’arrête, il faut qu’il se décide, il faut qu’il prenne une résolution ; quelque chose de définitif et de suprême se passe entre lui et la croix.
Ce quelque chose n’est pas déterminé d’avance. L’homme est mis en liberté. Par une correspondance qui n’a rien de magique, qui a été calculée par la sagesse et la bonté divines ; par une correspondance non seulement avec la nature humaine en général, mais avec le caractère particulier de l’individu, parce qu’elle va jusqu’aux sources mêmes de l’individu, parce qu’elle pénètre jusqu’au départ de la vie personnelle et aux origines de l’être, — ce dernier est mis en état de se prononcer librement et en connaissance de cause pour ou contre Jésus-Christ, c’est-à-dire pour ou contre la conscience, pour ou contre le bien, pour ou contre Dieu. La liberté de choix pour un moment lui est rendue. La situation du premier homme avant le premier péché est renouvelée pour lui.
Qu’il accepte Jésus-Christ — et c’est la solidarité avec Adam rompue. Oui, rompue, car Jésus-Christ y est mort, c’est-à-dire qu’il l’a rompue. Et c’est là la signification dernière et profonde de sa mort : elle est une rupture, une séparation, une désolidarisation complète (aussi complète que la mort) d’avec l’hérédité spécifique. Et le croyant, uni par la foi à Jésus-Christ mort, meurt à son tour à l’hérédité spécifique, est rendu capable d’y mourir, de se désolidariser. Qu’il accepte Jésus-Christ, qu’il se repente, qu’il abjure sa faute, qu’il s’unisse à Jésus-Christ, c’est une nouvelle solidarité qui lui est offerte, dans laquelle il entre ; aussi réelle, aussi effective, aussi efficace que celle avec Adam qu’il a rompue. Et par cette solidarité, c’est le relèvement et le salut.
Qu’il se décide contre Jésus-Christ, qu’il repousse Jésus-Christ, et c’est la solidarité avec Adam, non plus seulement héritée et subie, mais librement acceptée, mais choisie ; sa révolte approuvée, audacieusement maintenue. Si l’on est condamné et perdu dès lors, on ne l’est plus par la faute d’un autre ni par la déchéance de l’espèce, mais par sa propre faute. Il n’y a plus d’excuses, mais aussi il n’y a plus de scandale. La justice de Dieu est vengée par la croix de Jésus-Christ. Cette croix, qui paraît aux hommes aveuglés comme le scandale des scandales, enlève tous les scandales. Elle justifie Dieu d’avoir créé l’homme, libre (avec tous les risques de la liberté), elle justifie Dieu d’avoir créé l’homme solidaire (avec tous les esclavages de la solidarité). De même qu’elle redresse et sanctifie la volonté, de même qu’elle verse l’amour dans le cœur, elle fait la lumière dans la pensée. La croix c’est la justification et la seule apologie suffisante de la solidarité naturelle. Tant il est vrai que l’accord est intime entre le Dieu créateur et le Dieu rédempteur ; que le dessein de la création ne s’achève que dans la rédemption ; que l’explication de la nature est dans le domaine de la grâce ; et qu’en rejetant la rédemption, on se condamne à rester toujours en face de problèmes insolubles et de contradictions immorales.
Et c’est pour cela que la croix de Jésus-Christ reste souveraine et décisive ; aussi souveraine que l’acte divin qui crée l’espèce humaine ; aussi décisive que le péché d’Adam qui engagea les destinées de l’espèce. Elle est l’exacte contre-partie, dans l’ordre individuel et spécifique, de la chute du premier homme, elle est la réponse de Dieu à la désobéissance d’Adam, l’acte divin correspondant et réparateur de l’acte humain. A ce titre, nous n’en doutons pas, elle sera prêchée, elle sera présentée une fois à toute créature humaine ; toute créature humaine aura à se décider un jour — ici-bas ou ailleurs, il n’importe — en face de la croix de Jésus-Christ ; et si nul n’est sauvé que par elle, nul non plus ne sera condamné que par elle.