C’est, nous faisait remarquer M. F. de Rougemont, un fait unique dans la littérature antique que la présence d’une quadruple version de la vie d’un homme illustre, remontant d’ailleurs à une époque très voisine des événements ; et nous osons ajouter que les nombreuses divergences que présentent ces quatre documents dans le détail attestent leur indépendance réciproque, en même temps que leur accord fondamental les confirme les uns par les autres.
Notre intention présente n’est pas d’établir la réalité historique de tous les faits contenus dans ces quatre documents. Trois éléments dans cette vie, trois caractères de ce personnage, propres à nous rendre compte de l’influence extraordinaire qu’il a exercée sur ses contemporains, nous importent actuellement : 1° son enseignement ; 2° ses miracles ; 3° sa perfection morale.
Comme l’authenticité du IVe Evangile, qui ne fait pas de doute pour nous, est contestée aujourd’hui par un grand nombre de critiques, nous renonçons à nous servir de ce document dans les déterminations qui vont suivre, et nous nous contenterons du témoignage des synoptiques, comme source de nos renseignements.
1. L’enseignement de Jésus-Christ
La valeur que devait avoir cet enseignement est reconnue par Strauss lui-même :
« Que Jésus comme docteur ait fait une impression aussi entraînante que profonde sur les cœurs réceptifs, c’est ce que ne nous disent pas seulement les évangiles (Matthieu 7.28-29 ; Marc 1.22 ; Luc 4.32 ; Jean 6.68), mais aussi le succès qu’il a obtenu. Si nous recherchons la raison de ces effets, Justin Martyr nous la donne dans sa Première apologie : « Ses discours étaient courts et serrés, car il n’était pas un sophiste, mais sa parole était une force divine, » Par là, il désignait la profondeur du sentiment religieux d’où sa parole procédait, et, d’autre part, le naturel de la forme.
« Il n’était pas un sophiste, dit le Père grec, c’est-à-dire, traduit en langue juive, il n’était pas un rabbin ; il ne parlait pas comme les scribes (Matthieu 7.29). Ce n’étaient pas des démonstrations artistement conduites qui faisaient son affaire, mais la parole frappante qui porte sa preuve en elle-même. De là, dans les évangiles, cette riche collection de sentences ou gnomes, qui, indépendamment de leur valeur religieuse, sont inestimables par leur originalité spirituelle, par le bon sens qui s’y exprime : « Donnez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. — Personne ne met une pièce de drap neuf à un vieil habit. — Les gens en santé n’ont pas besoin de médecins, mais les malades. — Si ta main ou ton pied te fait tomber ce dans le péché, coupe-le et jette-le loin de toi. — Ote la poutre de ton œil, alors tu verras comment tu ôteras la poutre de l’œil de ton frère. — Tu ne dois pas pardonner sept fois, mais sept fois septante fois » : voilà des paroles impérissables parce que, en elles, des vérités toujours nouvelles sont conçues dans la forme qui leur est le plus appropriée, et qui est généralement intelligiblek »
k – Leben Jesu, page 253.
Il y a donc dans les évangiles synoptiques tout au moins un fonds d’enseignement de Jésus-Christ directement et immédiatement reconnaissable, et portant en lui-même le cachet de l’originalité et de l’authenticité. Le Sermon sur la montagne et les Paraboles sont les monuments les plus universellement reconnus de ce type d’enseignement. Le caractère de cette parole opposé à celle des rabbins du temps et de tous les temps suffit jusqu’à aujourd’hui à trahir l’auteur. Le contraste qui paraît avoir frappé le plus vivement et le plus généralement entre la parole de l’homme sans puissance extérieure et officielle et celle des dominateurs d’âmes fut l’autorité de l’une et le manque d’autorité de l’autre : ἦν ὁ λόγος αὐτοῦ (Luc 4.32 ; comp. Jean 7.46). D’un côté était l’enseignement ratifié dans la conscience intime de chacun ; de l’autre, celui qui ne s’imposait que par la crainte ou par la force de l’inertie.
Ce n’est pas sans surprise que nous avons récemment rencontré sous la plume de notre ami, M. Léop. Monod, les paroles suivantes :
« Je ne me souviens pas d’un passage où Jésus-Christ ait cru nécessaire de laisser entendre que pour pouvoir l’appeler Maître, il est nécessaire de penser comme lui ; mais constamment il a dit que l’appeler Maître, c’est s’engager à marcher après lui. Je n’établis pas de divorce entre la pensée et la conduite. Je demande seulement que sous prétexte de relever l’autorité de Jésus-Christ, on ne mette pas l’accent ailleurs que sur le point où l’a mis Jésus-Christ lui-même. Etre son disciple, selon lui-même, ce n’est pas le répéter, mais le suivrel. »
l – Le Problème de l’Autorité, pages 54 et 55.
Et nous nous permettons de demander, nous, que l’on ne déplace pas les questions, comme nous l’avons vu faire plus d’une fois dans les derniers débats. J’imagine que les orthodoxes farouches qui continuent à réduire tout l’Evangile à une dogmatique, savoir à la leur, qui enseignent qu’on est sauvé par la foi à un Credo, et soutiennent, contrairement à saint Anselme, saint Bernard et aux moines de Saint-Victor, que c’est la connaissance qui engendre la vie et non l’inverse, ont passé aujourd’hui dans le camp des quantités négligeables. Ces principes sont en tout cas tombés dans un tel décri qu’il faudrait reconnaître en soi l’étoffe d’un martyr pour se résoudre à s’en faire le champion. Soif du martyre à part, ce ne sont pas plus les nôtres que ceux de nos opposants. L’unique objet du débat entre eux et nous est le point de savoir si la doctrine étant tenue incontestablement pour un élément secondaire et dérivé par rapport à la vie, elle n’en reste pas moins un élément nécessaire.
Or si quelque chose me frappe dans le ministère de Jésus-Christ — et spécialement d’après le IVe Evangile, où ce fait paraît le plus étrange, — c’est l’insistance qu’il met à mentionner sa doctrine et ses paroles. Celui qui s’est appelé lui-même la vérité (Jean 14.6) et a appelé le Diable le Père du mensonge (Jean 8.44), n’avait pas l’air d’admettre que ses auditeurs reçussent à bien plaire ses enseignements sur le Diable et sur lui-même. Même le texte classique de la nouvelle apologétique, Jean 7.17, ne laisse pas d’indiquer « la connaissance de la doctrine » comme le terme obligé de la pratique élémentaire du Bien. Dans le chapitre suivant, là où vous et moi aurions écrit vie, Jésus continue à dire vérité, Jean 8.32 ; et dans sa dernière prière, il demande à son Père pour ses disciples présents et futurs qu’ils soient sanctifiés par la vérité (Jean 17.17).
Passant aux synoptiques, je l’entends déclarer à saint Pierre que la thèse métaphysique qu’il vient de lancer suppose chez lui une révélation immédiate du Père, Matthieu 16.17. Ailleurs, il félicite ses disciples d’entendre des choses que des prophètes et des rois avaient sans succès désirées et attendues, et qui en ce moment même étaient révélées aux uns et cachées aux autres, Luc 10.24, comp. à 21.
Tout cela me porte à croire que si Jésus-Christ, reparaissant à cette heure, répétait en français ce qu’il a dit en araméen il y a dix-huit siècles, il encourrait lui le premier le qualificatif d’intellectualiste, qui désigne aujourd’hui, comme on sait, quiconque s’efforce de traduire ses croyances en idées intelligibles.
Nous croyons être à même de retrouver dans les parties mêmes reconnues authentiques par tout le monde de l’enseignement de Jésus-Christ, la trace des actes surnaturels qui lui sont attribués durant sa vie. Nous avons le droit de passer des paroles extraordinaires du Fils de l’homme à ses actes extraordinaires.
2. Les miracles de Jésus-Christ
« Il n’est pas possible, comme on l’a essayé souvent, dit M. de Pressensé, de séparer ces deux portions de son œuvre, qui concourent également à la réalisation de son plan (ses paroles et ses miracles). D’abord ses miracles font partie de son enseignement, car il les a constamment invoqués comme preuve de sa divine mission. Ensuite ses paroles sont étroitement rattachées aux actes extraordinaires qu’il a accomplis. Sans cesse, ceux-ci donnent lieu à ses discours et leur servent de thème. Les enseignements et les miracles sont entrecroisés en quelque sorte dans la trame du récit évangélique ; à moins de le mutiler de la façon la plus arbitraire, il faut ou les accepter ou les rejeter ensemblem. »
m – Jésus-Christ, son temps et sa vie ; 1re édit., page 373. Les miracles.
Comment, par exemple, Jésus pourrait-il, dans le Sermon sur la montagne, reconnu authentique par Strauss entre autres, faire mention de miracles accomplis par de faux disciples en son nom, si de notoriété publique il n’en avait pas fait lui-même ? (Matthieu 7.22) Comment pourrait-il rappeler aux Pharisiens les expulsions de démons opérées par les exorcistes, s’il n’en avait pas, selon sa conviction, opéré lui-même ? (Matthieu 12.27) Comment pourrait-il en appeler aux œuvres miraculeuses qu’il avait faites, tout en constatant l’échec de ses intentions, dans les villes de la Galilée, s’il ne s’y était rien passé d’extraordinaire ? (Matthieu 11.21-25).
Mainte parole de Jésus conservée toute vive jusqu’à nous n’a manifestement sa raison d’être que dans l’acte surnaturel qui l’accompagne. Ce sont des encouragements : « Ne pleure point, Luc 7.13. — Si tu crois, toutes choses sont possibles à celui qui croit, Marc 9.23. — Prends courage, ma fille ; ta foi t’a guérie, Luc 8.48. — O femme, ta foi est grande ; qu’il te soit fait selon que tu as cru, Matthieu 15.28. — Je le veux, sois nettoyé », Luc 5.13.
Ce sont des censures adressées à ceux dont l’incrédulité ou l’inintelligence retarde ou empêche la manifestation surnaturelle, et que seul le respect de la vérité a pu nous avoir conservées : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? », Matthieu 14.31. — Avez-vous toujours le cœur stupide ? demande le Maître à ses disciples en leur rappelant les deux miracles de la multiplication des pains, Marc 8.17.
Ailleurs encore c’est la parole victorieuse jetée entre une répréhension adressée aux auditeurs malintentionnés et son effet immédiat, la parole et l’acte étant, pour ainsi dire, entrelacés l’un à l’autre, comme le lierre au chêne : « Lève-toi et marche ! » (Luc 5.24).
Ce sont, dans deux occasions, jusqu’aux ipsissima verba du Maître, qui ont été consignés par l’évangéliste Marc, fidèle écho d’un fidèle témoin : Talitha Koumi, Marc 5.41 ; Ephphatah, Marc 7.34.
La parole de Jésus : « Abattez ce temple, et en trois jours je le relèverai », qui ne se lit que dans le IVe Evangile, Jean 2.19, mais qui se trouve confirmée par les faux témoins, d’après Matthieu 26.61 ; 27.40, ne suppose-t-elle pas chez celui qui l’a prononcée la prétention, qui ne saurait être entièrement illusoire, d’être capable d’œuvres défiant toutes les vraisemblances humaines ?
Les témoignages de ses ennemis s’ajoutent à ceux de ses disciples pour nous certifier la réalité de la puissance surnaturelle de Jésus. Avant le Talmud, qui rattachait, comme nous l’avons dit, la vertu miraculeuse de Jésus de Nazareth à des arts magiques rapportés d’Egypte, les chefs de la nation rapportent à Béelzébul les faits surnaturels dont ils sont les témoins, Luc 11.15, et le sarcasme même jeté au Christ crucifié : « Descends maintenant de la croix ! » (Marc 15.32), dissimulait mal la crainte qu’il avait inspirée à ses adversaires.
Un caractère des récits évangéliques bien propre à les recommander à notre confiance, c’est leur sobriété même en matière de faits miraculeux. Outre la brièveté de ces narrations qui en exclut toute amplification oratoire ou apologétique, la période proprement miraculeuse de la carrière de Jésus qu’ils nous font connaître est réellement très courte. Point de miracles dans la vie du Précurseur (Jean 10.41) ; point dans les trente premières années de celle du nouveau Messie, où il était si facile à la légende, qui ne l’a que trop montré plus tard et déjà au second siècle, de se donner carrière. Refus de miracles au cours du ministère même de Jésus, opposé à ceux qui les réclamaient pour le mauvais motif, Matthieu 16.1 (comp. Jean 6.25 et sq.). Interdictions réitérées, quoique il est vrai incessamment violées, à ceux qui avaient été les objets de ces manifestations de puissance, de les raconter, Marc 1.44-45n. Plus de miracles enfin dans les derniers jours de la vie de Jésus-Christ, qui eussent si opportunément confondu les défis de ses bourreaux.
n – Le cas des Gadaréniens est le seul où le miracle fut suivi de l’ordre positif de le publier, Marc 5.19. Ceci soit dit aussi contre l’abus des témoignages !
Mais comme l’avait prédit le prophète Esaïe (Ésaïe 9.5), c’est lui-même qui a été le miracle, et ceci nous amène à un nouvel élément, le plus important et le plus profond de la carrière terrestre de Jésus-Christ.
3. La perfection morale de Jésus-Christ
Depuis le gouverneur romain Pilate, qui déclarait ne trouver aucun crime en celui qu’on lui avait amené comme un danger public ; depuis Judas, qui confessa avant de se détruire avoir trahi le sang innocent ; ses juges, qui produisirent à grand’peine des faux témoins pour le perdre ; le centenier romain, gardien de la croix, qui après avoir tout vu et entendu, déclara que cet homme était juste ; depuis les foules juives qui, le jour de la Pentecôte, convaincues d’avoir mis à mort le Saint et le Juste, s’écrièrent : Hommes frères, que ferons-nous ? jusqu’à MM. Strauss et Pécaut exclusivement, qui ont déclaré avoir découvert quelques taches, un ou deux mouvements d’impatience dans cette vie, et à M. Renan, aux yeux duquel une petite dose d’imposture fait une partie intégrante et légitime de toute grande carrière, il ne s’est trouvé personne pour relever sérieusement le défi jeté par Jésus à ses adversaires : Qui de vous me convaincra de péché ? et pour lui contester ce titre de Fils de l’homme, c’est-à-dire d’homme accompli, qu’il s’est donné. La génération contemporaine est généralement d’accord pour reconnaître en lui, selon la belle expression de Keim dans son opuscule : Der geschichtliche Christus, un homme dont la conscience a été sans cicatrice.
Nous n’irons pas si loin toutefois d’un premier bond ; nous marquerons quelques étapes jusqu’au terme que nous avons en vue, la perfection morale de Christ ; et passant, comme nous l’avons fait jusqu’ici, du connu à l’inconnu, nous commencerons par constater sa vertu éminente, puis sa sainteté subjectiveo, et enfin sa parfaite sainteté objective.
o – Expression très impropre, mais devenue courante pour désigner la conscience que Jésus avait de sa propre sainteté.
La moralité de Jésus, l’honnêteté absolue de ses actes, de ses paroles et de ses silences, sa vertu éminente, sa sainteté relative, sa supériorité unique dans le domaine du bien peut être considérée comme un fait acquis à l’histoire, étant reconnue de ceux-là même qui lui refusent l’immunité absolue du péché. Après avoir, dans la conclusion de sa Vie de Jésus, distingué entre le Christ idéal, produit de la conscience humaine, et le Christ historique, Strauss confesse que notre idéal de sainteté s’est formé sur ce dernier, et comparant l’idéal du juif à celui du romain et du grec, il ajoute : « Parmi les types formateurs de l’idéal humain, Jésus restera en première ligne. Il y a introduit des traits qui y manquaient auparavant, ou étaient restés confus jusqu’alors ; il en réduit ceux qui s’opposaient à sa généralisation ; par sa conception religieuse, il leur a a donné une plus haute consécration ; en incarnant les traits de cet idéal en sa personne, il leur a communiqué la chaleur et la vie, pendant que la société religieuse qui est procédée de lui a donné à cet idéal la plus grande extension dans l’humanité. Les caractères de patience, de douceur, d’amour des hommes que Jésus a fait prévaloir dans ce nouvel idéal de l’humanité, n’ont pas été perdus, malgré tout, et ils forment encore aujourd’hui ce que nous appelons l’humanitép.
p – Leben Jesu, Schluss.
Mais qu’il y a loin encore de ce type de vertu humaine, si consommée qu’elle paraisse au jugement de l’homme, à l’accomplissement parfait de la loi morale absolue, dérivée de Dieu même ! Qu’il y a loin du plus haut degré de la moralité à ce que la Bible, l’Evangile et la conscience chrétienne appellent la perfection ; et tel déclaré avec raison irréprochable à l’égard de la première norme, pesé à la balance de Dieu, du sanctuaire et de l’éternité, pourra bien être trouvé léger et jugé ἀδόκιμος.
Pour établir la sainteté subjective absolue de Jésus, il nous suffirait déjà d’en appeler à ses silences. Celui qui prisa si haut le repentir qu’un seul pénitent valait mieux à ses yeux que quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance ; celui qui mit la lamentable confession du péager au-dessus de la légitime satisfaction du pharisien ; celui qui fut doué d’un discernement moral si exercé qu’aucune forme, aucune apparence du mal, si dissimulée qu’elle fût, recouverte même de l’autorité de paroles divines, ne lui échappait ; celui qui, sans interroger personne, arrivait à connaître parfaitement ce qui était dans chacun (Jean 2.25), et qui enfin, dans le court modèle de prière présenté à ses disciples et légué à l’Eglise, leur avait enseigné à dire : Pardonne-nous nos offenses ! n’a jamais dit pour son compte : Pardonne-moi mes offenses ! Il n’a jamais confessé aucune faute, exprimé aucun regret d’une commission ou d’une omission qu’il se serait imputée. Il a dit : « Si vous qui êtes mauvais », jamais, nous ; « Je suis venu chercher et sauver ce qui était perdu » ; jamais il n’a dit : Sauvons-nous les uns les autres !
Au moment le plus critique de sa vie, celui où toutes les apparences étaient contre lui, où le contraste était le plus criant entre son sort et le mérite qu’il s’était attribué jusqu’alors ; à l’heure même où il se vit abandonné de Dieu en même temps que des hommes, c’est pour les autres qu’il demande pardon, et il jette au ciel le cri qui trahit la pureté de sa conscience autant que le trouble extrême de son âme : Pourquoi ? et bientôt : Tout est accompli !
Nous avons le droit de tirer l’attestation de sa perfection du passage même qui a fourni à quelques critiques des raisons de mettre en doute la conscience qu’il possédait de sa bonté morale et de sa divinité. Il devient évident pour chacun qu’en répondant au compliment banal du jeune homme riche : Mon bon maître ! « Pourquoi m’appelles-tu bon ? », il entend ne mettre hors de cause que l’ignorance et la superficialité de son interlocuteur, lorsque nous l’entendons l’instant d’après imposer l’obligation de le suivre à celui qui veut devenir parfait. Nulle part Jésus-Christ n’a aussi hardiment, quoique implicitement, attribué à sa propre personne la perfection morale absolue (Matthieu 19.16-21).
M. Sabatier a décrit dans les termes suivants, qui sont excellents, cet état immaculé de la conscience de Christ : « Cet état psychologique de Jésus s’affirme à chaque pas de sa carrière et demeure permanent. Non seulement il ne se sent jamais séparé de Dieu par le sentiment de sa faute, mais il n’est pas divisé au-dedans de lui-même. L’équilibre de sa vie intime n’est jamais rompu. Il jouit d’une paix profonde avec lui-même et avec son Père. Jamais un souvenir pénible de honte ou de regret ne vient troubler ce calme. Sa conscience n’a pas reçu de blessures, car elle ne porte pas de cicatrices. Il faut signaler aussi l’absence de ces plaintes qu’arrache aux meilleurs des hommes le sentiment de leur impuissance morale, la distance qui sépare toujours la réalité de leur vie de l’idéal qu’ils poursuivent, l’inégalité douloureuse de leurs efforts et du but à atteindreq. »
q – Encyclopédie des sciences religieuses. Tome VII, page 308. Jésus-Christ.
Cette conviction intime que possédait Jésus-Christ d’être affranchi de la souillure universelle, il a réussi à la faire partager à tous ses apôtres, à tous ses disciples, à tous ses historiens. Les serviteurs les plus intimes et les plus familiers de ce maître n’ont jamais découvert chez lui la moindre trace, le moindre accident démentant l’opinion qu’il avait de la pureté absolue de son cœur et de sa vie (1 Pierre 2.22 ; 1 Jean 3.5 ; comp. Actes 4.27). L’histoire dite sainte, jusqu’ici si impartiale, si rigoureuse, si implacable même pour les plus petites fautes des plus grands des serviteurs de Dieu, depuis celles d’Abraham jusqu’à celle de Jean-Baptiste, a respecté le seuil de ce sanctuaire. Et après les Douze, l’apôtre Paul le désigne comme le seul homme : τὸν γὰρ μὴ γνόντα ἁμαρτίαν (2 Corinthiens 5.21).
Cette conviction commune à Jésus et à l’Eglise qu’il a existé un homme, un seul absolument sans péché, et que cet homme a été lui, répondait-elle à la réalité ? La sainteté objective de Christ était-elle conforme à la « subjective » ? Question bien grave à laquelle l’auteur que nous venons de citer ne s’est pas cru à même de répondre. La sainteté subjective de Christ, l’état intègre de sa conscience », est le seul élément de sa vie morale qui soit, selon lui, à la portée de nos recherches. Il semble même, dans les lignes qui suivent celles rapportées plus haut, reconnaître en Jésus plus que la simple possibilité de la tentation, de la lutte, et déjà la présence latente du vice auquel tous les autres hommes succombent, l’atteinte delà convoitise, l’affection de la chair, aussitôt, il est vrai, et à chaque fois victorieusement réprimée.
« Sans doute il y a eu tentation humaine, lutte, effort dans la vie de Jésus, et c’est pour cela qu’il a pris un sentiment si vif et si profond du péché ; il a senti en lui les aiguillons de la chair, les rêves de l’orgueil, la séduction du succès facile et prochain. »
Nous ne saurions, quant à nous, concilier ces dernières expressions avec la notion de la sainteté parfaite, exprimée par le témoignage que, d’après un historien se disant le témoin de l’événement, un descendant d’Adam, d’Abraham et de David a prononcé un jour sur lui-même : Le Malin n’a rien en moi ! Cette notion de la sainteté parfaite qui est la nôtre s’accorde avec la lutte morale, mais elle exclut le plus minime commencement de défaite, entre autres : les rêves de l’orgueil et la séduction du succès facile et prochain ressentie au for intime du moi.
Dans sa conférence apologétique intitulée : La sainteté de Jésus-Christ, M. Godet a employé une argumentation qu’on appellera ingénieuse, et qui ne nous en paraît pas moins concluante, pour tirer du fait incontestable que Jésus s’est cru sans péché la conclusion qu’il l’était en effet. Nous n’hésitons pas à nous en inspirer. A l’exemple de l’astronome qui mesure la distance d’un point de la terre à l’autre pour obtenir la distance de la terre à la lune ou au soleil, il nous sera permis ici de tracer une ligne auxiliaire à la figure donnée qui facilitera la solution du problème.
Or c’est un fait constant et fréquent de l’ordre moral, et qui n’est d’ailleurs point sans analogie dans la science ou dans l’art, que les progrès de l’homme ou du chrétien dans la connaissance de sa misère se mesurent à ses progrès dans la sainteté, en sorte que, par un étrange paradoxe, l’homme se juge de plus en plus sévèrement, aperçoit plus distinctement la distance qui le sépare du but suprême, dans la mesure même où il s’en approche.
Appliquée à un homme doué de cette admirable perspicacité morale qui lui révélait immédiatement tout ce qui était en l’homme comme en lui-même, cette norme aurait dû avoir pour effet de grossir et de rendre perceptible à sa conscience la moindre tache, la moindre tare ensevelie même dans les fonds les plus secrets de son être, soustraite à tout autre regard que le sien. Et nous venons de le voir, c’est l’effet inverse qui s’est produit.
Si cependant nous devions rester enfermés dans la sphère de la subjectivité, fût-ce la plus haute, nous ne devrions nous montrer ni triomphants ni rassurés. Qui, après avoir sondé une âme et une vie humaine, osera déclarer qu’il ne s’y est pas trouvé une seule fois la plus fugitive mauvaise pensée ; qu’aucun instant de cette vie n’a été ou perdu ou détourné de sa destination ? Jésus a dit de lui-même : Si j’étais seul à rendre témoignage de moi-même, mon témoignage ne serait pas digne de foi (Jean 5.31), et l’on a vu maintes fois des hommes sains en tout le reste, victimes d’une monomanie tenace et incurable, rebelle à tous les raisonnements et à toutes les expériences ! Et s’il y avait eu ici la monomanie de la sainteté !
Au témoignage que Jésus s’est rendu à lui-même d’être sans péché, il est donc utile et nécessaire d’ajouter celui qui lui a été rendu par Dieu même par le moyen de faits extérieurs et supérieurs à sa propre conscience, dans les manifestations de puissance surnaturelle dont il a été soit l’agent soit l’objet. Nous admettons comme possible le cas d’un homme capable d’accomplir des miracles d’erreur. Nous admettons également comme possible celui de l’homme se croyant et se déclarant saint sans l’être. Un cas possible encore, mais qui, à notre connaissance, ne s’est jamais présenté, est celui d’un homme qui, tout en se déclarant saint sans l’être, n’en serait pas moins l’agent de manifestations de puissance surnaturelle. Mais un cas qui non seulement ne s’est jamais vu, mais que nous déclarons impossible en soi, serait celui de l’homme se déclarant saint sans l’être et devenu, je ne dis plus seulement l’agent, mais l’objet d’une délivrance surnaturelle ; le cas où Dieu aurait fait d’un imposteur ou d’un monomane le premier des ressuscités.
Allons-nous faire les dégoûtés à l’égard du plus grand miracle de l’histoire ? faire fi de l’appui qu’il nous offre ? l’introduire par faveur spéciale et non sans quelque embarras dans les courtines de l’apologétique ? Nous sommes heureux de céder ici de nouveau la parole à M. Godet :
« De fins esprits diront : C’est dégrader l’autorité en matière de foi que de la faire reposer sur un fait extérieur et matériel. Mais ce n’est pas là non plus ce que nous prétendons faire. Nous disons de plein cœur avec M. de Pressensé : « La conscience, après nous avoir conduits à un plus grand qu’elle, nous place sous son autorité au nom de ses intuitions les plus sacrées. » Voilà le premier, le véritable lien de notre âme avec Jésus. Mais Jésus lui-même connaissant la mobilité de nos impressions, même les plus profondément senties, n’a pas craint d’ajouter un second lien à ce premier, un lien complètement indépendant et de sa personnalité et de la nôtre. Il a dit aux témoins de sa vie : « Croyez-moi (sur parole, par la confiance que vous avez en moi) quand je vous dis que je suis en mon Père et que mon Père est en moi ; sinon croyez-moi à cause de ces œuvres » ; le verset suivant prouve clairement que par ces œuvres il entendait ici ses miracles (Jean 14.11-12 ; comp. Jean 10.37-38). Il a fait ainsi reposer son autorité sur deux appuis, l’un de nature morale : la confiance personnelle qu’il devait avoir inspirée aux siens ; c’est l’appui normal, le seul nécessaire pour les cœurs bien disposés. Puis, connaissant la faiblesse de leur cœur, il a ajouté le fait extérieur des miracles, entre lesquels la résurrection occupe la place la plus éminente. Dédaignerons-nous le second appui ? Voudrons-nous être plus spiritualistes que le fondateur du spiritualisme ? Nous pourrions avoir à nous repentir d’une pareille outrecuidancer. »
r – Chrétien évangélique, 20 avril 1891, pages 157 et sq. Le raisonnement de M. Godet a été reproduit et trouvé bien simplet par M. le professeur Dandiran, dans la réunion de Chexbres du 31 août (voir le compte rendu dans le numéro 36 d’Evangile et Liberté), d’où l’on pouvait déjà inférer qu’il était incomplètement rendu. La résurrection de Christ ne prouve en effet sa sainteté que comme ratification divine du témoignage qu’il s’était rendu sur ce point à soi-même.
Nous disons avec M. Godet que la résurrection corporelle de Christ, démontrée pour nous, a été la ratification visible et éclatante pour tous ses disciples présents et futurs du témoignage soit tacite soit oral qu’il s’était rendu à lui-même durant son existence terrestre, d’être l’homme sans péché, l’homme parfait, l’Homme-Dieu.
Si nous appartenions à l’école dite expérimentale, qui se dénomme elle-même la Gauche évangélique, et dont MM. Secrétan, Astié, Chapuiss, Lobstein sont les principaux représentants, notre tâche apologétique serait terminée avec la démonstration de la parfaite sainteté de l’homme qui se nomme Jésus-Christ. Non pas qu’ils lui dénient aucun de ses titres. Tous sont d’accord avec nous, au contraire, pour proclamer la divinité du Sauveur de l’humanité, et ils s’indignent, comme d’une offense à la loyauté et à la charité, du reproche qui leur fut fait de recouvrir de la terminologie ancienne et courante dans l’Eglise, des choses toutes nouvelles et toutes différentes. Mais tandis qu’à la notion de divinité nous rattachons entre autres l’attribut de la préexistence personnelle et éternelle, la divinité de Jésus-Christ, telle qu’eux-mêmes la définissent, ne comporte qu’une préexistence idéale, et elle n’a commencé effectivement qu’avec l’existence terrestre et par la naissance terrestre, surnaturelle ou non. Cette divinité émane tout entière de l’humanité ; elle est comprise dans la parfaite sainteté. Jésus est Dieu, parce que homme. La différence qui le sépare de nous, a dit M. Chapuis, est de « rang, non d’essencet ».
s – Nous regrettons de ne pas avoir encore en mains, au moment où nous sommes arrivé, l’article de M. Chapuis sur la question christologique, annoncé pour le numéro de septembre de la Revue de théologie et de philosophie. M. Chapuis a bien voulu, sur ma demande, m’autoriser à prendre connaissance des bonnes feuilles. J’en tiendrai compte, s’il y a lieu, dans un des Appendices.
t – Nous reconnaissons ici l’influence de Beyschlag, l’initiateur de la théorie de la « préexistence idéale », fortifiée de l’opposition plus récente faite par Ritschl à la prétendue métaphysique.
Voir les deux plus récents manifestes de la Gauche évangélique : Études christologiques. Le bilan dogmatique de l’orthodoxie régnante, de M. Lobstein, 1894 ; et l’article de M. Chapuis : La transformation du dogme christologique, Revue de théologie et de philosophie de Lausanne, 1891, n° de septembre. Voir le résumé du point de vue de MM. Chapuis et Dandiran dans Evangile et Liberté, n° du 26 juin 1891. page 103.
Tout ce qui, en effet, dans la croyance et l’enseignement de l’Eglise universelle, dépasse les limites de la nature humaine de Christ, est renfermé par l’école nouvelle sous le vocable de métaphysique. Or, sans avoir été jamais clairement définie ni nettement circonscrite, la métaphysique fait, dans la terminologie courante, l’office de repoussoir instantané, qui dispense l’un de produire des raisonnements et l’autre de les entendre. Prononcer le seul mot fatidique de métaphysique, c’est avoir infligé à l’opinion adverse une flétrissure sommaire et indélébile.
Ce terme a donc acquis par l’usage une élasticité qu’on était loin de prévoir au jour de sa formation, à l’époque d’Aristote, où il dut désigner seulement, dit-on, les œuvres qui faisaient suite à la physique. Plus tard, et jusqu’à une époque récente, la métaphysique était synonyme de l’idéologie transcendante, des créations de la dialectique pure. Il en est venu à désigner aujourd’hui tout fait ou toute idée qui, par le fait des circonstances données ou par ma faute, par l’effet de ma paresse ou de mon indifférence, se trouve dépasser mon expérience individuelle.
C’est ainsi que le fait de la préexistence personnelle de Christ, enseignée de concert par les saint Paul et les saint Jean, avant tout sur la foi du Maître lui-même, puis de leurs propres expériences, est renvoyée à la métaphysique, comme indifférente à l’expérience des théologiens contemporains. Dieu donnant son Fils unique au monde : métaphysique ! L’amour divin porté à un degré qui ne s’était pas encore montré dans l’œuvre de la première création, jusqu’au sacrifice personnel (Jean 3.16) : métaphysique ! Le Fils éternel abandonnant sa forme divine, s’anéantissant lui-même et nous offrant en cela le modèle suprême de cette humilité qui enseigne à regarder les autres comme plus excellents que soi-même, et de cette charité qui donne aux intérêts d’autrui la préférence sur les siens propres (Philippiens 2.3 et sq.) : métaphysique !
Et le théologien qui, après un examen consciencieux et impartial, conclut que les trois pages dont se compose l’épître appelée Seconde de Pierre, ne sont pas sorties de la plume de l’apôtre Pierre, prononce, selon M. Chapuis, une sentence aussi grave pour la foi chrétienne et la vie de l’Eglise que celui qui dénie à Jésus-Christ le titre de Fils unique et éternel du Père et la qualité de Créateur du monde.
Ce qui rend la position de la Gauche évangélique si avantageuse, c’est, comme nous en avons déjà fait la remarque générale, que ne se refusant à elle-même aucun moyen d’attaque ou de défense, elle interdit à ses adversaires, au nom de la loyauté et de la charité, d’employer ceux qu’ils jugent les plus valables ou les plus décisifs, comme le reproche d’enseigner des choses nuisibles à la foi chrétienne et à la vie de l’Eglise.
Quant à la question préalable de savoir si les représentants de la Gauche évangélique ont encore le droit de professer la foi à la divinité de Jésus-Christ, elle nous paraît n’intéresser ni la dogmatique, ni l’apologétique, ni la métaphysique, et devoir être tranchée exclusivement sine ira et studio, par le dictionnaire. J’ouvre Littré à l’article Divinité, et j’y trouve la définition suivante : « Divinité de Jésus-Christ, nature divine par laquelle il est une des personnes de la Trinité et qui avait été niée par Arius. » Voilà qui est fait : dogmatique, apologétique et métaphysique à part, votre prétention de dire divinité au lieu de : humanité de Jésus-Christ, est condamnée par la première autorité lexicologique du temps, autant que par l’usage courant des « bonnes vieilles femmes » de nos Eglises.
Ce serait peu de chose encore ; mais nous avons à montrer que la christologie de la Gauche évangélique, tout d’abord, se contredit elle-même, porte en elle mutatis mutandis la même contradiction que celle que nous avons déjà signalée dans la conception panthéiste du christianisme, et qui soutiendrait avantageusement la comparaison avec les difficultés suscitées dans leur esprit par la doctrine de la Kénose ; que, si elle a conservé jusqu’ici chez plusieurs de ses apôtres et de ses adhérents une certaine part d’innocuité, si cette mutilation de doctrine ne s’est pas encore traduite par une déperdition correspondante de piété chrétienne, c’est à d’heureuses inconséquences qu’on le doit ; qu’enfin et surtout cette conception de la personne de Christ ne saurait s’accorder avec les témoignages de Jésus dont l’authenticité est le moins contestée.
Si Christ n’est que le produit le plus éminent de la nature humaine, si son essence divine est épuisée par sa parfaite sainteté, nous demandons au nom de quel principe, par quelle raison, au nom de quelle expérience vous lui attribuez un rôle unique au cours et surtout au terme de l’histoire de l’humanité. Quoi donc ! l’humanité ancienne, dévorée par tant de vices, livrée déjà dans ses deux fractions, juifs et gentils, à une décadence qu’on pouvait croire définitive, a encore eu la vertu de produire le type accompli de sainteté, qui s’est appelé Jésus-Christ, et l’humanité restaurée, régénérée par lui-même, poussée depuis 1800 ans par une invisible main sur la voie du progrès social et individuel, serait incapable de faire une seconde, une troisième fois la même expérience, ou Dieu lui refuserait d’accomplir envers elle le même miracle. Vous le niez ! et de quel droit ? je vous prie. Votre expérience personnelle, conforme sur ce point à la mienne, peut bien vous assurer que vous ne serez jamais un saint parfait dans cette économie, mais non pas qu’il ne s’en élèvera pas à côté de vous et après vous.
Or voici la difficulté que je vous soumets : qu’un second saint, un troisième ou plusieurs autres apparaissent encore au cours de l’histoire terrestre de l’humanité, quels seront leurs rapports avec le premier ? Comment se répartiront-ils les provinces du Royaume de Dieu ? Qui aura désormais le droit de dire : Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre ? Comment se partageront le culte et les adorations des chrétiens ? Jésus-Christ, l’unique Rédempteur connu et adoré jusqu’ici, conservera-t-il en tout état de cause le rôle suprême non seulement dans le gouvernement de l’Eglise, mais au terme de son histoire et de celle du monde ? Qui présidera les assises dernières où se décidera le sort éternel de toutes les créatures, si tant est que ces assises dernières doivent être encore attendues ?
De deux choses l’une : ou cette sainteté parfaite de Christ, qui est la seule chose qui le sépare des autres fidèles, ne le protège pas à tout jamais contre l’éventualité, j’allais dire la concurrence que je viens de supposer, et dont l’avènement doit vous paraître non seulement possible, mais probable, que dis-je, postulé par toutes vos prémisses, conforme à toutes les analogies ; et le rôle unique et souverain de la personne de Christ n’est qu’un privilège accidentel qui peut-lui être ravi d’un instant à l’autre par une apparition égale ou supérieure à la sienne. Ou ce n’est pas, malgré tout, la sainteté parfaite de Christ qui constitue à elle seule le caractère unique et souverain de Jésus-Christ, que vous-mêmes vous lui reconnaissez jusqu’ici ; elle n’épuise pas la valeur du personnage ; suffisante peut-être pour justifier le rang et les honneurs dont il a joui dans le passé, dans le sein de l’humanité et dans les limites de notre habitation terrestre, elle ne saurait soutenir le rôle que, selon vous encore, il remplit et remplira envers l’univers tout entier. Vous-mêmes êtes donc contraints de supposer tacitement derrière cette humanité parfaite, derrière cette essence purement humaine, derrière cette divinité purement morale, une essence, une dignité, un caractère ontologique, une vocation qui distinguent ce personnage de tous les autres, et dans ce cas, nous vous renvoyons l’accusation que vous ne cessez de nous faire. Vous faites de la métaphysique !
Mais nous n’avons pas à attendre l’avènement d’un second ou d’un troisième Christ dans le sein de l’humanité pour constater le désaccord entre la christologie de la Gauche évangélique et sa propre pratique. Je reconnais, contrairement aux postulats de l’ancienne dogmatique, que la parfaite humanité de Christ constituait une condition suffisante de l’œuvre de la propitiation de l’humanité, même avec la portée plus grande que nous donnons à cet acte. Mais Christ, selon vous-mêmes, n’est pas seulement ni même essentiellement le Propitiateur, le Rédempteur ; il est le Chef du nouveau Royaume de Dieu ; l’agent, le dispensateur suprême de la vie divine ; c’est de sa personne que vous déclarez recevoir l’impulsion spirituelle que vous appelez votre expérience intime ; c’est à lui que vous rapportez tout ce que vous faites, tout ce que vous avez et tout ce que vous êtes en fait de piété, de sainteté et de vie chrétienne ; c’est de lui que vous attendez, dans le présent et dans l’avenir, tout ce qui vous manque pour la vie terrestre et pour la vie éternelle ; c’est lui que vous invoquez encore dans vos besoins ; c’est lui que la plupart d’entre vous adorent jusqu’à cette heure.
Eh bien ! j’ose dire que toutes ces pratiques sont encore chez vous-mêmes les restes de ce « rationalisme orthodoxe » que vous flétrissez chez autrui ; elles sont reniées par votre méthode ; ce sont les enfants posthumes de votre métaphysique.
De quel droit donc adorez-vous un homme qui ne diffère de vous que par le rang, non par l’essence ? Quelle raison nous donnez-vous pour rapporter au personnage qui vécut en Palestine, il y a 1800 ans, sous le nom de Jésus-Christ, plutôt qu’à Socrate, à Platon, à Paul, à Calvin, à vous-même, l’initiative unique de vos expériences intimes ? Qui vous a permis d’invoquer ce personnage qui ne fut jadis que le seul saint de l’humanité et n’est aujourd’hui que le premier des ressuscités, comme le seul et suffisant médiateur entre Dieu et vous ? Vous n’en avez pas le droit, et tout ce que votre méthode correctement appliquée, votre christologie redevenue fidèle à elle-même vous permet de retenir du nom et de la personne de Christ, c’est le plus beau modèle de vertu qui ait été jusqu’ici donné à la terre.
Mais ce modèle même restera-t-il définitivement parfait à vos yeux ? Ce que nous prévoyons, c’est que cette sainteté de Christ elle-même finira par rejoindre les autres mystères dépassant votre expérience dans le musée des antiquités métaphysiques. Déjà nous avons vu, sous la plume de M. Sabatier, la sainteté subjective disputer la place au fait objectif. Comment votre expérience vous a-t-elle appris que la conscience que Christ possédait de son anamartasie n’était pas l’effet d’une illusion propre, répondait à la réalité telle que Dieu même la connaissait ? Je dis que ce n’est que grâce à une nouvelle et heureuse inconséquence que ce dernier résultat de votre méthode ne s’est pas encore produit. Car vous dites trop ou trop peu ; les témoignages que Jésus a rendus à sa sainteté sont tout aussi inaccessibles à vos recherches que ceux qu’il a rendus à sa divinité ; et de plus, les documents qui vous attestent la sainteté objective de Christ étant les mêmes que ceux qui déclarent sa déité essentielle, l’autorité qui leur est refusée sur ce second point ne saurait continuer longtemps à protéger l’autre.
Examinons donc les témoignages rendus, selon les synoptiques, par Jésus à sa personne, pour nous assurer qu’ils dépassent de toutes parts ou démentent les résultats de votre méthode expérimentale.