Nous n’avons ni discuté ni indiqué la millième partie des questions qui se rattachent au dogme du péché originel, et qu’on ne peut laisser entièrement de côté. Nous disions, en commençant, combien cela est regrettable. Ce que nous disions alors, nous pouvons le répéter maintenant, je pense, avec une conviction plus éclairée et plus ferme. Car qu’y a-t-il de vraiment essentiel que ces quelques faits : L’homme est, par ses sentiments et par ses actes, en dehors de la ligne du bien, et la loi, qui ne peut rien céder de ses prescriptions non plus que de ses sanctions, prononce contre lui une sentence de condamnation que ratifie sa conscience elle-même. Cet état anormal ne vient pas de Dieu qui nous avait créés à son image ; il est le résultat d’une chute volontaire. N’est-ce pas en réalité tout ce que réclame la vie de la foi ? N’est-ce pas, par conséquent, ce qu’il faudrait élever au-dessus de tout comme article de religion, en reléguant le reste dans le libre domaine de la philosophie du christianisme ?
La disposition anormale est au suprême degré contraire à la loi, car au point de vue rationnel comme au point de vue biblique, la loi condamne l’état intérieur plus encore que l’acte extérieur. Elle est la racine-mère du péché, le péché-principe. Comment l’innocenter sans innocenter le mal en soi, et, ce qui est plus grave encore, sans la faire remonter à Dieu ? car ne pas l’imputer à l’homme, c’est finalement l’imputer au Créateur.
Mais il y a là deux questions : celle du caractère moral du fait et celle de ses conséquences pénales, qui à certains égards n’en font qu’une, mais qui, à d’autres égards, peuvent et doivent se séparer. Distinguons-les pour l’enfant comme pour l’homme ; et les répugnances, instinctives ou réfléchies, qui empêchent si souvent d’appeler les choses par leur vrai nom, ne seront plus les mêmes. Le don ineffable fait au monde en Jésus-Christ permet de croire que la dispensation de grâce s’étend, par des voies secrètes, partout où le penchant anormal n’a été l’objet d’aucun consentement de l’intelligence et de la volonté. Dès lors, pouvant l’apprécier indépendamment de ses suites naturelles, à la seule lumière de la règle souveraine de l’ordre et du bien, nous n’hésiterons plus à le voir tel qu’il est en soi, c’est-à-dire vicieux et périlleux, puisqu’il est le mal et la source du mal.
Du reste, — ne nous lassons pas de le redire, — cette question de l’entrée du mal dans le monde, de l’état intérieur et extérieur qu’il a fait à l’homme, cette question qui va toucher à ce qu’il y a de plus profond dans l’anthropologie et dans la théodicée, va par cela même se perdre de toutes parts dans le mystère. De là vient que la pensée s’est toujours efforcée vainement de la suivre jusqu’au bout et de la sonder jusqu’au fond. Toutes les religions et toutes les philosophies se la sont posée à leur manière, toutes ont cru en avoir trouvé et tranché le nœud ; et toujours on l’a vue renaître, se couvrant de nouvelles ombres, se compliquant de nouveaux problèmes, au lieu de se simplifier à mesure qu’on la creuse davantage. L’esprit humain y a essayé toutes ses forces depuis des siècles ; et l’on est, ce semble, en droit d’affirmer que cette pleine solution, à laquelle il aspire et qu’il s’est figuré mille fois tenir, lui échappera incessamment dans l’avenir comme dans le passé. Il y a là des points nombreux qui sont pour nous des inconnues, et qui le seront aussi longtemps que nous n’aurons pas d’autres sources de connaissance et de certitude, c’est-à-dire aussi longtemps que nous serons ce que nous sommes. Il en est comme de ces hauteurs des cieux, devant lesquelles s’arrête l’Astronomie, après avoir constaté qu’elles sont incommensurables.
Que faire donc ? si ce n’est de s’attacher simplement aux grandes données de la conscience religieuse et morale, en y joignant, nous chrétiens, celles de la révélation biblique. Ce ne sont, il est vrai, que des faits partiels, qu’il est impossible de systématiser complètement et souvent difficile de concilier entre eux. On ne les ramène d’ordinaire à l’unité logique réclamée par l’intelligence, qu’en y ajoutant ou y retranchant, c’est-à-dire en les faussant. Sachons les prendre et les laisser tels quels : s’ils ne suffisent pas à la science, ils suffisent à la foi ; et c’est l’essentiel, car c’est la foi qui est la vie.
Parmi ces faits, les uns sont tout ensemble de conscience et de révélation ; les autres s’appuient essentiellement sur le témoignage de la révélation, mais la conscience finit par y apposer le sien.
Au nombre des premiers sont ceux-ci : Le mal ne saurait venir de Dieu, le Saint et le Bon. Il vient donc de l’homme, qui se reconnaît, en effet, responsable de tout ce qu’il en découvre dans ses sentiments et dans ses actes. Le mal doit être puni ; mais il peut être pardonné. Dieu n’est point inexorable : en Lui la miséricorde s’unit à la justice. Il existe une voie de salut.
Ces données de la conscience religieuse que reflètent tous les cultes, au milieu même de leurs erreurs et de leurs superstitions, et qu’on peut à bon droit nommer « humanitaires », la révélation les confirme, les épure, les achève par celles qu’elle y joint, et dont deux surtout méritent d’être relevées ici. En rattachant à la première désobéissance l’état anormal où se trouve l’humanité, elle annonce, dès ses premières pages, le décret divin de réparation, accompli après quarante siècles de préparation et d’attente ; elle atteste le double fait de la chute et de la rédemption, faisant entrevoir les profondeurs de l’un par l’ineffable grandeur de l’autre, éclairant le mystère d’iniquité par le mystère de piété, manifestant tout ce que le péché recèle de désordre et de péril par cette dispensation même qui porte au pécheur l’espérance et la paix. De sorte que, comme nous aimons à le redire, en présence du mal physique et du mal moral, la religion peut adorer le « Trois fois Saint » et le « Seul Bon ».