I) Le sentiment de volonté enveloppe celui de liberté. La liberté d’ailleurs est une donnée première de la conscience, au même titre que l’existence ou la volonté.
Nous venons de voir que l’effort dans tous les domaines est constitutif du moi. Le moi se constitue, se réalise comme cause par l’effort, c’est-à-dire par la volonté s’exerçant sur un obstacle dont l’effort même le distingue. Cet effort n’est pas un effet purement physiologique (au moins celui dont nous parlons), mais il est un acte de la volonté agissant sur la spontanéité physiologique. Il manifeste une cause active, la volonté, capable de commencer une série d’effets et se distinguant de ses effets dans la conscience. Or une cause capable de commencer une série d’effets est une cause libre. A ce point de vue, la volonté paraît donc devoir être libre. La liberté paraît devoir être le mode même de la volonté.
La liberté du reste est une évidence primitive, parce qu’elle est un fait primitif au même titre que l’existence. Ou plutôt, l’existence, la volonté, la liberté, sont trois aspects d’un seul et même fait psychologique : la conscience. Au fond, pas plus que l’existence, la liberté n’est une question ouverte. Parler du libre arbitre ou de la liberté comme d’une question susceptible de recevoir une solution affirmative ou négative, c’est déjà être sorti de la question. La question de la liberté ne se pose pas. La liberté est une donnée immédiate ; une donnée souvent méconnue et faussée, précisément parce qu’on a le tort d’en faire une question.
II) L’idée du déterminisme repose sur le sentiment de la passivité ; celui-ci ne nous est connu que par son contraste avec le sentiment de l’activité, laquelle implique la liberté. Sans la liberté nous ne connaîtrions pas le déterminisme, qui reste subordonné à la liberté comme une donnée seconde dépend d’une donnée première.
« Mettre la liberté en problème, c’est mettre en problème le sentiment de l’existence ou du moi qui n’en diffère point ; et toute question sur cette évidence primitive devient frivole, par cela même qu’on en fait une question. La liberté, prise dans sa source réelle, n’est autre chose que le sentiment même de notre activité, ou du pouvoir d’agir, de créer l’effort constitutif du moi. La nécessité qui lui est opposée est le sentiment de notre passivité. Celui-ci n’est point un sentiment primitif et immédiat ; car pour se sentir ou se reconnaître comme passif, il faut d’abord s’être reconnu avec la conscience d’un pouvoir. Ainsi la nécessité ou la passivité n’est qu’une privation de la liberté ; c’est une idée négative qui suppose un mode positif auquel elle se réfère. Comme nous n’aurions pas l’idée de ténèbres si nous ne connaissions pas la lumière, de même nous ne nous apercevrions pas que nous sommes souvent passifs, si nous ne sentions aussi quelquefois que nous sommes actifs. Je dis plus : c’est que si nous avions toujours été passifs dès l’origine de l’existence, il n’y aurait point de personne individuelle ou de moi capable de juger ou de reconnaître cette passivité. En qualité d’êtres purement sensitifs, nous serions entraînés dans toute la série de nos modifications par une nécessité fatale que nous ne connaîtrions jamais, puisque nous ne pourrions nous connaître nous-mêmes comme individus… Ainsi celui qui renie sa liberté pourrait tout aussi bien renier son existence. Mais puisqu’il nie, il a donc l’idée de ce qu’il nie ; et comme cette idée n’est au fond qu’un sentiment immédiat [une évidence première], il a donc ce sentiment. S’il ne l’avait pas, comment en parlerait-ila ? »
a – Maine de Biran, Œuvres inédites. T. Ier, p. 285.
III) L’idée du déterminisme a son fondement dans une expérience réelle mais relative de notre passivité.
D’autre part, pour que nous ayons l’idée de déterminisme, il faut que nous soyons passifs. Et il convient de reconnaître que nous le sommes dans une large mesure. La plupart de nos modifications, presque toutes les impressions qui nous font exister, sont de mode passif. Il n’y a qu’un seul mode fondamental, perçu par un sens unique (celui de l’effort), en qui et par qui nous soyons actif. Ce sens, tout isolé, tout intérieur, obscurci encore par une multitude d’impressions étrangères, devenu comme obtus par l’habitude, n’en garantit pas moins la conscience, la personnalité, la volonté, c’est-à-dire la liberté de notre être. On peut donc dire qu’« il y a en nous un fond de passivité invincible à toute notre activité, et un fond d’activité inaccessible à toute notre passivitéb. »
b – Ibid.
La liberté se confond donc avec l’activité, l’activité avec la volonté, et la volonté avec l’être ou l’existence personnelle. Tous trois sont compris dans une évidence immédiate qui est une donnée première de la conscience. L’idée même de déterminisme, se résolvant en un sentiment de passivité ou de non-être, suppose pour se produire un sentiment d’activité ou d’être, c’est-à-dire de liberté. La négation reposant sur l’affirmation préalable qu’elle implique, ne peut donc la nier. Car l’affirmation est immédiate, tandis que la négation est médiate. Sans affirmation, la négation ne serait pas possible.
IV) On ne saurait attaquer sérieusement la liberté qu’au nom d’un intellectualisme qui ferait de la liberté une idée et mettrait l’idée de la liberté, comme donnée seconde, en fonction de la pensée, comme donnée première (Fouillée).
Du moment qu’il en est ainsi, du moment que la liberté est une évidence première, et non pas une question à résoudre, tous les adversaires de la liberté sont vaincus d’avance, car leurs arguments, étant dérivés et secondaires, ne peuvent atteindre une évidence immédiatec. Tous les adversaires de la liberté, disons-nous, sauf un seul : celui qui, partant lui aussi d’une évidence première, mais d’une autre évidence (d’un autre ordre), la décréterait suprême et se ferait fort d’expliquer par elle l’évidence de la liberté. Or précisément cet adversaire se présente ici et c’est l’intellectualisme. Il part du je pense donc je suis, et se fait fort de mettre la liberté dans la dépendance de la pensée, en l’expliquant par une illusion de la pensée. — Bien que nous soyons édifiés (par notre examen antérieur) sur la valeur de l’intellectualisme, accordons-lui néanmoins la parole, et entre tous ses représentants, laissons parler ici M. Fouillée qui nous semble avoir présenté, dans un ouvrage célèbred, les attaques les plus plausibles et les plus insidieuses contre l’existence de la liberté.
c – Ainsi par exemple on ne saurait invoquer contre la liberté aucun résultat scientifique quelconque. Non pas même l’hypothèse scientifique par excellence : celle du déterminisme universel. Toutes ces raisons ou objections étant secondaires, ne sauraient, en bonne méthode, prévaloir contre une évidence primitive.
d – Alf. Fouillée, La liberté et le déterminisme (1873), 5e édit.
V) Premier argument : La liberté est une idée, l’idée du choix entre plusieurs possibles. Mais les possibles pourraient être illusoires et, avec eux, l’idée de la liberté que j’en conclus.
Fidèle à la méthode de l’intellectualisme, M. Fouillée fait de la liberté, non pas une certitude de sentiment, fondée sur la perception de l’effort, mais une idée. Voici son argumentation. La liberté consiste à pouvoir faire, à un moment donné, autre chose que ce qu’on a fait. Or la conscience ne retient pas le passé, c’est l’office de la mémoire. La conscience ne prévoit pas non plus l’avenir, elle n’embrasse que le présent. Elle me dit ce que je fais, non ce que j’aurais pu faire, ni ce que je pourrai faire. Donc je ne sais pas de science certaine, ou de certitude immédiate, que je suis libre, mais je le conclus au moyen du raisonnement. En d’autres termes : la liberté n’est pas une évidence immédiate, mais une conclusion dérivée de la pensée, et probablement une conclusion illusoire.
En effet, à ceux qui se disent libres parce qu’ils ont l’idée que dans telle ou telle occasion ils auraient pu agir autrement qu’ils ne l’ont fait, M. Fouillée répond que cela n’est nullement certain. Vous avez agi sous l’influence d’une passion dominante, leur dit-il, et lorsque vous rentrez en vous-même vous dites que, si c’était à recommencer, vous agiriez autrement. Cela vient tout simplement de ce que la raison a fait place à la passion. Vous substituez votre état présent à votre état passé, et comme en ce moment vous vous sentez prêt à agir en homme raisonnable, vous vous figurez la possibilité d’un choix autre que celui que vous avez fait. Mais ce n’est probablement qu’une illusion, et il est probable que, vous retrouvant dans toutes les conditions où vous avez agi précédemment, vous agiriez exactement de même.
VI) L’argument porte relativement à la liberté de choisir, ou liberté formelle ; il échoue relativement à la liberté d’agir, ou liberté réelle (immédiate à la conscience de l’effort).
La critique tombe d’aplomb sur les partisans de la liberté de choix, c’est-à-dire du spiritualisme traditionnel, qui fait consister la liberté dans une idée (l’idée de plusieurs possibles, de plusieurs alternatives, de plusieurs choix), et qui fonde la liberté sur le syllogisme suivant : j’ai agi d’une certaine manière ; je conçois après coup qu’il y avait pour moi au même moment plusieurs autres manières d’agir ; donc j’étais libre. — Il est clair que cette liberté là n’est pas une évidence première, mais une conclusion. Une liberté qui se fait jour en fonction de la pensée, est un phénomène second, qui dépend de l’évidence intellectuelle, qui est donc à sa merci.
Seulement l’objection, qui tombe à pic sur le spiritualisme traditionnel (parce qu’en définitive, ce spiritualisme est encore un intellectualisme), ne porte pas atteinte à la liberté telle que la statue le volitionnisme. Le volitionnisme n’inscrit pas au nombre des données de la conscience la liberté de choisir (l’idée d’un choix possible), mais la liberté d’agir (la conscience d’être cause), ce qui est très différent. La liberté dont il parle n’est pas une idée de liberté dont il soit possible de tracer la genèse et qu’on puisse réduire à une illusion. La liberté dont il parle est un fait : le fait de l’effort. La liberté c’est l’effort même, c’est-à-dire le principe même de toute penséee, contre lequel, par conséquent, la pensée ne saurait s’insurger. En un mot : la liberté ne se fait pas jour en fonction de la pensée, mais bien la pensée en fonction de la liberté. — Sur ce point donc, l’objection échoue.
e – Puisque dans tout effort il y a une intention, et que l’intention est le berceau de la pensée.
Mais elle se relève immédiatement sur un autre, et c’est de nouveau M. Fouillée qui la formule, dans sa théorie des idées-forces.
VII) Deuxième argument : Le sentiment du pouvoir, d’où le volitionnisme tire celui du vouloir, est d’ordre intellectuel, et non volitif. C’est le sentiment de la force de l’idée (idée-force). Dès lors le pouvoir subsiste, mais non la liberté du pouvoir, car l’idée-force se réalise nécessairement.
Admettons, dit-il, que l’observation interne découvre deux catégories de faits irréductibles : d’une part, les mouvements ou événements physiologiques que nous subissons ; de l’autre, des événements ou actes psychiques que nous voulons, qui sont, comme tels, perçus dans leur source, prévus dans leur cause, identiques au moi. Admettons que l’individu, capable de commencer des mouvements, ou d’en continuer qui ont été commencés en lui, mais sans lui, sache, clamante consciencia, qu’il y a quelque chose de plus dans les mouvements voulus que dans les réflexes. — Seulement ce quelque chose de plus, est-ce vraiment la liberté, est-ce un pouvoir volontaire, comme le prétend le volitionnisme ? Ne serait-ce pas plutôt un pouvoir intellectuel, un élément moteur d’ordre intellectuel ? Ne serait-ce pas précisément cette force qui accompagne toute idée, qui fait de toute idée un commencement d’action et qui transforme toute idée en une tendance effective, en une puissance d’action ? Et ne serait-ce pas de là (c’est-à-dire d’une idée, qui, par le seul fait d’être conçue par l’intelligence, est en nous un commencement d’action) que nous tirerions cette notion de pouvoir ? Dès lors ce pouvoir ne serait plus libre, parce qu’il ne serait plus volontaire ; partie intégrante de l’idée, il s’exercerait dans l’idée et par l’idée, d’une façon toute fatale et déterminée. L’objection est spécieuse. Elle ne s’attaque plus directement à la notion de liberté, mais à celle de pouvoir et cherche à montrer dans l’idée la genèse du pouvoir. Si l’objection précédente plaçait la liberté en fonction de la pensée, celle-ci place le pouvoir en fonction de l’idée. C’est la même tentative, sous une autre forme.
VIII) Toutes les idées ne sont pas également forces, et à proprement parler, aucune ne l’est par elle-même. Le seraient-elles d’ailleurs, que nous en conclurions, non à notre activité, mais à notre passivité. L’argument n’atteint pas le sentiment de la liberté, qui nous vient d’autre part.
Nous répondons d’abord qu’une pareille doctrine, celle des idées-forces, exagère singulièrement la puissance des idées. Sans doute, en un certain sens, ce sont les idées qui mènent le monde. Mais il est à cet aphorisme des exceptions nombreuses. Les idées ne régnent sur les individus et sur les peuples qu’à une condition : celle de les intéresser ou de les émouvoir. L’idée sèche, l’idée toute nue, risque fort de ne jamais aboutir à l’action. Un ami m’expose un plan de voyage et me prie de l’accompagner : si son projet ne me sourit pas, s’il me laisse indifférent ou froid, je resterai tranquillement chez moi. Et néanmoins j’ai parfaitement compris son projet ; j’en ai une idée très nette et très précise. Ce seul exemple, pris dans la vie quotidienne, montre ce qu’il faut penser des idées-forces. Un grand nombre d’idées, peut-être le plus grand nombre, sont, comme telles, sans force aucune. La plupart du temps, ce n’est pas l’idée pure qui donne naissance à l’acte, mais l’idée jointe au sentiment ou à la passion. Et quand tout sentiment fait défaut, l’idée demeure inerte et impuissante… à moins que la volonté n’intervienne. Il y a donc place pour la liberté, parce que toutes les idées ne sont pas des idées-forces.
Nous répondons ensuite que si même toutes les idées renfermaient un élément moteur, la liberté demeurerait. Nous accordons que les images et les notions les plus abstraites ont une amorce émotive d’action ; qu’elles ont une tendance à se traduire en acte et qu’elles y parviennent parfois. Il nous arrive d’accomplir certains actes sous la pression d’une idée qui nous hante. Et il peut se trouver qu’un mouvement ait lieu par cela seul qu’il soit considéré comme possible. Cela infirme-t-il l’existence de la liberté ? Nullement. Car loin d’en déduire la notion de notre pouvoir, nous en déduisons celle de notre passivité, ou, si vous voulez, celle de notre irresponsabilitéf. Nous percevons nettement que ces mouvements, quand ils se produisent, se sont produits en nous sans notre congé, par une force étrangère à notre pouvoir. — La notion de pouvoir ne vient donc pas des idées-forces, mais d’ailleurs. Le pouvoir n’est pas en fonction de l’idée, mais l’idée en fonction du pouvoir.
f – Cas extrêmes : monomanie, idées fixes.
L’intellectualisme cependant ne se tient pas encore pour battu. Il présente un dernier argument, celui de l’influence des motifs, et cet argument, lorsqu’il est poussé à fond, est de telle sorte que le volitionnisme pur, forcé dans ses derniers retranchements, se trouve contraint de livrer la place. Je dis le volitionnisme pur et indépendamment de toute donnée morale. Et ce sera l’impossibilité de maintenir la certitude de la liberté de la volonté, qui nous fera passer précisément du volitionnisme pur au volitionnisme moral ; du je veux donc je suis, au je dois donc je suis.
IX) Troisième argument : Il n’y a point de décisions sans motifs. Les motifs déterminant toujours la volonté, la liberté n’existe pas.
L’analyse des actes volontaires démontre d’une manière qui nous paraît irréfutable, qu’il n’y a pas de décisions sans motifs. Toutes les actions humaines ont une raison. Une liberté qui s’exercerait sans motifs cesserait par là même d’être une liberté. Les motifs sont nécessaires à la volonté, pour que la volonté soit libre. La liberté d’indifférence n’existe pas. On ne peut concevoir, même théoriquement, une volonté qui se déterminerait sans motifs ; pratiquement le cas ne se présente jamais, et n’est jamais observable.
On pourrait, par contre, concevoir ce qu’on appelle le cas de Buridan, c’est-à-dire celui d’une alternative de motifs égaux en force des deux parts, entre lesquels la volonté également sollicitée retrouverait une sorte de liberté d’indifférence. — Théoriquement concevable, ce cas risque en pratique de n’être qu’une illusion. Il ne se réalise jamais d’une manière qu’on puisse dire certaine mathématiquement. En effet, si les conditions extérieures (les motifs connus, conscients) de la décision à prendre restent identiques, ses conditions internes (inconscientes), auxquelles on a le tort de ne pas songer, varient incessamment. L’équilibre de l’organisme n’est jamais stable. Il s’y réalise constamment des modifications, qui, pour si ténues qu’on les tienne ou qu’elles puissent être, agissent nécessairement sur la volonté et l’inclinent dans un sens ou dans l’autre. — Il en va de même de ce qu’on pourrait appeler l’argument de fait ou du choix soi-disant indifférent. En vain le partisan de la liberté prétend-il prouver sa liberté en mouvant arbitrairement ses bras ou ses jambes ; derrière cet acte en apparence indifférent ou libre, il y a encore une intention : celle précisément de prouver la liberté, et cette intention, pour philosophique (abstraite) qu’elle soit, n’en constitue pas moins un motif. Et quand on pense confondre les déterministes en choisissant, entre deux objets, le moins beau, ou entre deux partis, le moins avantageux, ils répondent non sans raison que le désir de triompher du fatalisme est encore un motif assez puissant. La liberté d’indifférence est donc insoutenable.
X) La réponse du spiritualisme traditionnel, qui invoque la relativité des motifs en faveur d’une liberté relative de la volonté, a le tort de reposer sur une hypothèse invérifiable.
Le spiritualisme traditionnel se tire d’affaire en invoquant une hypothèse : celle de la relativité des mobiles. Il y a toujours des motifs, à la vérité, et la liberté d’indifférence n’existe pas ; mais ces mobiles, est-on sûr qu’ils déterminent absolument la volonté ? Cette dernière ne garde-t-elle pas une liberté relative de se déterminer entre les divers motifs ? Les idées, dont il ne faut pas s’exagérer la force, ne sont-elles pas simplement contemplées et comparées avant l’action, qui resterait ainsi un produit de l’activité libre ? Ne comparons-nous pas à chaque instant l’image d’un plaisir immédiat avec l’idée d’une peine future, et n’agissons-nous pas ensuite en pleine liberté ? Ne voit-on pas tous les jours des désirs ou des penchants se borner à solliciter la volonté, à l’incliner, sans l’entraîner d’une manière irrésistible ?
A cette hypothèse, d’une liberté se déterminant librement entre plusieurs motifs de force inégale, le déterminisme peut toujours répondre, avec la même apparence de raison, par l’hypothèse inverse : celle de la force déterminante des motifs, qui est également invérifiable, il est vrai, mais qui a pour elle une très grande probabilité. Elle pose alors ce dilemme : ou bien j’obéis purement et simplement aux motifs prédominants, et alors mon action est déterminée. Ou bien je résiste à ce motif, j’oppose à son influence la force de ma volonté, et alors, ou bien j’ai une raison pour le faire, et je suis de nouveau déterminé ; ou bien je n’en ai pas ; et je retombe dans la liberté d’indifférence primitive que nous avions déclarée insoutenable tout à l’heure. La question n’a pas fait un pas vers sa solution.
XI) Le volitionnisme répond : Il est vrai que la volonté se détermine toujours par des motifs ; mais il l’est également qu’elle contribue à la formation des motifs, et ainsi la liberté, qui n’existe plus au moment où le motif l’entraîne, existait au moment où elle a créé le motif.
Au contraire elle se résout dans le volitionnisme proprement dit. Le volitionnisme met l’activité de la pensée en fonction de l’activité de la volonté. Il déclare donc qu’avant qu’il y ait des motifs d’agir, il y a une puissance d’action ; en d’autres termes, il statue la participation de la volonté dans la formation des motifs. Supposez dès lors qu’une idée ou un sentiment devienne un motif d’action ; il est inutile de recourir à l’hypothèse invraisemblable du spiritualisme traditionnel (celle d’un motif qui ne contraint pas). L’idée-motif, ou le sentiment-motif, me détermine à agir, m’y détermine absolument ; et pourtant mon acte reste libre, puisque le motif même qui le détermine est une création de ma volonté antérieure, c’est-à-dire de ma liberté. L’action est libre quoique sérieusement motivée, parce que les motifs idéaux ou émotifs sont de libre formation ; et l’agent reste imputable de sa conduite, parce qu’il est imputable des motifs qui la déterminent. — Quant aux tendances qui tiennent au fond même de notre nature, aux émotions, aux passions héritées et parfois trop bien entretenues, — en un mot, à « ce fond de passivité irréductible à toute notre activité volontaire », — là même la liberté peut triompher encore. Car s’il faut admettre qu’en cas de conflit, c’est nécessairement la raison la plus forte qui emporte la décision ; il faut reconnaître aussi que la volonté a le pouvoir de créer des raisons, d’engendrer des habitudes et des tendances, de les renforcer au point de les faire prévaloir dans la lutte. L’activité de l’attention rend l’idée plus nette, accroît le sentiment qui s’y est associé, tandis que l’émotion ou la passion primitive s’affaiblit d’autant. Le volitionnisme garantit donc la liberté, sans porter atteinte à la vérité du déterminisme.
XII) Quatrième argument : La volonté qui crée ses motifs devait avoir un premier motif pour créer tous les autres, et ainsi, libre en apparence, elle est déterminée en fait par un motif initial d’où tous les autres dépendent.
Mais ici précisément le déterminisme frappe un dernier coup auquel le volitionnisme pur ne peut donner de réponse. M. Fouillée reproche à ceux qui pensent que la volonté se conforme toujours à des motifs, mais qu’elle a le pouvoir de les évoquer et de les former, de reculer seulement la difficulté : « Si la volonté, dit-ilg, a un motif pour appeler tel motif et non tel autre, ou pour le repousser ou pour le maintenir, c’est le motif antécédent qui explique les motifs subséquents et ainsi de suite, jusqu’à ce que la succession des motifs et jugements aboutisse à l’action finale, » laquelle action est bel et bien déterminée, puisqu’elle repose sur une chaîne continue de motifs dont le premier se trouve avoir déterminé tous les autres. Si au contraire la volonté évoque, sans motif premier, un motif plutôt qu’un autre, nous voilà revenus à la liberté d’indifférence (c’est-à-dire à l’absurde).
g – La liberté et le déterminisme.
XIII) Pour échapper au déterminisme, il faudrait, que la volonté connût un motif absolument primitif qui la déterminât sans la contraindre : un motif d’obligation à la fois interne et transcendante à la volonté.
Nous voici donc acculés soit à l’absurde, soit au déterminisme. Pour sortir de ce dilemme, il faudrait quatre choses : 1° Trouver un motif premier d’action que la volonté ne fût pas capable de créer ; car tout motif que crée la volonté, est créé ou bien sans motif (indifférence = absurde), ou bien par un motif qui lui est antérieur et qui le détermine (déterminisme). 2° Trouver un motif d’action, non seulement que la volonté ne fût pas capable de créer, mais qui, lui, fût capable de créer la liberté, c’est à dire de solliciter la volonté sous son mode propre, sans la contraindre, en sorte que la volonté pût lui obéir sans cesser d’être elle-même, sans s’appuyer sur aucun motif antérieur de sa création, et lui obéir librement. (C’est là ce que nous voulons dire quand nous parlons d’obligation. L’obligation est, par définition, un motif qui crée la liberté, parce qu’il suscite l’exercice de la volonté sans la déterminer ou la contraindre.) 3° Il faudrait que cette obligation fût transcendante à la volonté, afin que, d’une part, la volonté ne fût pour rien dans sa formation, et que, de l’autre, elle pût l’opposer aux motifs contingents, historiques, qu’elle trouve dans les conditions de l’existence donnée. 4° Il faudrait que cette obligation fût interne et immédiate à la volonté, afin qu’en s’y appuyant elle ne réalisât pas autre chose qu’elle-même, c’est-à-dire sa propre essence qui est la liberté.
Or cette obligation transcendante, interne et immédiate, le volitionnisme pur, celui qui part du je veux tout court, est incapable de la découvrir ou d’y atteindre. Il est donc incapable de garantir absolument la liberté de la volonté ; c’est-à-dire qu’il est incapable de se garantir lui-même. Sans doute, il ne s’effondre pas tout entier. L’évidence de la volonté, l’évidence de la liberté, restent des évidences premières indiscutables ; sans doute, dans le domaine psycho-physiologique, l’effort, concomitant à la volonté, reste son signe et son critère ; sans doute, l’intervention et le rôle de la volonté dans la connaissance ne sont pas abolis, et tout ce que nous en avons dit demeure par cela même. Il n’en est pas moins vrai que, passé ces limites, la route du volitionnisme est barrée. Une donnée lui manque, la seule qui pût lui ouvrir un chemin, la donnée morale d’une obligation immanente absolue. Nous sommes donc irrésistiblement poussés vers le moralisme, comme indispensable complément de toute philosophie de la volonté.