Vraie catholicité – Wolsey – Affaire de Harman – West envoyé à Cologne – Travaux de Tyndale et de Fryth – Rincke à Francfort – Il fait une découverte – Tyndale à Marbourg – West retourne en Angleterre – Ses tourments dans le cloître
Le séjour de Tyndale et de ses amis dans des contrées étrangères, et les rapports qu’ils y formèrent avec de pieux chrétiens, manifestèrent l’esprit de fraternité que la Réformation rendait alors à l’Église. C’est dans le protestantisme que la vraie catholicité se trouve. L’Église romaine n’est point une Église catholique. Séparée des Églises d’Orient, qui sont les plus anciennes de la chrétienté, et des Églises réformées qui en sont les plus pures, elle est une secte et une secte dégénérée. Une Église qui ferait profession de croire à une unité épiscopale, mais qui serait séparée de l’épiscopat de Rome, séparée de l’épiscopat d’Orient, séparée des Églises évangéliques, ne serait pas non plus une Église catholique ; elle serait une secte plus sectaire encore que celle du Vatican, un fragment de fragment. Il faut à l’Église du Sauveur une unité plus divine, plus vraie, que celle de sacrificateurs qui se condamnent les uns les autres. Ce furent les réformateurs, et Tyndale en particuliera, qui proclamèrent dans la chrétienté l’existence d’un corps de Christ, dont sont membres tous les enfants de Dieu. Les disciples de la Réformation sont les vrais catholiques.
a – The Church of Christ is the multitude of all them that believe in Christ, etc.… » (Tyndale, Exposition of Matthew, prologue.)
C’était une tout autre catholicité que Wolsey voulait maintenir. Il ne se refusait pas à certaines réformes dans l’Église, surtout si elles lui apportaient quelque profit ; mais avant tout il voulait conserver à la hiérarchie ses privilèges et son uniformité. L’Église romaine, en Angleterre, était alors incarnée dans sa personne, et s’il tombait, elle serait près de sa ruine. Ses talents politiques, ses rapports multipliés avec le continent, lui faisaient discerner mieux que d’autres les dangers qui menaçaient la papauté. La publication des Écritures de Dieu en anglais ne semblait à quelques-uns qu’un nuage sans importance, qui disparaîtrait bientôt de l’horizon ; mais aux yeux du prévoyant Wolsey, ce nuage présageait une grande tempête. Il n’aimait pas, d’ailleurs, ces rapports fraternels qui se formaient alors entre les chrétiens évangéliques de la Grande-Bretagne et ceux des autres nations. Offusqué par cette catholicité spirituelle, il résolut de faire saisir Tyndale, qui en était le principal organe.
Déjà l’envoyé de Henri dans les Pays-Bas, Hacket, avait fait mettre en prison Harman, négociant d’Anvers, l’un des principaux soutiens du réformateur anglais. Mais en vain Hacket avait-il demandé à Wolsey des documents propres à convaincre Harman de trahison (car le crime d’aimer la Bible ne suffisait pas pour le faire condamner dans le Brabant) ; l’envoyé était demeuré sans lettres d’Angleterre, et le dernier terme fixé par la loi étant écoulé, Harman et sa femme avaient été relâchés, après sept mois d’emprisonnement.
Toutefois, Wolsey n’avait pas été inactif. Le cardinal espérait trouver ailleurs la coopération que lui refusait Marguerite d’Autriche. C’était Tyndale qu’il lui fallait, et tout semblait indiquer qu’il était alors caché à Cologne ou dans ses environs. Wolsey, se rappelant le sénateur Rincke et les services qu’il lui avait déjà rendus, résolut de lui envoyer John West, religieux du couvent des Franciscains à Greenwich. West, dont l’esprit n’était pas d’une grande portée, était actif, fort désireux de se faire valoir, et s’était distingué en Angleterre parmi les adversaires de la Réforme. Flatté de cette mission, ce moine vaniteux partit aussitôt pour Anvers accompagné d’un autre religieux, afin de saisir Tyndale, et même Roye, jadis son confrère à Greenwich, et qu’il y avait inutilement combattu.
Pendant que l’on conjurait sa perte, Tyndale composait divers écrits, les livrait à la presse, les envoyait en Angleterre, et priait Dieu nuit et jour d’éclairer son peuple. « Pourquoi vous donner tant de peine ? lui disait-on. Ils brûleront vos livres comme ils ont brûlé l’Évangile !… — Ils ne feront que ce que j’attends, répondait-il, s’ils me brûlent aussi moi-même. » Il entrevoyait déjà dans le lointain son bûcher ; mais cette vue ne faisait qu’exciter son zèle. Caché, comme Luther à la Wartbourg, non toutefois dans un château, mais dans une humble maison, Tyndale, comme le réformateur saxon, traduisait nuit et jour les Écritures. Mais, n’ayant pas un électeur de Saxe pour le garder, il changeait de temps en temps de résidence.
A cette époque, Fryth, échappé des prisons d’Oxford, avait rejoint Tyndale, et les joies de l’amitié adoucissaient pour eux l’amertume de l’exil. Tyndale ayant fini le Nouveau Testament et commencé la traduction de l’Ancien, le savant Fryth lui était d’un grand secours. Plus ils étudiaient la Parole de Dieu et plus ils l’admiraient. Au commencement de 1529 ils publièrent la Genèse et le Deutéronome, et s’adressant, dans un prologue, à leurs compatriotes : « Quand tu lis l’Écriture, dirent-ils, pense que chaque syllabe t’appartient, et suces-en la moelleb. » Puis, niant que les signes visibles communiquent naturellement la grâce, comme l’avaient prétendu les scolastiques, Tyndale soutint que les sacrements n’opèrent que quand le Saint-Esprit les accompagne de sa vertu. « Les cérémonies de la loi, disait-il, étaient pour les Israélites ce que les sacrements sont pour nous. Ce qui sauve, ce n’est pas l’œuvre en elle-même, c’est la foi en la promesse, dont l’œuvre est le signe. Le Saint-Esprit n’est pas un Dieu muetc. Partout où la Parole est annoncée, ce témoin intérieur opère. Si le baptême me prêche la purification par le sang de Christ, alors le Saint-Esprit accompagne le baptêmed, et cette prédication ôte mes péchés par la foi. L’arche de Noé ne sauva que ceux qui crurent. »
b – Suck out the pith of the Scripture. (Prologues to the five books of Moses. I, p. 8.)
c – The Holy Ghost is no dumb God, no God that goeth a mumming.(Prologues to the five books of Moses. XXX, 16, 17, 27, 29, 49.)
d – If baptism preach me the washing in Christ’s blood, so doth the Holy Ghost accompany it. (Ibid.)
Il fallait nécessairement emprisonner un homme qui osait adresser à l’Angleterre des paroles si contraires aux enseignements du moyen âge. John West, envoyé dans ce but, arrivait alors à Anvers ; Hacket lui procurait pour interprète un religieux, Anglais d’origine, lui faisait prendre d’autres vêtements, et lui remettait enfin « trois livres sterling, » pour le compte du cardinal ; moins l’ambassade se ferait remarquer et mieux son but serait atteint. Mais quel fut le chagrin de West en arrivant à Cologne ! Rincke était à Francfort. N’importe, le moine de Greenwich cherchera Tyndale à Cologne, et priera Rincke d’en faire autant à Francfort ; ce seront deux perquisitions au lieu d’une. West se procura un agile » messager (c’était encore un moine), et lui remit la lettre que Wolsey adressait à Rincke.
La foire se tenant à Francfort, la ville était remplie de marchands et de marchandises. Rincke eut à peine achevé de lire la lettre de Wolsey, qu’il courut chez les bourgmestres, et leur demanda de confisquer les Écritures traduites en anglais, et surtout de saisir l’hérétique qui troublait l’Angleterre comme Luther troublait l’Empire. — « Tyndale et ses amis n’ont pas paru dans nos foires depuis le mois de mars 4528, répondirent les magistrats, et nous ne savons s’ils sont morts ou vivants. »
Rincke ne se découragea pas. Jean Schoot, de Strasbourg, qui passait pour avoir imprimé des livres de Tyndale, et qui tenait moins, disait-on, aux livres qu’il publiait qu’à l’argent qu’il en retirait, se trouvait à Francfort. « Où est Tyndale ? lui dit Rincke. — Je ne le connais pas, répondit l’imprimeur ; » mais il avoua que mille volumes avaient été imprimés par lui sur la demande de Tyndale et de Roye. « Apportez-les, continua le sénateur de Cologne. — Si l’on m’en donne un bon prix, je les livrerai. » — Rincke paya tout ce qu’on voulut.
Wolsey allait donc être satisfait, car le Nouveau Testament l’inquiétait presque autant que le divorce ; ce livre, à ses yeux si dangereux, lui semblait devoir allumer un grand incendie, qui consumerait infailliblement l’édifice du traditionalisme romain. Rincke, qui partageait l’idée de son patron, ouvrit avec impatience les volumes qu’on venait de lui remettre ; mais, pénible mécompte ! ce n’était pas le Nouveau Testament, pas même un ouvrage de Tyndale ; c’était un écrit de William Roye, homme léger, enclin à l’insulte, que le réformateur avait employé quelque temps à Hambourg, et qui même l’avait suivi à Cologne, mais dont il s’était bientôt dégoûté. « Je lui ai dit adieu pour nos deux vies durant, disait Tyndale, et un jour de plus. » Roye s’était rendu à Strasbourg en quittant le réformateur, s’y était vanté de ses rapports avec lui, et y avait fait imprimer une satire contre Wolsey et les ordres monastiques, connue sous le titre de Sépulture de la messe ; c’était le livre qu’on venait d’apporter. L’esprit sarcastique du moine y avait dépassé les bornes légitimes de la controverse, aussi le sénateur osait-il à peine l’envoyer en Angleterre. Il ne s’arrêta pas dans ses perquisitions, fouilla dans tous les lieux où il pensait découvrir le Nouveau Testament, accapara tous les volumes suspectse, et se mit en route pour Cologne.
e – I gathered together and packed up all the books from every quarter. » (CottonMSC., Galba, B. IX, fol. 186. Bible Annals, I p. 213.)
Cependant il n’était pas satisfait. Il lui fallait Tyndale, et il allait partout répétant : « Et Tyndale, où est-il ? » Or ce Tyndale que l’on cherchait en tant de lieux et surtout à Francfort et à Cologne, se trouvait presque à égale distance de ces deux villes, en sorte que Rincke, en se rendant de l’une à l’autre, aurait pu le rencontrer face à face, comme l’envoyé d’Achab rencontra Élie. Tyndale était à Marbourg, où plusieurs motifs l’avaient attiré. Le prince Philippe de Hesse était le grand protecteur des doctrines évangéliques. L’université avait marqué dans la Réforme par les Paradoxes de Lambert d’Avignon. Un jeune Écossais, Hamilton, illustre comme martyr, y avait étudié peu auparavant, et un célèbre imprimeur, Jean Luft, y avait ses ateliers. Tyndale et Fryth s’y étaient donc établis en septembre 1528, et cachés sur les rives paisibles de la Lahn, ils y traduisaient l’Ancien Testament ; si Rincke les eût cherchés dans cette ville, il n’eût pas manqué de les trouver. Mais, ou il n’y pensa pas, ou il eut peur du terrible landgrave. La route directe descendant le Rhin, ce fut celle qu’il prit, et Tyndale échappa.
Arrivé à Cologne, Rincke conféra aussitôt avec West. Leurs recherches ayant échoué, il fallait adopter des moyens plus énergiques. Le sénateur renvoya donc le moine en Angleterre, lui donna pour compagnon son fils Hermann, et les chargea de dire à Wolsey : « Il nous faut, pour saisir Tyndale, des pouvoirs plus étendus et ratifiés par l’Empereur. Les traîtres qui conspirent contre la vie du roi d’Angleterre ne sont point tolérés dans l’Empire, combien moins doivent l’être Tyndale et tous ceux qui conspirent contre la chrétienté ! Il faut qu’il meure ; un éclatant exemple peut seul arrêter l’hérésie de Luther. — Quant à ce qui nous regarde, devaient-ils ajouter, il se présentera peut-être à Votre Grâce quelque occasion de nous récompenserf. » Rincke n’avait pas oublié le subside de dix mille livres sterling qu’il avait reçu de Henri VII pour la guerre contre les Turcs, lorsqu’il était allé à Londres, comme envoyé de Maximilien.
f – By the favour of God there may be an opportunity to recompense us. (Cotton MSC. Bible Annals, I, p. 203)
West retournait en Angleterre, très chagrin d’avoir échoué dans sa mission. Qu’allait-on dire à la cour et au monastère ? Une nouvelle humiliation lui était encore réservée : Roye, que West était allé chercher sur les bords du Rhin, était venu visiter sa mère sur les rives de la Tamise ; et pour comble d’infortune, la nouvelle doctrine avait envahi son propre couvent. Le gardien lui-même, le père Robinson, l’avait embrassée, et on lisait nuit et jour à Greenwich le Nouveau Testament que West était allé poursuivre à Cologne… Le religieux d’Anvers qui l’avait accompagné dans son voyage était la seule personne à laquelle il pût confier sa douleur ; mais les franciscains renvoyèrent ce moine étranger au delà des mers ; puis ils se mirent à plaisanter aux dépens du malheureux West. S’il voulait raconter ses exploits des bords du Rhin, on en riait ; s’il se vantait du nom de Wolsey et de Henri VIII, on se moquait encore de lui. Il voulut parler à la mère de Roye, espérant obtenir d’elle d’utiles informations ; les moines l’en empêchèrent. « C’est dans ma commission ! » répondit-il. On lui rit au nez. Le père Robinson s’apercevant que cette commission faisait prendre à West des airs d’indépendance, demanda à Wolsey de la lui retirer. West effrayé s’imagina qu’on finirait par le jeter en prison. « Je suis las de la vie, » s’écria-t-il. Et il conjura un ami qu’il avait à la cour de lui procurer, avant Noël, une obédience sous le grand sceau de Monseigneur, afin de pouvoir quitter le monastère. Quoi que ce soit qu’il faille payer, ajoutait-il, donnez-le… » Ainsi West expiait le zèle fanatique qui l’avait porté à poursuivre le traducteur des oracles de Dieu. Ce qu’il devint, je l’ignore ; on n’en parle plus.
Wolsey avait alors bien autre chose à faire qu’à s’occuper de cette obédience. Pendant que les plaintes de West arrivaient à Londres, celles du roi arrivaient à Rome. La grande affaire, aux yeux du cardinal, était de maintenir l’accord entre Henri et l’Eglise. Il ne fut plus question de perquisitions en Allemagne, et pour le moment Tyndale fut sauvé.