C’est donc le Fils Unique de Dieu, né de la Vierge comme homme, qui doit, à la plénitude des temps, élever l’homme à la dignité divine ; aussi, en toutes les paroles qu’il nous adresse dans l’Evangile, celui-ci tient-il à garder cette double norme : nous apprendre à le croire Fils de Dieu, et nous rappeler qu’on doit le reconnaître Fils de l’homme. Homme, il nous a parlé et il a réalisé tout ce qui relève de Dieu, nous parlant ensuite comme Dieu et accomplissant tout ce qui concerne l’homme. Et pourtant il le fait de telle sorte que ce langage même, sous ses deux aspects, paraisse toujours parole de l’homme et parole de Dieu. Il nous montre toujours un seul Dieu, le Père, mais il déclare posséder la nature du Dieu unique, par la vérité de sa naissance ; et pourtant il n’est pas sans soumettre à Dieu son Père, à la fois sa dignité de Fils et sa condition d’homme, puisque toute naissance doit se référer à son auteur, et que toute chair doit reconnaître son indigence devant Dieu.
Par suite, voici offerte aux hérétiques l’occasion de tromper les simples et les ignorants : ils mettent au compte de la faiblesse présumée de sa nature divine, les mots que le Christ prononce en tant qu’homme. Et puisque c’est une seule et même personne qui a tenu ce langage, ils appliquent à sa divinité tout ce qu’il a dit[10].
[10] « De se ipso omnia eum locutum esse ». Les ariens niaient l’existence ms le Christ d’une âme humaine, le Verbe de Dieu exerçant en lui la notion de l’âme. Ainsi ce qui est attribué à l’homme assumé par le Christ, est attribué par les hérétiques à lui-même, c’est-à-dire à sa Divinité.
Certes, nous ne le nions pas : tout ce que le Christ avance en son nom est une parole qui relève de sa nature. Mais si Jésus-Christ est à la fois homme et Dieu, il n’en est pas moins vrai qu’il est d’abord Dieu avant de devenir homme ; puis, devenu homme, il ne cesse d’être Dieu ; et enfin, après la glorification de l’homme en Dieu, il est pleinement homme et pleinement Dieu. Par suite, il est normal que le mystère de ses paroles soit en harmonie avec le mystère de sa façon d’exister. Et puisque selon le temps, tu distingues en lui Dieu et l’homme, discerne aussi le langage de Dieu et le langage de l’homme. Oui, puisque tu reconnais qu’il est Dieu et homme dans le temps, fais le partage des paroles qu’il prononce dans le temps comme Dieu, et de celles qu’il avance comme homme.
Mais puisque, partant d’un temps où il était homme et Dieu, il y a par ailleurs un temps où il est maintenant pleinement homme et pleinement Dieu, si quelque parole s’applique à ce temps, comprends-la en la rapportant au temps dont il est question. Puisque ce n’est pas la même chose : être Dieu avant d’être homme, être Dieu et homme, et après avoir été homme, être pleinement Dieu et pleinement homme, ne brouille donc pas le mystère de l’économie divine en ne distinguant pas les temps et les modes d’exister. Car en fonction de ses manières d’être et de ses natures, le Fils se devait de tenir un langage différent : autre est celui qu’il tint avant de naître dans la réalité mystérieuse de son humanité, autre celui qu’il nous adresse lorsqu’il est sujet à la mort, autre celui qui est le sien, maintenant qu’il est éternel.
C’est pourquoi Jésus-Christ nous a parlé comme parle un homme, lui qui, tout en demeurant en tous ces états, est né pour nous, homme de notre chair ; toutefois, il ne nous a pas caché qu’il était Dieu par nature.
Car si, dans son enfantement, sa passion, sa mort, il est entré dans les réalités qui sont la condition de notre nature, il a cependant montré qu’il les vivait dans la puissance de sa nature divine : il est lui-même la source d’où il est né, il veut souffrir alors qu’il aurait très bien pu ne pas souffrir, et lui, le Vivant, il s’est livré à la mort. Et pourtant, si c’est Dieu qui a vécu cette existence dans un homme, étant né par sa propre action, ayant souffert par sa volonté, étant mort par son libre choix, c’est bien aussi l’homme qui l’a vécue, c’est l’homme qui est né, qui a souffert, qui est mort.
Or tout cela rentrait dans le plan des mystères de Dieu, dessein arrêté déjà depuis la création du monde : Dieu, l’Unique engendré, voulait naître comme homme, pour que l’homme demeure en Dieu pour toujours ; Dieu voulait souffrir, afin que le diable déchaîné, se servant de tout ce qu’avait à subir la faiblesse humaine, ne nous retint plus sous la loi du péché[11], alors que Dieu avait pris sur lui la misère humaine ; Dieu voulait mourir, afin qu’aucune puissance ne dresse la tête contre Dieu et ne puisse faire usage à son profit de la nature d’une force créée, alors que le Dieu immortel s’était laissé enserrer dans la loi de la mort.
[11] Cf. Romains 7.23.
C’est pourquoi Dieu naît pour prendre sur lui notre chair, souffre ensuite pour nous rendre l’innocence, et pour finir, meurt pour réparer l’offense. Et donc en lui, notre humanité demeure en Dieu, les souffrances dues à notre misère deviennent celles de Dieu, et les esprits du mal et les puissances mauvaises paraissent enchaînés lors du triomphe de la chair[12], alors que Dieu meurt dans la chair.
[12] L’expression « Esprits du mal » est empruntée à Ep 6,12 : l’image des prisonniers qui paraissent enchaînés dans le triomphe d’un général romain victorieux, vient de Colossiens 2.15.
L’Apôtre, conscient de ce mystère, avait reçu du Seigneur lui-même la science qui vient de la foi ; comme il n’ignorait pas que celle-ci est hors de portée du monde, des hommes et de la philosophie, il nous avertit : « Prenez garde que personne ne vous séduise par la philosophie et la creuse duperie qui découle de la tradition des hommes, des éléments du monde, et non du Christ ; car en lui habite corporellement toute la plénitude de la Divinité, et vous êtes pleinement comblés en lui qui est le chef de toutes Principautés et de toutes Puissances » (Colossiens 2.8-10).
C’est pourquoi, après avoir indiqué que la plénitude de la Divinité habite corporellement dans le Christ, il ajoute, pour souligner la réalité mystérieuse par laquelle nous sommes inclus dans le Christ : « Vous êtes pleinement comblés en lui ». Car c’est parce que le Christ possède en lui la plénitude de la Divinité, que nous sommes pleinement comblés en lui. Et, avec sagesse, Paul ne dit pas : « Vous êtes pleinement comblés », mais : « Vous êtes pleinement comblés en lui ». Car, par l’espérance que nous confère notre foi, tous ceux qui sont ou seront régénérés pour la vie éternelle, demeurent dès maintenant dans le corps du Christ ; mais par la suite, ce ne sera plus en lui, mais en eux-mêmes qu’ils seront comblés, en ce temps dont parle l’Apôtre : « Il transformera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire » (Philippiens 3.21).
A présent, c’est donc en lui que nous sommes comblés, c’est-à-dire du fait que celui en qui habite corporellement la plénitude de la Divinité, a pris notre chair. Et le pouvoir qu’il a de réaliser notre espérance n’est pas limité. Car si nous sommes pleinement comblés en lui, c’est qu’il est la source et l’origine de tout pouvoir, selon cette parole : « Afin qu’en son nom tout genou fléchisse, au ciel, sur terre et dans les enfers, et que toute langue proclame que le Seigneur Jésus est dans la gloire de Dieu le Père » (Philippiens 2.10-11). Voilà donc ce qu’il faudra reconnaître : « Jésus est dans la gloire de Dieu le Père », et celui qui est né comme homme, ne demeure plus dans la misère de notre corps, mais dans la gloire de Dieu. Oui, voilà ce que toute langue reconnaîtra. Et puisque les créatures célestes et terrestres fléchissent le genou devant lui, c’est qu’il est le chef de toutes Principautés et Puissances[13] : ceci justifie que tout lui soit soumis et le reconnaisse en fléchissant le genou devant celui en qui nous sommes comblés, et que l’on doit proclamer dans la gloire de Dieu le Père, puisque la plénitude de la Divinité habite corporellement en lui.
[13] Glissement de sens, impossible à rendre dans une traduction : Hilaire passe du pouvoir de tout faire aux puissances angéliques et démoniaques.
L’Apôtre nous a donc mis sous les yeux, et la nature du Christ, et la réalité mystérieuse par laquelle nous sommes pris dans sa vie[14] : la plénitude de la Divinité demeure en lui, et du fait qu’il est né homme, nous sommes pleinement comblés en lui. Et maintenant, il poursuit en complétant ce qui a trait à l’économie du salut de l’homme : « En lui aussi, vous avez été circoncis d’une circoncision qui n’est pas faite de main d’homme, par l’ablation d’un morceau de chair de votre corps, mais de la circoncision du Christ. Ensevelis avec lui dans le baptême, avec lui aussi vous êtes ressuscités, parce que vous avez cru à l’action de Dieu qui l’a ressuscité d’entre les morts » (Colossiens 2.11-12).
[14] « Adsumptionis nostrae sacramentum ».
Nous avons donc été circoncis, non d’une circoncision charnelle, mais de la circoncision du Christ, c’est-à-dire que nous sommes renés pour être un homme nouveau. En effet, puisque nous avons été ensevelis avec lui dans son baptême, il nous faut mourir à notre vieil homme[15], car cette renaissance qu’est le baptême est pour nous : « Puissance de résurrection » (Philippiens 3.10). Cette circoncision dans le Christ n’a rien à voir avec une opération charnelle[16], elle signifie qu’il nous faut mourir entièrement avec lui, pour vivre ensuite entièrement avec lui. Nous ressuscitons en effet, en lui, par la foi en ce Dieu qui l’a ressuscité d’entre les morts. Il faut donc croire qu’il est Dieu, celui dont l’action a ressuscité le Christ d’entre les morts : c’est cette foi qui nous ressuscite avec le Christ et en lui.
[15] Cf. Romains 6.4-6.
[16] « Expoliari carne praeputii ».
L’Apôtre achève ensuite de nous dévoiler cette réalité mystérieuse de l’homme inclus dans le Christ : « Et vous qui étiez morts par suite de vos péchés et de votre chair incirconcise, il vous à fait revivre avec lui, après vous avoir pardonné toutes vos offenses. Il a effacé le document accusateur que les commandements retournaient contre nous ; il l’a fait disparaître en le clouant à la croix, après s’être dépouillé de sa chair, et il a livré les Puissances en spectacle, en triomphant d’elles en son propre corps » (Colossiens 2.13-15).
L’homme terrestre ne saurait comprendre la foi de l’Apôtre, et aucun autre langage que le sien ne saurait traduire par des mots l’expression de sa pensée. Dieu ressuscite le Christ d’entre les morts, ce Christ en qui habite corporellement la plénitude de la divinité. Et celui-ci nous fait participer à sa vie, en nous pardonnant nos péchés, et en détruisant l’écrit qu’est la loi du péché, que les ordonnances de l’ancienne alliance tournaient contre nous. Il le fait disparaître et le cloue à la croix. En se soumettant à la loi de la mort, il se dépouille de la chair, livre les Puissances en spectacle, triomphe d’elles en son propre corps. Nous avons déjà expliqué plus haut[17] comment en son propre corps, il a triomphé des Puissances adverses, comment il les a livrées en spectacle, et comment, après avoir effacé le document qui nous accusait, il nous a rendu la vie.
[17] Au Livre I, chap. 13, ce « document accusateur » se référait plutôt à la faute originelle, et plus précisément à la sentence de Genèse 3.19, tandis qu’ici il s’agit plutôt de la loi du péché, renforcée par les commandements, dans la ligne de l’épître aux Romains.
Mais qui pourrait comprendre et qui saurait exprimer ce mystère ? C’est l’action de Dieu qui a ressuscité le Christ d’entre les morts, et cette même action nous rend la vie avec le Christ ; cette même action remet nos péchés, efface et cloue à la croix le document qui nous accusait ; par cette action encore, le Christ se dépouille de la chair, livre les Puissances en spectacle, et triomphe d’elles en son propre corps. Tu vois l’action de Dieu : il ressuscite le Christ d’entre les morts ; tu vois aussi le Christ qui accomplit en lui les actions mêmes accomplies par Dieu. Car le Christ est mort en se dépouillant de la chair. Retiens donc que le Christ est un homme ressuscité par Dieu d’entre les morts ; retiens que le Christ est Dieu qui accomplit l’œuvre de notre salut, puisque sa mort en est la réalisation.
Ainsi, alors que Dieu accomplit tout cela dans le Christ, c’est le Christ qui va mourir en se dépouillant de sa chair, bien qu’il soit aussi le Dieu qui réalise cette œuvre de salut. Et lorsque le Christ est mort, après avoir œuvré comme Dieu avant sa mort, c’est encore l’action de Dieu qui ressuscite le Christ d’entre les morts. Puisque ce Dieu qui ressuscite le Christ d’entre les morts est le même Dieu que le Christ qui œuvre avant sa mort, c’est lui aussi qui se dépouille de sa chair pour mourir.
Et maintenant, comprends-tu la réalité mystérieuse contenue dans la foi que nous présente l’Apôtre ? A présent, crois-tu connaître le Christ ? Car je te pose cette question : Qui est celui qui se dépouille de la chair, et quelle est cette chair dont il se dépouille ? Je le constate en effet, l’Apôtre exprime deux réalités : la chair dont il est dépouillé, et celui qui se dépouille de la chair. Et avec cela, j’entends déclarer que le Christ est ressuscité des morts par l’action de Dieu. Et puisque Dieu est à la fois celui qui ressuscite le Christ d’entre les morts, et le Christ ressuscité des morts, je te demande : Qui est celui qui se dépouille de la chair, et qui est celui qui ressuscite le Christ d’entre les morts, pour nous rendre la vie avec le Christ ?
Car si le Christ mort, n’est pas le même que cette chair dont il est dépouillé, dis-moi donc le nom de cette chair dont il s’est dépouillé, et par ailleurs, explique-moi quelle est la nature de celui qui s’est dépouillé de sa chair ! Car pour moi, je trouve que le Christ Dieu ressuscité des morts est le même Dieu qui s’est dépouillé de la chair. Et d’un autre côté, je découvre que cette chair dont il s’est dépouillé, est identique au Christ ressuscité d’entre les morts, livrant en spectacle les Principautés et les Puissances, et triomphant d’elles en sa personne !
Comprends-tu de quoi il s’agit lorsqu’on parle de ce triomphe sur les Puissances en sa personne ? Saisis-tu que cette chair dont il s’est dépouillé, et celui qui se dépouille de sa chair, sont bien les mêmes ? Car il triomphe en sa personne, c’est-à-dire en cette chair dont il s’est dépouillé. Ne vois-tu pas qu’on le proclame ainsi Dieu et homme, puisque la mort est imputée à l’homme, mais la résurrection de la chair à Dieu, sans pourtant que soient différents celui qui est mort, et celui par qui le mort ressuscite ? Car la chair dont il s’est dépouillé, c’est le Christ mort ; et par ailleurs, celui qui a ressuscité le Christ d’entre les morts, est le même que le Christ qui s’est dépouillé de sa chair. Saisis la nature de Dieu dans la puissance de la résurrection : reconnais dans la mort l’économie de son humanité. Bien que chacune de ces deux actions[18] soit le fait ou de la nature divine, ou de la nature humaine, souviens-toi cependant qu’il n’y a qu’un seul Jésus-Christ, à la fois Dieu et homme !
[18] C’est-à-dire : mort et résurrection.
Toutefois, je ne le perds pas de vue : souvent l’Apôtre attribue à Dieu le Père d’avoir ressuscité le Christ d’entre les morts[19]. Mais en ses dires, Paul ne s’oppose pas à la foi telle que l’Evangile nous la présente, exprimée nettement par le Seigneur : « Voilà pourquoi le Père m’aime : c’est que je donne ma vie pour la reprendre. On ne me l’ôte pas, mais je la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner, et j’ai le pouvoir de la reprendre. Tel est l’ordre que j’ai reçu de mon Père » (Jean 10.17-18). Ou encore, quand on lui demande un signe qui permettrait de croire en lui, il annonce à propos du temple de son corps : « Détruisez ce temple, et je le rebâtirai en trois jours » (Jean 2.19). En assurant ainsi qu’il aurait le pouvoir de reprendre sa vie et la puissance de relever le temple de son corps, il nous apprend que c’est lui, le Dieu artisan de sa propre résurrection – bien que pourtant, il se réfère totalement à l’ordre reçu de son Père – ; l’Apôtre ne le comprend pas autrement lorsqu’il proclame le Christ : « Puissance de Dieu et Sagesse de Dieu » (1 Corinthiens 1.24), et par là, rapporte le caractère merveilleux de son œuvre à la gloire du Père ; ceci parce que ce que fait le Christ, c’est la puissance et la sagesse de Dieu qui le font, et tout ce que font la puissance et la sagesse de Dieu, c’est sans doute Dieu qui le fait, ce Dieu dont le Christ est la Puissance et la Sagesse.
[19] Cf. Romains 4.24.
En un mot, le Christ est donc ressuscité d’entre les morts par l’action de Dieu, puisqu’en sa personne, il a réalisé les œuvres de Dieu le Père, par sa nature identique à celle de Dieu. Et notre foi en la résurrection repose en ce Dieu qui a ressuscité le Christ d’entre les morts.
Le bienheureux Apôtre maintient donc un double enseignement se rapportant aux deux natures signifiées dans le Christ. Il montre en lui, à la fois la faiblesse de l’homme et la puissance de sa nature divine, en cette phrase adressée aux Corinthiens : « Car s’il a été crucifié en raison de sa faiblesse, il vit par la puissance de Dieu » (2 Corinthiens 13.4) ; il le met ainsi en évidence : sa mort est liée à sa misère humaine, mais sa vie manifeste la puissance de Dieu. De même en ce passage à l’adresse des Romains : « Sa mort fut une mort au péché, une fois pour toutes, mais sa vie est une vie pour Dieu. Et vous de même, regardez-vous comme morts au péché, et vivants pour Dieu, dans le Christ Jésus » (Romains 6.10-11). Il met donc sa mort au compte du péché, c’est-à-dire de notre corps, mais il rapporte sa vie à Dieu qui par nature, est Vie ; et par là, il nous faut mourir à notre corps afin de vivre pour Dieu, dans le Christ Jésus qui, ayant pris sur lui notre corps de péché, vit maintenant tout entier pour Dieu en compagnie de notre nature humaine qu’il s’est unie, en lui donnant de partager sa divine immortalité.
Il était bon de s’arrêter un peu à ces vérités, pour ne pas oublier que nous avons parlé des propriétés de chaque nature dans le Seigneur Jésus-Christ[20], car le Fils qui demeurait dans la forme de Dieu, a pris la forme d’esclave qui lui permit d’obéir jusqu’à la mort[21]. En effet, l’obéissance qui conduit à la mort n’est pas le fait de la forme de Dieu, tout comme la forme de Dieu n’est pas compatible avec la forme d’esclave. Mais, de par la réalité mystérieuse qui découle de l’économie divine telle que nous l’annonce l’Evangile, celui qui est dans la forme d’esclave n’est autre que celui qui est dans la forme de Dieu ; ceci bien que ce ne soit pas la même chose : « prendre la forme d’esclave », et : « demeurer dans la forme de Dieu » (Philippiens 2.6-7) [22] ; et compte tenu aussi de ce que celui qui demeurait dans la forme de Dieu ne pouvait prendre la forme d’esclave sans se dépouiller de sa condition divine, puisque la rencontre des deux formes n’est pas compatible. Et pourtant, celui qui s’est dépouillé n’est pas autre ni différent de celui qui a pris la forme d’esclave. Car pour avoir pris, il faut avoir été : ne prend que celui qui existe en tant que personne.
[20] « Utriusque naturae personam ». Le terme de personne exprime diverses fonctions qui peuvent être remplies par un seul et même sujet. On pourrait aussi traduire : « Pour rappeler que nous avons présenté dans le Christ une personne qui possède la nature divine et la nature humaine… ».
[21] Cf. Philippiens 2.6-8.
[22] « Forma » est traduit par « forme », plutôt que par « condition », pour harmoniser la traduction avec le Livre VIII, chap. 44 et 45. L’expression « forma » peut avoir chez Hilaire un sens total et un sens restreint ; sens total correspondant à « condition », sens restreint, correspondant à « aspect, manière d’exister » (cf. Galtier, Saint Hilaire de Poitiers, Beauchesne 1960, p. 124 et sv.). Dans la suite « forma » est traduit par « condition », pour rendre la lecture plus facile et agréable, là où il n’y a pas d’inconvénients.
Par conséquent, ce dépouillement de la forme divine n’est pas l’abolition de la nature divine : celui qui se dépouille de sa forme divine reste lui-même, et celui qui prend la forme d’esclave reste ce qu’il était. Et puisque c’est le même être qui se dépouille d’une forme pour en prendre une autre, c’est donc qu’il possède en lui une capacité mystérieuse qui lui permet de se dépouiller de sa forme pour en revêtir une autre. Toutefois il n’y a pas de disparition : la forme dont il se dépouille subsiste, et la forme reçue est là. Aussi ce dépouillement a-t-il pour effet de faire prendre au Christ la forme d’esclave, sans pourtant que le Christ qui était dans la forme de Dieu ne cesse d’être le Christ : c’est le Christ et personne d’autre, qui a pris la forme d’esclave. Lorsqu’il s’est dépouillé pour devenir le Christ homme dans un corps, tout en demeurant le même Christ Esprit[23], le changement de sa manière d’être[24] et la prise en charge de la nature humaine n’ont pas détruit la nature de sa divinité qui demeure. Car il n’y a qu’un seul Christ qui reste le même, et quand il change de manière d’être, et quand il assume la chair.
[23] « Christ Esprit » : cf. Livre VIII, chap. 48, note 65.
[24] « Habitus », manière d’être.