C’est dans le temps que l’homme doit accomplir la loi et conquérir sa liberté. Il ne peut donc réaliser sa destinée que dans un ensemble de devoirs qui ont tous leur heure et perdent toute raison d’être, cette heure passée. Il n’est pas un seul de ces devoirs qui n’en provoque une multitude d’autres qui tous, comme le premier, restent dans la dépendance du temps. Il peut donc se faire qu’au même moment se rencontrent plusieurs devoirs également obligatoires. Lequel me faudra-t-il accomplir de préférence à tous les autres ? Pour répondre à cette question, il faudra d’abord s’inspirer de l’ensemble des circonstances qui imposent le devoir et de l’état moral de celui qui est appelé à le remplir. L’on peut même dire que bien souvent, pour ne pas dire toujours, seul il est capable de répondre à cette question. La vie morale ne se concevant que comme un ensemble toujours un et parfaitement harmonique dont tous les détails doivent concourir à la même fin, il faut donc une entente parfaite et une rigoureuse disposition de nos moments en vue des devoirs à remplir, pour que chacun d’eux ait son heure. Ce n’est qu’à ce prix que peut se faire l’union entre la liberté humaine et la volonté divine. Grâce à cette entente, chaque moment de notre existence doit être apprécié en raison de l’importance du devoir qu’il représente. Tout en tenant compte des exigences de la vie publique, il faut que le repos et le travail puissent alterner en laissant à la solitude les heures qu’elle a le droit de réclamer. L’emploi véritable du temps au profit du devoir, se confond avec l’art qui sait le racheter, autant dire le moraliser, se l’approprier afin de de le faire servir tout entier à la tâche de chaque jour. On moralise le temps, lorsque dans le temps, chose en soi matérielle et complètement indifférente, on fait pénétrer l’influence vivifiante de la conscience. On ne peut entrer dans cette voie qu’à la condition d’abord de disposer du temps d’après les exigences du devoir immédiat. Et cette disposition, nous pouvons la tenir pour bien entendue, lorsque nous n’aurons plus à subir ces moments inoccupés, toujours à charge, qui engendrent l’ennui et appellent les distractions frivoles. Un plan de vie, une disposition de notre journée qui ne saurait mesurer le temps qu’à la marche du soleil, ne serait qu’un horaire d’une très médiocre valeur morale. Il ne vaudrait que comme moyen disciplinaire, pour nous contraindre et nous exercer à la surveillance de nous-mêmes. Mais nul ne parviendra jamais à l’observer scrupuleusement à cause des modifications et des changements perpétuels que constamment le temps amène avec lui. On ne peut donc racheter le temps, en faire l’emploi le meilleur, qu’à la condition de retenir toujours présente la conscience de notre destinée véritable et de lui subordonner si complètement tous les moments dont nous disposons, que jamais les changements qu’amène l’imprévu ne puissent nous détourner de notre voie. Il est impossible, il est vrai, de vivre sans entrer dans le courant que forme le fleuve du temps ; mais ses flots ont beau changer, se faire impétueux et profonds, il faut, alors même qu’ils nous portent, que nous sachions leur opposer un courant en sens contraire. Pour être le plus fort, il faut qu’il procède d’en haut, de la conscience de notre immortelle destinée. C’est donc bien à tort que les hommes se plaignent qu’ils n’ont pas le temps d’accomplir leurs vrais devoirs et que, sans cesse ils répètent que malgré toutes et leurs meilleures résolutions, jamais ils ne parviennent à satisfaire aux exigences légitimes du moment. Plus ils se plaignent, et plus leurs plaintes, à bien les entendre, se retournent contre eux et les obligent à confesser qu’ils n’ont eu ni assez de sérieux, ni assez de force pour retenir résolument et efficacement le temps nécessaire à l’accomplissement de leur tâche. Pour donner à cette vérité tout ce qu’elle comporte d’évidence, nous ne craignons pas de dire que celui qui a manqué de temps a toujours manqué de savoir faire. Car le vrai savoir sait accomplir en très peu de temps et à son heure, ce que ne savent pas faire les hommes ordinaires malgré le temps illimité dont ils disposent. Nous pourrions dire encore qu’il en est du temps comme de tous les outils : il ne manque jamais qu’aux incapables. Mais il vaut mieux nous rappeler que nous sommes ici dans le domaine de la morale et que dans ce domaine manquer de temps, c’est toujours manquer d’énergie et de décision. Entre la liberté destinée à se développer dans le temps et la loi de Dieu, seule règle de ce développement, il est une harmonie préétablie, une concordance nécessaire que nous pouvons d’autant plus hautement affirmer que Baader l’a déjà mise en pleine lumièrea. « Lorsque, dit-il, la loi n’est pour nous qu’une contrainte, une sommation impérative qui contredit à notre volonté, ce n’est pas seulement la force c’est également le temps qui nous fait défaut. On dirait qu’alors le temps et le commandement s’entendent pour se faire toujours plus lourds à porter, car il n’est que juste, notre liberté morale s’effaçant devant la loi, que nous tombions dans le domaine de l’apathie, de l’insensibilité et de ses exigences inflexibles. L’oppression du temps qui pèse sur nous de tout le poids de son néant, n’est alors que le juste châtiment de notre impuissance morale. Et l’ennui se fait d’autant plus dur pour l’âme, qu’elle a plus distinctement entrevu sa destinée véritable. Il devient la grande infortune, le châtiment qu’il faut subir, car dans ce temps, toujours réfractaire aux puissances de l’esprit et qui ne connaît que les ombres qui passent et sans cesse changent, l’être destitué de raison peut trouver son milieu, mais il ne sera jamais pour l’homme que le pays de l’exil. Dans cet exil, il se sent tout aussi étranger et malheureux que le poisson que l’on arrache à l’eau vive pour le jeter au milieu du sable qui le consume. Mais par contre, si la liberté et la loi se rencontrent et se confondent pour s’aimer et se compléter l’une par l’autre, la loi n’est plus le commandement, elle se transforme et devient l’inspiration qui aime et qui entraîne la liberté et pour elle supprime les obstacles. Le devoir ne représente plus l’effort ni la peine mais l’épanouissement et la gloire de la vie. Alors aussi le temps n’est plus le poids qui oppresse. Il se spiritualise, il cesse d’être le voile sombre qui nous dérobe l’éternité et devient l’éther lumineux qui nous en rapproche et la fait visible. Sur nous, il ne laisse plus retomber le poids de l’ennui et du néant. Et si l’existence de l’homme n’est pas encore hors du temps, on peut dire qu’elle en est affranchie et que pour toujours elle en a secoué les chaînes. »
a – F. Baader : La notion du temps. Mémoires de la société philosophique de Munich.
La valeur du temps est toujours en rapport avec la manière dont nous comprenons la loi. La preuve en est que seuls les enfants de Dieu peuvent accepter le temps dans ses trois acceptions : le présent, le passé et l’avenir. Ce n’est, au reste, que dans ces conditions que peut se faire notre développement moral. Il n’est possible, en effet, que lorsque nous pouvons accepter l’heure présente, en vivre, et la retenir comme le moyen de notre activité morale, soit pour accomplir, soit pour nous approprier les réalités du monde éternel. Mais que l’on ne s’y trompe pas ; seul, le chrétien peut accepter le présent comme le point de départ et la condition nécessaire à son immortelle destinée. En dehors de la foi, les hommes ne peuvent pas se résoudre à vivre au présent. Ils s’imaginent qu’il en serait bien mieux pour eux s’ils pouvaient se transporter dans un autre milieu ou un autre moment de leur existence. Grâce au prisme enchanteur de leur imagination, ce moment, ils croient le reconnaître dans leur propre passé ou dans celui de leur histoire nationale. Ils aiment à se persuader que s’ils pouvaient revenir à ces jours d’autrefois, ils pourraient infiniment mieux accomplir leur destinée. Et quand ce n’est pas le passé, c’est l’avenir qui les séduit. Il leur apparaît comme le génie seul capable de faire éclore et grandir tous leurs rêves de bonheur. Il n’est au milieu de tous ces rêves qu’une seule chose qu’ils oublient, c’est que l’avenir ne peut leur apporter la délivrance après laquelle ils soupirent que si le présent est en travail pour l’éternité et au profit de l’homme véritable. En définitive, tous les hommes aspirent après l’avenir, c’est-à-dire tous ils appellent l’heure qui pleine des charmes et des puissances de l’esprit, leur apportera la vie dans la lumière, la vérité dans la liberté. En d’autres termes, tous les hommes tendent de toutes les forces de leur être vers une existence pour toujours affranchie de toutes les oppressions que le temps d’aujourd’hui fait peser sur eux. Mais seule la vie qui aime est la vie parfaite. Seule, en effet, elle peut accomplir la loi d’un accomplissement, il est vrai, qui n’atteindra sa perfection qu’en dehors du temps tandis que dans le temps il ne peut être qu’incomplet et successif. Dans son expression normale et moralement possible, la vie ne se conçoit que comme un agrandissement dans la charité et par la charité. L’éternité s’unit de plus en plus avec le temps et se fait le trait d’union entre le souvenir et l’espérance. Le passé ne sert que pour rappeler la tâche accomplie, la fidélité de Dieu à toutes ses promesses, et pour faciliter l’accomplissement du devoir. Le présent devient le point de départ de l’avenir. Dans ces conditions, on peut donc affirmer sans crainte de se tromper, que la vie n’est plus qu’un rajeunissement incessant ; plus elle aime, et mieux elle sait saisir l’éternité pour en faire son moment et son milieu. Et le temps qui ne sait que faire des ruines de tout ce qu’il touche, des existences les plus jeunes et les plus pures, n’a plus rien à reprendre en nous. Il n’est plus pour nous la puissance qui peut en un clin d’œil faire rentrer dans le néant tout ce que nous sommes. Maître Eckhart, cet ingénieux et profond penseur du XIVe siècle, aimait à redire : « L’enfant au sein de sa mère peut vieillir et mourir et moi je resterai inconsolé si je ne sentais pas que demain je serai plus jeune encore qu’aujourd’hui, c’est-à-dire plus affranchi du temps et du monde et plus vivant pour l’esprit » (Psaumes 92.13). Mais plus, au contraire, un homme se laisse vaincre par le monde, plus il néglige de combattre les obstacles qui contredisent à son être véritable, plus il vieillit, plus il est condamné à traîner derrière lui son passé comme une déception et une dette inexorable. Et le souvenir de ses journées perdues, follement dissipées, devient un fardeau qui, grandissant avec les années pour lui se fait écrasant, car les obstacles que l’on néglige d’écarter deviennent insurmontables, et les grâces méconnues se retournent contre nous et ne valent plus que pour nous asservir au temps et aux vanités qu’il enfante. Au milieu des ruines morales qui se multiplient autour de nous, nous devenons incapables et inhabiles à saisir les secours que la grâce ne cesse de nous offrir. Dans une existence semblable l’espérance ne tarde pas à se faire impossible. Comment, en effet, pourrait-elle se concilier avec un passé qui n’est plus qu’un poids dont la pesanteur s’exagère tandis que nos forces déclinent ? Avec l’espérance on voit également s’évanouir la possibilité de la repentance. Elle seule pourrait nous faire retrouver un véritable présent et nous rendre capables d’aimer, car ce n’est pas à tort qu’il nous est dit dans le livre du pasteur Hermas : Ils rajeunissent ceux qui se repentent, c’est-à-dire ils sont affranchis du poids du péché qui vieillit avant le temps et nous laisse toujours un aspect misérable et délabré. En réalité, il n’est que le Christ qui seul ait vécu sur la terre dans le temps véritable, nous voulons dire dans la jeunesse éternelle, parce qu’il est le seul qui ait véritablement accompli la loi, la volonté de Dieu ; le seul qui n’ait jamais trouvé le temps trop court ou trop long, parce qu’il en était véritablement le maître pour l’accomplissement du souverain bien.
Ce que nous disons du temps dans ses rapports avec la liberté est également vrai au regard des grands événements de l’histoire. On peut dire que la plupart des révolutions n’ont été inévitables que parce qu’on a méconnu le mécontentement populaire. On l’irritait, on le faisait plus impérieux et plus impatient à lui refuser les satisfactions légitimes qu’il avait le droit de demander et d’attendre. Forcément alors venait le jour où, ployant sous le poids d’un passé qu’on lui rendait toujours plus intolérable, le peuple s’affranchissait dans un moment de désespoir du fardeau et de ceux qui le liaient sur ses épaules. Une révolution en ce sens, n’est qu’une brèche qui s’ouvre tout à coup dans le vieux mur d’enceinte d’un passé oppresseur. Violemment elle s’ouvre et laisse entrer à flots pressés la lumière et l’air pur du ciel dans un milieu où l’on ne respirait que les acres et malsaines exhalations de la servitude et de la mort. Mais si légitime et nécessaire que soit une révolution, elle reste toujours dans la dépendance de l’esprit qui l’anime et préside à son triomphe. Il est impossible, en effet, de ne pas le voir : il n’est pas dans l’histoire de révolution plus noble et plus sainte à ne la considérer que dans sa cause et à son heure première, que la révolution française. Et cependant, l’on dirait qu’elle n’a travaillé que pour rendre à tout jamais toute autorité impossible et pour la généreuse nation qui en fut le héros et pour le monde civilisé tout entier. A qui donc s’en prendre pour toutes les négations anarchiques et pour toutes les ruines qu’elle a enfantées ? Evidemment on ne peut mettre en cause que l’esprit intellectualiste et forcément niveleur qui l’inspirait. Elle combattit l’illogisme et prit pour loi suprême : « périssent les colonies plutôt qu’un principe. » La raison pure devint l’immortelle déesse dont l’étendard sacré portait dans ses plis le secret de la victoire : « in hoc signo vinces ». Et l’on sait quelle victoire peut valoir la raison pure, alors qu’il n’est que le fait rédempteur pour affranchir. Il est inévitable qu’il se produise des chocs, des soubresauts, des contradictions, des collisions entre les divers facteurs et les moments principaux de l’histoire. Et ce n’est pas dans le milieu social seulement, que nous sommes appelés à constater le conflit d’idées et d’intérêts tous également légitimes, et qui ne peuvent s’affirmer qu’à la condition de se contredire et de s’exclure, injustement mais nécessairement. Dans le développement moral de l’individu, les mêmes conflits se retrouvent plus douloureux encore. C’est ainsi que bien souvent on a vu l’amour que nous devons à la patrie exiger le sacrifice de l’affection non moins sacrée qui nous rattache à notre famille. Telle est la cause des douleurs les plus profondes mais les plus saintes que puisse connaître l’existence. Nous avons donc à nous demander s’il est jamais possible, qu’au même moment puissent s’imposer pour nous deux devoirs également légitimes et impérieux, mais qui s’excluent réciproquement en s’imposant ensemble. En d’autres termes, peut-il se faire qu’il y ait un moment dans la vie où le devoir ne puisse s’accomplir qu’au détriment du devoir ?
La plupart des moralistes contemporains nient la possibilité d’une pareille contradiction. Ils soutiennent qu’en fait, la collision ne se produit jamais entre deux devoirs, mais seulement entre un devoir et une préférence momentanée. Le conflit n’existe pour eux qu’entre un devoir et une préférence morale, mais jamais entre deux devoirs. Ils affirment bien hautement que le devoir que nous sommes obligés de différer ne pouvait pas constituer un devoir à l’heure où nous avons dû le sacrifier. Nous concédons sans peine qu’au point de vue idéal et purement théorique, nos devoirs ne peuvent jamais se contredire. Les circonstances qui nous obligent à une décision immédiate, on peut, en effet, les considérer comme autant de commandements d’en haut qui, au lieu de se contredire, ne font que se coordonner et se combiner au profit d’une harmonie supérieure. Mais cette conception vaut surtout pour ceux qui admettent un progrès normal, se poursuivant régulièrement et sans jamais rencontrer d’interruption. Or, pour nous, bien loin d’acquiescer à une pareille conception, nous croyons que le temps lui-même implique l’idée de désordre et de contradiction. L’individu qui vit dans le temps doit donc forcément connaître le conflit des devoirs quand bien même logiquement il reste pour lui inconcevable. Ces conflits étaient surtout inévitables sous l’influence païenne ; la conscience morale alors s’ignorait ou restait hésitante et troublée. C’est à cette source profonde et mystérieuse que la tragédie grecque vient puiser ses effrayantes et grandes inspirations. Oreste se sent appelé à venger son père lâchement assassiné, et pour obéir à ce devoir, pour lui sacré, dont aucune puissance ne peut le délier, il faut qu’en même temps il tue sa mère, la meurtrière de son père. Aux prises avec la redoutable étreinte, obligé de haïr sa mère ou de se faire ingrat envers la mémoire de son père, on le voit se débattre ! Grâce à l’influence morale tout autre et meilleure, dont nous sommes redevables à la puissance chrétienne, de pareils conflits ne sauraient plus se produire. Et cependant, il reste toujours possible aussi longtemps que la rédemption ne domine pas complètement le développement de notre liberté morale. Il faut, en effet, le reconnaître, lorsque nous n’avons pas pour nous diriger dans notre conduite morale une force supérieure et toujours dominante, nécessairement se produisent des négligences et des distractions qui toujours deviennent de graves infidélités. On ignore alors la valeur morale du temps, on ne se fait donc plus un devoir de le racheter au profit de l’intérêt moral et supérieur. Il faut donc qu’à chaque instant nous soyons surpris par un devoir négligé qui vient réclamer la place que déjà occupe un devoir nouveau et que nous ne pouvons pas plus différer que nous n’aurions dû laisser prescrire le devoir ancien qui, par droit d’antériorité, entend maintenant s’imposer.
Les deux devoirs en conflit veulent l’un et l’autre une satisfaction immédiate. L’exigence est d’autant plus douloureuse qu’il nous est impossible d’en méconnaître la rigoureuse légitimité ; mais si poignant que puisse se faire le conflit, il n’est que le juste châtiment des fautes antérieures. La rigueur du châtiment grandit encore, quand il nous est impossible, pour dénouer le conflit, de recourir à la règle ordinaire qui veut que le devoir le plus important prime celui qui l’est le moins. Dans notre for intérieur, il faut le reconnaître, cette inextricable situation n’est que la conséquence d’un juste jugement de Dieu contre une faute commise, malgré les avertissements réitérés et toujours méconnus de son esprit et l’expresse défense de son commandement. Il a pu également se faire que cette difficulté eût pour cause un vœu inconsidéré, mais alors il faut que sans hésiter nous ayons le courage de le désavouer. Je ne dois pas oublier, cependant, que je suis tenu de l’accomplir, alors surtout que son accomplissement importe à l’intérêt ou à l’honneur de mon prochain. Mais par suite d’un vœu inconsidéré, on peut se trouver dans l’alternative qu’à le désavouer, nous portons atteinte à l’honneur et au vrai bien de notre prochain, et qu’à l’accomplir, nous commettons une mauvaise action. Encore ici, le conflit des devoirs devient la condamnation du péché et le péché se fait le châtiment du péché. Mais il est impossible de se représenter toujours le conflit entre les devoirs, comme résultant d’une faute antérieure. Bien souvent, au contraire, il peut n’avoir d’autre cause que la rencontre accidentelle de devoirs qui s’imposent et s’excluent, et constituent pour nous une difficulté inextricable. Il s’agit, par exemple, d’un malade. Il réclame un secours immédiat et ce secours, je ne peux le lui rendre qu’à l’aide d’un mensonge. A lui dire la vérité, je ne pourrais que lui donner la mort. Mais alors, et il ne faut pas l’oublier, le conflit n’est pas entre la charité et la vérité, mais entre mon insuffisance à moi, et le devoir que je suis appelé à remplir. Il s’agit, par exemple, d’un malade dont l’état moral imparfait réclame des soins et des égards que je ne suis pas moi-même en état de lui rendreb. Les différentes règles qu’ordinairement on propose pour la solution de ces cas de conscience, résultant du conflit de nos devoirs, peuvent nous intéresser comme exercice de dialectique, mais n’en sont pas moins d’une application difficile pour ne pas dire impossible, chaque cas particulier réclamant une solution particulière. C’est ainsi, par exemple, que l’on nous recommande de préférer toujours les devoirs de la justice à ceux de la charité. « Payez d’abord vos dettes, nous dit-on, et puis, avec le superflu vous pourrez faire l’aumône aux nécessiteux. » A faire autrement, nous ne pourrions qu’imiter le fameux saint Crépin : il volait son maître pour donner au pauvre. Mais qu’objecter à l’exemple que voici. Nous l’empruntons à la philosophie morale de l’anglais Ferguson, un écrivain du siècle dernierc. Un débiteur va rendre à son créancier la somme dont il lui est redevable. L’argent qui est entre ses mains n’est donc pas à lui, il n’en est que le dépositaire. Mais voici, il passe devant un cimetière, il entre et il trouve pleurant sur une tombe à peine fermée, un enfant qui pleure seul et désolé. Son père, mort de la veille, l’a laissé sans appui et sans ressources aucunes. Emu de compassion pour cette infortune, l’argent qu’attend son créancier et qui n’est plus à lui, il le donne à l’orphelin que tous délaissent ! Cet acte d’humanité, qui donc oserait le condamner, alors même qu’il semble contredire à une obligation incontestablement légale ? Les tribunaux eux-mêmes ont souvent admis que la misère extrême d’un homme constitue pour lui un cas de force majeure, un droit de défense légitime qui, momentanément, supprime ses obligations envers le prochain. Cet exemple semble donc contredire à la règle posée plus haut en vertu de laquelle le devoir de la charité ne doit venir qu’après celui de la justice. Et cependant, quant au fait en lui-même, malgré toute la sympathie que peut nous inspirer cet homme courant au secours de l’orphelin, au mépris de son créancier, nous ne pouvons nous empêcher d’observer que si charitable que soit cet homme, l’acte de la charité qu’il accomplit ne lui coûte guère et de plus, représente un vol commis au détriment du légitime propriétaire. Il est tout autrement vrai et digne de notre admiration, ce bon samaritain qui, sans rien prendre à personne, avec les deux deniers qui sont bien à lui, assiste la victime qu’il rencontre baignant dans son sang sur la voie scélérate. A la secourir, il expose sa vie ; les brigands qui l’ont meurtrie sont probablement cachés tout auprès, derrière cette anfractuosité de rocher ; ils n’attendent, pour se jeter sur lui et le dépouiller à son tour, que le moment où, tout entier à son œuvre de charité il n’aurait de regards que pour sonder les plaies du mourant et de mains que pour les bander. Nous n’avons donc point d’autre moyen pour prévenir la collision des devoirs que l’étude attentive de nous-mêmes, que l’incessante vigilance à nous approprier le bienfait de la grâce rédemptrice. Plus en effet, un homme éprouve l’efficace de la rédemption et vit dans la communion du Sauveur, et plus grande se fait sa liberté. Plus en même temps sa vie se conforme au souverain bien, au seul idéal vrai, et moins son passé l’enchaîne au souvenir d’une faute commise. L’homme intérieur en lui s’affirme et grandit sans cesse. Il n’a plus peur que les circonstances le maîtrisent, car c’est toujours lui qui en est le maître. Toujours à la hauteur de toutes les difficultés qui peuvent se produire, il n’a plus à redouter la collision entre ses devoirs. Pour notre Sauveur, nous ne rencontrons jamais rien qui, de près ou de loin, ressemble à un conflit entre ses devoirs. Dans tout ce qu’il doit faire ou souffrir, nous ne le voyons jamais trahir la moindre incertitude. C’est en vain que ses adversaires ont cherché à le surprendre, jamais ils n’ont pu susciter l’ombre d’une contradiction à ce qu’il devait être ou faire.
b – On connaît la réponse d’Adolphe Monod : « Je prierai et j’inviterai le malade à prier avec moi » . — N. d. T.
c – Ferguson : Princips of moral and political science. II ; 5, I. D’après la traduction de Jacobi dans sa lettre à Fichte. Œuvres 3, page 38.
La casuistique, la solution des cas de conscience les plus importants et les plus difficiles, n’est, en définitive, que l’art d’accommoder la morale vraie universelle à la portée de toutes les faiblesses et de tous les mauvais désirs, ou si l’on aime mieux, l’art de supprimer la vérité au profit du mensonge. En présence de la collision apparente ou vraie de nos désirs, elle n’a d’autre but, en effet, que de fixer la limite entre l’interdiction et la permission, entre ce que permet et ce qu’interdit le commandement. Cette singulière discipline est en grand honneur dans l’église catholique malgré les conséquences toujours dangereuses quand elles ne sont pas humiliantes, qu’elle provoque contre elled. Si aujourd’hui le nom de jésuite est une injure à toute conscience droite, on ne peut s’en prendre qu’aux casuistes qui ont illustré cet ordre célèbre.
d – Pourquoi, tandis que l’église romaine possède une casuistique et des docteurs casuistes innombrables et célèbres, l’église réformée a-t-elle toujours ignoré cette dangereuse science qui est à la morale ce que le parasite est à l’organisme qu’il dévore ? Il n’est qu’une seule réponse possible à cette question : pour le chrétien réformé, les bonnes œuvres ne valent que pour témoigner sa reconnaissance ; plus elles abondent et plus il est heureux. Pour le catholique, au contraire, elles représentent une dette à payer. Moins elles lui coûtent et plus il est heureux. — N. du T.
Mais malgré l’éloquence de Pascal et malgré l’opinion plus éloquente encore qui ne cesse de protester contre l’immoralité de la casuistique jamais l’église ne pourra se passer de la casuistique. La cause en est dans l’importance décisive qu’elle reconnaît aux bonnes œuvres et au légalisme qui toujours les inspire. Elle est le tribunal de la pénitence, il faut donc qu’elle juge qu’elle délimite rigoureusement ce que permet et ce qu’interdit la loi. Grâce au confessionnal, la morale procède infiniment plus du code que de l’Évangile. Mais il faut également le reconnaître à toutes les époques, cette discipline a été provoquée ou le sera par le fait que le devoir ne peut jamais se présenter que sous la forme d’un acte individuel et toujours dans la dépendance du temps et de circonstances particulières. Et cependant si la casuistique veut être un code édictant des règles fixes pour toutes les circonstances qui pourront se produire, par le seul fait de cette prétention, elle se condamne à n’être jamais qu’une impossible contradiction ; car jamais les cas qu’elle a prévus et déterminés ne peuvent se reproduire dans les mêmes circonstances et avec la même signification. Dans la vie réelle, toutes les fois que l’on est en présence d’un cas de conscience, on ne peut en demander la solution qu’à l’heureuse inspiration du moment ou à la pensée qui se recueille et impose sa décision, sur le moment même avec l’évidence d’un axiome.
Les natures fortes et résolues sont celles qui généralement trouvent et préfèrent cette première solution. Quant aux natures réfléchies, elles ne s’abandonnent pas volontiers à l’inspiration du moment, elles préfèrent attendre et se recueillir. Quelle est la solution la meilleure, qu’elle procède de l’inspiration ou de la réflexion, seule peut nous le dire l’action qui en est la conséquence, alors qu’elle s’impose comme nécessaire et comme conforme à la conscience. « Voici, je ne peux autrement ! » disait Luther. Les fausses décisions que volontiers les natures irréfléchies prennent pour des inspirations du génie, ne tardent pas à se démontrer comme telles par les remords et les déceptions qui en sont la conséquence. Quant aux fautes que peuvent commettre les natures réfléchies, elles peuvent facilement se reconnaître, grâce à la règle posée par l’apôtre : « Tout ce qui ne se fait pas avec foi est un péché. » Nous devons donc suspendre et arrêter notre jugement en présence de tout acte qui ne s’affirme qu’après de longues et de pénibles hésitations. On a tout à craindre qu’un acte qui trahit l’indécision et le doute et ne procède pas d’une conviction intime et profonde ne soit le plus souvent que le calcul du péché. Entre ces décisions soudaines et qui s’imposent comme l’inspiration du moment et les tergiversations de la réflexion, il est un juste milieu, une voie moyenne, mais qui n’est pas la voie royale, car elle s’appelle le probabilisme. Il a la prétention de tranquilliser les consciences avec un à peu prés et un semblant de justice. Et ce probabilisme que nous avons déjà repoussé, nous le voyons ici reparaître avec la prétention de nous apporter la solution nécessaire et seule possible. Mais ici, ce système, l’œuvre de prédilection du jésuitisme, trahit sa fausseté par cela seul qu’avec les vérités morales les plus incontestées, il fait de simples opinions qui servent au caprice du moment, complaisent à l’individu, mais ne l’égarent que plus sûrement. Ce que nous tenons pour la sainteté même et la justice la plus vraie, n’est plus pour lui qu’une probabilité qui toujours se débat avec la chair et le sang et toujours finit par succomber sous leur dépendance. Il est cependant impossible de le nier, alors même que la vérité morale nous apparaisse avec tout l’éclat de l’évidence, il peut se faire qu’à un moment donné, alors qu’il nous faut prendre une décision définitive, nous ne puissions le faire qu’après de lentes et laborieuses réflexions. Et souvent même, il s’est vu qu’après avoir été préférée à beaucoup d’autres, recommandée qu’elle était par les motifs les plus sérieux et les plus forts, la décision prise ne nous laisse, en dernier ressort, en fait de certitude morale, que la seule consolation d’avoir agi au mieux de notre conviction. Mais ici, le mieux, si rapproché soit-il de la conviction la meilleure, n’en est pas pour cela la certitude entière et parfaite. Le probabilisme, avec son semblant de certitude et ses décisions boiteuses, est la preuve que nous ne possédons encore qu’une force morale relative et singulièrement bornée. Pour le Christ, l’homme parfait jamais ne se rencontre, ni même ne peut se supposer la possibilité du probabilisme. Aussi, au fur et à mesure que grandit notre personnalité morale dans l’intuition du bien, dans la possession de la charité, plus nos actes s’accomplissent dans la joyeuse liberté d’une conviction toujours plus sereine, et plus le probabilisme devient impossible.
Pour nous résumer, nous n’avons donc qu’à dire que nos actes ne sont jamais que la traduction de notre être moral, et que cet être ne peut se faire et s’élever que par l’apprentissage de la justice.