Communication au légat – Seconde comparution – Déclaration de Luther – Réponse du légat – Volubilité du légat – Demande de Luther
Le lendemaink, on se prépara de part et d’autre à la seconde entrevue qui paraissait devoir être décisive. Les amis de Luther, résolus à l’accompagner chez le légat, se rendirent au couvent des Carmélites. Le doyen de Trente, Peutinger, l’un et l’autre conseillers de l’Empereur, et Staupitz, y arrivèrent successivement. Peu après, le docteur eut la joie de voir se joindre à eux le chevalier Philippe de Feilitzsch et le docteur Ruhel, conseillers de l’Électeur, qui avaient reçu de leur maître l’ordre d’assister aux conférences, et de protéger la liberté de Luther. Ils étaient depuis la veille à Augsbourg. Ils devaient se tenir à ses côtés, dit Mathesius, comme à Constance le chevalier de Chlum se tint aux côtés de Jean Hus. Le docteur prit de plus un notaire, et, accompagné de tous ces amis, il se rendit chez le légat.
k – Mercredi 12 octobre.
Dans ce moment, Staupitz s’approcha de lui : il comprenait toute la situation de Luther ; il savait que si son regard n’était fixé sur le Seigneur, qui est la délivrance de son peuple, il devait succomber : « Mon cher frère, lui dit-il avec gravité, rappelez-vous constamment que vous avez commencé ces choses au nom du Seigneur Jésus-Christl. » Ainsi Dieu entourait son humble serviteur de consolations et d’encouragements.
l – Seckend., p. 137.
Luther, en arrivant chez le cardinal, y trouva un nouvel adversaire : c’était le prieur des Dominicains d’Augsbourg, qui était assis à côté de son chef. Luther, conformément à la résolution qu’il avait prise, avait écrit sa réponse. Les salutations d’usage étant terminées, il lut d’une voix forte la déclaration suivante :
« Je déclare que j’honore la sainte Église romaine, et que je continuerai à l’honorer. J’ai cherché la vérité dans des disputes publiques, et tout ce que j’ai dit, je le regarde, encore à cette heure, comme juste, véritable et chrétien. Cependant je suis homme, et je puis me tromper. Je suis donc disposé à me laisser instruire et corriger dans les choses où je puis avoir erré. Je me déclare prêt à répondre de bouche, ou par écrit à toutes les objections et à tous les reproches que peut me faire le seigneur légat. Je me déclare prêt à soumettre mes thèses aux quatre universités de Bâle, de Fribourg en Brisgau, de Louvain et de Paris, et à rétracter ce qu’elles déclareront erroné. En un mot, je suis prêt à tout ce qu’on peut exiger d’un chrétien. Mais je proteste solennellement contre la marche qu’on a voulu imprimer à cette affaire, et contre la prétention étrange de me contraindre à me rétracter sans m’avoir réfutém. »
m – Löscher, 2, 463. L. Opp. (L.) XVII, 181, 209.
Sans doute rien n’était plus équitable que ces propositions de Luther, et elles devaient mettre très fort dans l’embarras un juge auquel avait été prescrit à l’avance le jugement qu’il devait rendre. Le légat, qui ne s’était pas attendu à cette protestation, chercha à cacher son trouble, en affectant de rire de la chose, et en revêtant tous les dehors de la douceur. « Cette protestation, dit-il à Luther, en souriant, n’est point nécessaire ; je ne veux disputer avec toi ni en public, ni en particulier, mais je me propose d’arranger l’affaire avec bonté et comme un père. » Toute la politique du cardinal consistait à mettre de côté les formes sévères de la justice, qui protège ceux qui sont poursuivis, et à ne traiter la chose que comme une affaire d’administration entre un supérieur et son inférieur : voie commode en ce qu’elle ouvre à l’arbitraire le champ le plus vaste.
Continuant de l’air le plus affectueux : « Mon cher ami, dit de Vio, abandonne, je te prie, un dessein inutile ; rentre plutôt en toi-même, reconnais la vérité, et je suis prêt à te réconcilier avec l’Église et le souverain évêque… Rétracte, mon ami, rétracte, telle est la volonté du pape. Que tu le veuilles ou que tu ne le veuilles pas, peu importe. Il te serait difficile de regimber contre l’aiguillon… »
Luther, qui se voyait traité comme s’il était déjà un enfant rebelle et rejeté par l’Église, s’écria : « Je ne puis me rétracter ! mais je m’offre à répondre, et par écrit. Hier nous avons assez débattun. »
n – Digladiatum, bataillé. (L. Epp. I, p. 181.)
De Vio fut irrité de cette expression, qui lui rappelait qu’il n’avait pas agi avec assez de prudence ; mais il se remit, et dit en souriant : « Débattu ! mon cher fils ; je n’ai pas débattu avec toi : je ne veux pas non plus débattre ; mais je suis prêt, pour plaire au sérénissime électeur Frédéric, à t’entendre et à t’exhorter amicalement et paternellement. »
Luther ne comprenait plus que le légat fut si fort scandalisé de l’expression qu’il avait employée ; car, pensait-il, si je n’avais pas voulu parler avec politesse, j’aurais dû dire, non débattre, mais disputer et quereller ; car c’est vraiment ce que nous avons fait hier.
Cependant, de Vio, qui sentait qu’en présence des témoins respectables qui assistaient à la conférence, il fallait au moins paraître chercher à convaincre Luther, en revint aux deux propositions qu’il lui avait signalées comme des erreurs fondamentales, bien résolu à laisser le réformateur prendre la parole le moins possible. Fort de sa volubilité italienne, il l’accable d’objections, auxquelles il n’attend pas la réponse. Tantôt il plaisante, tantôt il gronde ; il déclame avec une chaleur passionnée ; il mêle les choses les plus bizarres ; il cite saint Thomas et Aristote ; il crie et s’emporte contre tous ceux qui pensent autrement que lui ; il apostrophe Luther. Celui-ci plus de dix fois veut prendre la parole ; mais le légat l’interrompt aussitôt et l’accable de menaces. Rétractation ! rétractation ! voilà tout ce qu’il demande de lui ; il tonne, il règne, il veut seul parlero. Staupitz prend sur lui d’arrêter le légat. « Veuillez permettre, lui dit-il, que le docteur Martin ait le temps de vous répondre. » Mais le légat recommence ses discours : il cite les extravagantes et les opinions de saint Thomas ; il a pris son parti de pérorer pendant toute l’entrevue. S’il ne peut convaincre et s’il n’ose frapper, il prétend du moins étourdir.
o – (L. Opp. (L.) XVII, p. 181, 209.) Decies fere cœpi ut loquerer, toties rursus touabat et solus regnabat.
Luther et Staupitz virent clairement qu’il fallait renoncer à l’espérance, non seulement d’éclairer de Vio par une discussion, mais encore de faire une profession de foi utile. Luther en revint donc à la requête qu’il avait faite au commencement de la séance, et que le cardinal avait alors éludée. Puisqu’il ne lui était pas permis de parler, il demandait qu’il lui fût au moins permis d’écrire et de remettre sa réponse écrite au légat. Staupitz l’appuya ; plusieurs autres assistants joignirent leurs instances aux siennes, et Cajetan, malgré toute sa répugnance pour ce qui est écrit, car il se souvenait que les écrits restent, y consentit enfin. On se sépara. L’espérance qu’on avait eue de terminer l’affaire dans cet entretien, était ajournée ; il fallait attendre ce qui résulterait de la conférence suivante.
La permission que le général des Dominicains avait donnée à Luther de prendre du temps pour répondre, et pour répondre par écrit, sur les deux accusations clairement articulées qu’il lui avait faites touchant les indulgences et la foi, n’était rien de plus que ce que la justice exigeait, et pourtant nous devons en savoir gré à de Vio, comme d’une marque de modération et d’impartialité.
Luther sortit de chez le cardinal, joyeux de ce que sa demande lui était accordée. En allant chez Cajetan, et en en revenant, il était l’objet de l’attention publique. Tous les hommes éclairés s’intéressaient de son affaire, comme s’ils avaient dû être jugés eux-mêmes. On sentait que c’était la cause de l’Évangile, de la justice et de la liberté, qui se plaidait alors à Augsbourg. Le bas peuple seul tenait pour Cajetan, et il en donna sans doute quelques marques significatives au réformateur, car celui-ci s’en aperçutp.
p – L. Opp. (L.) XVII, 186.
Il était toujours plus évident que le légat ne voulait entendre de Luther que ces paroles : « Je rétracte ; » et Luther était résolu à ne pas les prononcer. Quelle sera l’issue d’une lutte si inégale ? Comment imaginer que toute la puissance de Rome, aux prises avec un seul homme, ne parviendra pas à l’écraser ? Luther voit ces choses ; il sent le poids de cette main terrible sous laquelle il est venu se placer ; il perd l’espérance de retourner jamais à Wittemberg, de revoir son cher Philippe, de se retrouver au milieu de cette jeunesse généreuse dans les cœurs de laquelle il aimait tant à répandre les semences de la vie. Il voit l’excommunication suspendue sur sa tête, et il ne doute nullement qu’elle ne vienne bientôt le frapperq. Ces prévisions affligent son âme, mais elles ne l’abattent point. Sa confiance en Dieu n’en est pas ébranlée. Dieu peut briser l’instrument qu’il lui a plu d’employer jusqu’à cette heure ; mais il maintiendra la vérité. Quoi qu’il arrive, Luther doit la défendre jusqu’à la fin. Il se met donc à préparer la protestation qu’il veut présenter au légat. Il paraît qu’il y consacra une partie de la journée du 13.
q – Ibid., 185.