Quelles sont, pour nos auteurs latins du iiie siècle, les sources de la théologie, et comment s’en servent-ils ?
An premier rang il faut mettre l’Écriture. Le canon de l’Ancien Testament admis par saint Hippolyte et Tertullien est celui des Septante, qui comprend les deutéro-canoniques. Les écrits du Nouveau Testament forment aussi pour eux une collection : c’est l’instrumentum novum (divisé en evangelicum instrumentum et apostolicum instrumentum) qui s’oppose à l’instrumentum vetus. Il inclut les Évangiles, les Actes des. apôtres, treize épîtres de saint Paul (l’épître aux Hébreux exclue, bien qu’on la cite avec respect), les deux épîtres de saint Pierre, l’épître de saint Jacques, celle de saint Jude, deux de saint Jean et l’Apocalypsed. A cet instrumentum novum la même autorité absolument est accordée qu’à l’ancien. L’Église romaine, déclare Tertullien, « legem et prophetas cum evangelicis et apostolicis litteris miscet : inde potat fidem ». Il ajoute que le Nouveau Testament présente même plus de lumières, car l’Évangile a éclairé la Loi, et ce qui n’était que figure pour les juifs est devenu réalité pour les chrétiens. En tout cas, l’Écriture inspirée ne saurait se tromper, et ses enseignements s’imposent au fidèle.
d – V. E. Jacquier, Le Nouveau Testament dans l’Église chrétienne. On sait que S. Hippolyte a soutenu contre Caïus que l’Apocalypse est l’œuvre de l’apôtre saint Jean.
Quel usage en font nos auteurs, et comment l’interprètent-ils ? — On sait que pour saint Cyprien l’Écriture est presque l’unique autorité qu’il fasse valoir. Les Testimonia ad Quirinum et l’ouvrage Ad Fortunatum ne sont que des recueils de textes disposés sous les énoncés de certaines thèses qu’ils sont destinés à prouver et à développer. Tertullien et Novatien ne manquent jamais non plus de l’invoquer. L’exégèse des Africains est généralement littérale et objective : s’ils font une part à l’allégorie, cette part est restreinte et mesurée. Chez saint Hippolyte, cette part est plus large : il y a dans le génie du docteur romain quelque chose de mystique et d’élevé qui le porte aux sens spirituels et cachés, quelquefois subtils. Il est probable qu’il en était de même pour Victorin de Pettau dont l’exégèse, au dire de saint Jérôme, avait suivi celle d’Origène.
L’Écriture cependant ne doit point être interprétée d’après le sens privé et d’une façon nouvelle : on y doit suivre la tradition. Bien plus, il ne faut pas, dit Tertullien, discuter avec les hérétiques sur l’Écriture. Ils l’ont altérée, et là où ils ne l’ont pas altérée, ils l’expliquent à leur fantaisie, et l’on n’avance à riene. Il y a un moyen plus rapide et plus sûr de trancher la question entre eux et nous, c’est de chercher à qui d’eux ou de nous appartiennent les Écritures, qui, d’eux ou de nous, a reçu par une légitime tradition la vraie foi ; car là où sera la vraie foi sera nécessairement la fidèle interprétation des Écrituresf. Comment donc s’est transmise la vraie foi ? Jésus-Christ, envoyé par le Père, a instruit lui-même ses apôtres ; les apôtres ont fondé des Églises auxquelles ils ont confié cet enseignement, et ces Églises-mères à leur tour ont essaimé et établi d’autres Églises auxquelles elles ont communiqué leur doctrine avec leur apostolicité. Voilà l’ordre suivi par l’économie divine dans la diffusion de la révélation. C’est donc là, c’est dans l’enseignement de ces Églises apostoliques ou dérivées d’elles, non dans celui des conventicules hérétiques que se trouve la vraie foi, et toute doctrine en désaccord avec cet enseignement est nécessairement fausse :
e – De praescr., 17. Sur ce traité de la Prescription, on peut lire l’introduction de M. de Labriolle à son édition (Collect. Textes et documents), Paris, 1907, el M. Perroud, La prescription théologique d’après Tertullien, Montpellier, 1914.
f – V. surtout le commentaire sur le Cantique et la version allemande du texte grunnisien du même ouvrage. G. N. Bonwetsch, Hippolyts Kommentar zum Hohenlied, Leipzig, 1902.
« Si haec ita sunt, constat perinde omnem doctrinam quae cum illis ecclesiis apostolicis matricibus et originalibus fidei conspiret veritati deputandam, id sine dubio tenentem quod ecclesiae ab apostolis, apostoli a Christo, Christus a Deo accepit, omnem vero doctrinam de mendacio praeiudicandam quae sapiat contra veritatem ecclesiarum et apostolorum Christi et Dei (De praescr., 20, 21). »
Or, pour les Africains et les fidèles voisins de l’Italie, l’Église-mère apostolique est celle de Rome, et il n’y a donc pour déterminer ce que l’on doit croire qu’à examiner ce qu’elle croit elle-même et ce qu’elle a enseigné à l’Afrique : « Si autem Italiae adiaces, habes Romam unde nobis quoque auctoritas praesto est… Videamus quid didicerit, quid docuerit, cum africanis quoque ecclesiis contesserarit (De praescr., 36). » Par cet appel à l’Église et à l’antiquité, Tertullien ferme la bouche aux hérétiques et leur interdit même d’alléguer les Écritures en faveur de leur doctrine. Les Écritures appartiennent à l’Église ; elles sont son bien, non celui des hérétiques, et ils ne sont pas admis à les produire en preuve. C’est la praescriptio, mais qui n’est au fond, comme on le voit, qu’une forme de l’argument de tradition présenté par Irénée.
« Si haec ita se habent… constat ratio propositi nostri definientis non esse admittendos haereticos ad ineundam de scripturis provocationem, quos sine scripturis probamus ad scripturas non pertinere… Mea est possessio, olim possideo, prior possideo, habeo origines firmas ab ipsis auctoribus quorum fuit res. Ego sum haeres apostolorum (De praescr., 37). »
Plus tard, sans doute, Tertullien oubliera ces déclarations, et il opposera à l’autorité de la tradition et de l’église universelle, et de l’Église de Rome, l’autorité de l’inspiration privée et des charismes. Il invoquera la vérité contre la coutume et ne verra plus dans la nouveauté de la doctrine une marque certaine de l’hérésie. Mais alors Tertullien sera sorti de l’Église ou près d’en sortir. Saint Cyprien, lui aussi, alors que le pape Etienne invoquait la tradition de son Église, écrira, dans la controverse baptismale, qu’il faut non pas prescrire par la coutume, mais vaincre par la raison (Epist. 63.1). Et cependant il n’est pas douteux que saint Cyprien, tout comme Tertullien catholique, n’ait regardé l’enseignement de l’Église, et plus particulièrement des évêques sur qui l’Église est établie, comme la norme de la foi. N’enseigne-t-il pas que l’Église seule possède l’Esprit-Saint, et qu’elle est seule par conséquent dispensatrice de la vérité et de la grâce ?
Tertullien trouve l’enseignement de l’Église résumé dans le symbole — la regula fidei, la lex fidei, comme il dit dans son langage de juriste — dont il reproduit la substance et, dans une certaine mesure, la formuleg. Ce symbole ne saurait être soumis à discussion : au contraire de la discipline et des usages qui peuvent changer, il est immuable et irréformable. Même la nouvelle effusion du Paraclet commencée en Montan l’a respecté, bien qu’elle ait supprimé certaines indulgences en matière de morale consenties par Jésus-Christ.
g – Tertullien a donné trois formules du contenu du symbole, De praeter., 13 ; De virgin. vel., 1 ; Adv. Prax., 2. C’est la seconde qui présente l’allure la plus simple, la plus liturgique.
En dehors du symbole, Tertullien admet les recherches et les conjectures là où subsiste l’obscurité ou l’incertitude ; mais il y est généralement peu favorable. L’abus qu’en ont fait les hérétiques le rend défiant vis-à-vis des études qui vont à approfondir curieusement les Écritures et la foih. C’est dire qu’il n’a que peu de goût pour la philosophie. Il ne l’exclut pas toutefois entièrement des moyens qui peuvent établir ou corroborer la vérité religieuse. Par moments, il constate que cette philosophie est d’accord avec le christianisme sur les vérités fondamentales du dogme et de la morale révélés, que certains de ses représentants ont pressenti et connu, vaguement du moins, le Logos, les anges et. les démons, quelques autres de nos croyances encore : « Seneca saepe noster (De anima, 20) ! » que l’âme humaine est en quelque sorte naturellement préparée pour accueillir la parole divine ; et Tertullien estime, dans ces cas, la philosophie comme une alliée et une force bienfaisante. Mais quand il remarque que les hérésies sont venues précisément de ce que leurs auteurs ont tenté une combinaison impossible entre les données de leur philosophie et celles de leur foi, de ce qu’ils ont voulu plier celle-ci aux raisonnements et aux systèmes humains, alors il s’indigne et s’impatiente : « Adeo quid simile philosophus et christianus ? Graeciae discipulus et caeli ? famae negotiator et vitae ? … amicus et inimicus erroris ? veritatis interpolator et integrator et expressor, et furator ejus et custos ? (Apol., 46) » Les hérésies sont le fait de la philosophie ; les philosophes sont les « patriarches des hérétiques (De anima, 3). »
h – De praescr., 8-1-2,14 : « Fides, inquit (Christus) tua te salvum fecit, non exercitatio scripturarum. Fides in regula posita est : habet legem et salutem de observatione legis : exercitatio autem in curiositate con sistit, habens gloriam solum de peritiae studio. »
Saint Cyprien est, à ce point de vue, dans la ligne de Tertullien et, s’il se peut, plus radical encore. On a remarqué que l’œuvre de cet ancien rhéteur ne contenait pas une seule citation des auteurs profanes, tant il avait renoncé complètement à ses préoccupations antérieures. Il ne croit guère à la vertu des philosophes, et déclare que des philosophes aux chrétiens il y a très loin. C’est l’influence pernicieuse de la philosophie qui a conduit Novatien à la révolte et au schisme. Commodien non plus n’a rien d’un philosophe. Arnobe, par tempérament et par culture, l’est davantage. Il loue quelques-uns des anciens philosophes, et constate volontiers qu’ils ont entrevu certaines vérités principales du christianisme. Mais il les blâme d’avoir voulu tout ramener au niveau de la raison humaine, et cette raison il se plaît à l’humilier et à en exagérer l’impuissance. Lactance ne tombe pas dans cette exagération. Pour lui, la raison ne peut tout savoir, mais elle peut savoir quelque chose, et les anciens philosophes l’ont bien montré qui ont eu, les uns ou les autres, des vues justes sur les grands problèmes de la vie. Il est vrai qu’ils n’ont pas apporté des solutions toujours certaines, qu’ils ont manqué d’unanimité et se sont contredits d’école à école, que leur doctrine notamment n’a pas fait à Dieu une assez grande place, et qu’à cause de cela elle n’a eu sur la réforme des mœurs et n’a exercé sur la foule qu’une influence insignifiante. Mais le christianisme peut combler ces lacunes et remédier à ces défauts. Il peut résoudre les antinomies qui embarrassent la raison ; et Lactance, se rendant compte du besoin qui se fait sentir chez les lettrés païens de trouver un exposé du christianisme qui en fasse ressortir la valeur philosophique, entreprend cet exposé, et écrit ses Institutions divines. Il ne se sert pas de la philosophie pour creuser le dogme et pour le traduire en termes techniques : il s’en sert plutôt pour mettre en évidence le côté rationnel de la doctrine chrétienne et l’accord qu’elle présente avec ce qui a été jusque-là pensé de mieux dans tous les tempsi.
i – Sur la philosophie dans Arnobe et Lactance, voir R. Pichon, Lactance, p. 49-57 ; 88-110.
Ainsi, après plus d’un siècle, l’africain Lactance en revenait, vis-à-vis de la philosophie, à l’attitude qui avait été celle de Minucius Félix. A Rome, saint Hippolyte paraît n’avoir eu pour elle que de l’indifférence. Le premier livre des Philosophoumena est consacré à décrire les systèmes des principaux philosophes de la Grèce. Manifestement, l’auteur les connaît mal et les estime fort peu. Il n’en parle d’ailleurs que pour montrer que les hérétiques y ont puisé les principes de leurs erreurs : en quoi il a très peu réussi. En somme, saint Hippolyte, homme de l’Écriture et de science purement ecclésiastique, n’a point donné de place à la philosophie dans ses préoccupations doctrinales.
Concluons que la théologie occidentale du iiie siècle, fidèle à l’esprit de saint Irénée, a consulté surtout, pour s’édifier, l’Écriture inspirée et la tradition. Elle n’a donné à la spéculation rationnelle qu’une attention secondaire.
Avant d’exposer en détail les enseignements de cette théologie, il est nécessaire de voir quelles controverses l’ont agitée à cette époque, et quels problèmes elle a dû plus particulièrement résoudre.