La doctrine des conseils évangéliques ou des œuvres surérogatoires, la prétention d’avoir pu dépasser par sa prestation le niveau de l’obligation morale ou l’illusion de l’avoir vu faire à d’autres, n’a pu se produire qu’à la faveur de deux confusions ; l’une, signalée tout à l’heure, entre la loi et le devoir, qui a eu ce nouvel effet, en présence des inégalités individuelles que présente le domaine moral, d’induire à distinguer entre ; les objets d’obligation communs à tous et constituant la condition universelle et indispensable du salut, et certains conseils réservés à ceux qui aspiraient à un état de perfection supérieure. Cette distinction n’eût pas pu se faire s’il eût été reconnu que la loi de la perfection, commune à tous, proportionne le devoir ou l’obligation particulière aux capacités morales individuelles.
La seconde cause, très fréquente, dont nous disons qu’elle a favorisé l’éclosion de l’œuvre surérogatoire, c’est l’habitude d’isoler l’acte de son principe, du motif qui seul lui confère sa valeur morale, et d’attribuer à ces actes, obéissance, pauvreté ou célibat, une valeur intrinsèque, que l’apôtre refuse aux manifestations les plus incontestées et les plus admirées de la vertu, lorsque la charité, ce qui est toujours possible, en est absente (1 Corinthiens 13.1-3) ; une perfection dont les dévouements les plus sublimes en apparence ne sont revêtus que pour autant qu’ils sont issus du principe suprême de toute sanctification : 1 Corinthiens 10.31. L’on avait oublié qu’il peut y avoir plus de sainteté à vivre dans l’abondance, selon la façon de Jésus-Christ et de saint Paul (Philippiens 4.12), qu’à jeûner par hypocrisie.
Tout en étant voisine de la question du mérite de l’œuvre humaine déjà traitée sous la rubrique de la religion intéressée, celle qui nous occupe s’en distingue cependant, et la solution n’en est pas donnée avec la précédente. Car on pourrait admettre que la prestation strictement normale, c’est-à-dire conforme à la loi, n’est pas méritoire, tout en attribuant cette qualité à l’œuvre qui dépasserait le niveau de l’obligation, s’il était prouvé que celle-ci appartint aux choses possibles et concevables.
Mais, étant donnés nos définitions précédentes et nos principes, est-elle seulement concevable ? Ce premier point, une fois résolu négativement, nous dispenserait de l’examen du suivant, le mérite éventuel de l’opus surerogationis.
Nous nions la possibilité pour l’homme de faire plus qu’il ne doit, parce que nous affirmons que l’homme doit à chaque moment tout ce qu’il peut ; en d’autres termes : que l’obligation posée à chaque homme dans chaque moment épuise la totalité de la force morale disponible.
Cette affirmation, qui découle déjà de notre définition de la loi morale, comme l’expression de la fin normale de l’homme sous la catégorie de l’obligation, se fonde d’une façon péremptoire sur le grand commandement, donné déjà au peuple d’Israël (Deutéronome 6.5) et ratifié par la parole de Jésus-Christ (Matthieu 22.37), qui tout à la fois met en réquisition pour être accomplie la totalité de la force morale disponible : de toute ta force, et s’adresse à chaque homme indistinctement : Tu aimeras. Jésus lui-même pose, dans le sermon sur la montagne, l’obligation de la perfection absolue, et l’étend indistinctement à tous ses disciples (Matthieu 5.48 ; comp. Matthieu 19.21).
C’est ainsi que les progrès réalisés par Paul n’étaient, à ses yeux, que les moyens d’en réaliser de nouveaux, en sorte que toute force nouvelle acquise créait pour lui une obligation supérieure, jusqu’au moment où il aurait atteint le terme définitif de toute carrière morale (Philippiens 3.13-14). Dans 1 Corinthiens 9, nous entendons l’apôtre déclarer que sa vocation de prédicateur de l’Évangile n’a point été facultative pour lui, qu’elle fut au contraire d’obligation stricte et que la négligence de ce devoir eût appelé la malédiction sur sa tête (v. 16). Et, étendant aussitôt à tous les chrétiens la norme énoncée pour lui-même, il les met tous en garde contre la tendance de ralentir leur marche, de réduire leurs ambitions, de se relâcher dans la lutte, de renoncer à atteindre le but suprême, qui est la perfection, sans dissimuler à ses lecteurs que cette infidélité, en se répétant, n’irait à rien de moins qu’à remettre en question le salut déjà obtenu (v. 24-27).
La question souvent discutée de savoir si l’œuvre surérogatoire était exclue de la carrière terrestre de Christ lui-même, s’est déjà posée à nous dans la Dogmatique et a été résolue affirmativementd. A cet égard comme à tous les autres, le Christ a été soumis à la loi commune de l’humanité, et tous les passages relatifs à sa sainteté s’accordent sur ce point que la loi a été pleinement accomplie en lui et par lui (Matthieu 3.15 ; 5.17 ; Jean 17.4) ; mais aucun ne donne à penser qu’elle eût pu être dépassée.
d – Exposé, tome IV, p. 390.
Comme il n’est pas possible de faire plus que son devoir, il n’est, d’autre part, pas même licite de le tenter, parce qu’il n’est jamais moral de tenter l’impossible. Si la mesure de chaque devoir est exprimée par la totalité de la capacité morale, en sorte que l’individu ne doit pas moins qu’il ne peut, la mesure de la force ou de la vertu donne en revanche celle de l’obligation, en sorte qu’il lui est défendu d’aspirer à plus qu’il ne doit, en faisant, pour ainsi dire, une surenchère du devoir sur le devoir lui-même. C’est dire qu’il est, en tout état de cause, immoral de ne pas s’en tenir au niveau de l’obligation, soit que par paresse on renonce à l’atteindre, soit que par ambition ou surexcitation on affecte de le dépasser.
D’ailleurs l’affectation de dépasser le niveau de l’obligation n’est qu’une autre façon, déguisée et subtile, de ne pas l’atteindre ; c’est ajouter au mépris, et par conséquent à la violation de la loi, la satisfaction de l’amour-propre. Cela revient toujours à ne pas vouloir ce que Dieu veut ; à se choisir sa tâche et son rôle ; à se faire son sort ; rôle et sort supérieurs à ceux qui nous sont providentiellement dévolus ; par exemple : l’ambition du ministère ou du martyre.
Cette disposition que Paul désigne par le verbe ὑπερφρονεῖν (Romains 12.3), l’ambition morale, est condamnée dans l’Écriture tout aussi bien que le relâchement et la paresse, car l’un et l’autre excès se rangent sous le chef commun de l’infidélité. Ne pas prétendre au delà de sa mesure, de la mesure de grâce accordée et des forces départies, limiter son activité à son devoir et son devoir à son pouvoir, c’est le moyen de ne pas tenter Dieu (Matthieu 4.7).
Il serait étrange cependant qu’une erreur aussi ancienne et aussi générale dans l’Église, celle que l’homme peut faire plus qu’il ne doit, n’eût pas à alléguer en sa faveur quelques raisons tout au moins spécieuses, tirées de textes susceptibles de diverses interprétations, et ceci nous amène à examiner les principaux passages scripturaires allégués en faveur de la doctrine critiquée.
Le passage qui condamne le plus catégoriquement la vénalité dans les rapports de l’homme à Dieu, est un de ceux dont on s’est le plus tôt servi, à commencer par Origène lui-même, pour fonder la doctrine des œuvres surérogatoires. On a prétendu que ranger, comme le fait Jésus, les mercenaires, qui déclarent avoir fait tout ce qui leur était commandé (Luc 17.10), dans la catégorie des serviteurs inutiles, c’était reconnaître la possibilité de faire plus qu’il n’est commandé, pour acquérir la qualité de serviteur utile dans le Royaume de Dieu ; et c’est ainsi que l’argument que nous avions opposé au principe de la religion intéressée, menace de se retourner contre nous, dans le sujet qui nous occupe.
Ce que nous pouvons accorder à l’instance qu’on nous oppose, c’est qu’il est en effet un titre préférable à celui de l’esclave mis en scène dans la parabole de Luc 17.7-8 : celui de fils, Jean 8.35 ; et une vertu supérieure au service extérieur, même matériellement irréprochable, c’est le don du cœur qui trouvera un jour sa récompense pleine, débordante et imméritée dans le Seigneur (Luc 12.37). Que ce don du cœur, qui s’appelle d’un mot l’amour, soit non pas surérogatoire, mais strictement obligatoire, c’est ce que la parole précitée fait entendre, bien loin de le contredire, et ce qui est déjà démontré. Et du jour où l’amour lui-même dirait : « Paie-moi mon salaire, » devenu hypocrite et mercenaire, il se montrerait rebelle à la fois à sa propre loi et à la loi.
L’exemple du jeune homme riche, qui est invoqué par les docteurs catholiques en faveur de l’œuvre surérogatoire, lui est directement et expressément contraire. Car en répondant à la question : Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? (Matthieu 19.16 ; Marc 10.17 ; Luc 18.18) : « Si tu veux être parfait, il te manque une chose, » Jésus indiquait clairement que l’effort vers la perfection et la recherche de la vie éternelle sont deux expressions synonymes ; que ce qui manquerait à l’interlocuteur pour devenir parfait, lui manquerait également pour être sauvé. Ce n’est donc pas un degré supérieur de gloire, un objet de luxe qu’il a sacrifié en résistant à l’appel du Maître, c’est son âme elle-même qu’il a mise en péril, et la condition tout individuelle qui lui est posée de vendre tous ses biens pour les donner aux pauvres, et qui précède l’ordre donné à tous les disciples de suivre Jésus-Christ, était dans la pensée du Maître objet non de conseil, mais, comme tout devoir, fût-ce le plus limité dans l’espace et dans le temps, d’obligation stricte : Marc 10.24-25.
Le passage Matthieu 19.12 enfin ne nous présente pas la supériorité de l’état du célibat en soi, mais seulement considéré dans des circonstances individuelles données (οἶς δέδοται διὰ βασιλείαν τῶν οὐρανῶν) qui dans ces limites aussi peuvent le rendre obligatoire, tandis que d’autres circonstances également individuelles peuvent à leur tour rendre le mariage obligatoire (1 Corinthiens 7.9). Entre ces deux cas opposés d’obligation se place la multitude de ceux qui sont remis par l’apôtre à l’option individuelle, mais c’est à ce propos même que se rencontrent sous la plume de Paul certaines expressions dont les partisans et les défenseurs du conseil dit évangélique pourront se prévaloir avec quelque apparence de raison : « Celui qui marie (sa fille) fait bien, mais celui qui ne (la) marie pas fait mieux » (1 Corinthiens 7.38).
Tout est de savoir à quel ordre appartiennent les conseils donnés par l’apôtre dans cette occasion, d’ailleurs sous sa propre responsabilité, et non comme révélations directes du Seigneur (v. 25) ; si les termes bien et mieux qui sont ici opposés relèvent de la morale ou de la simple opportunité. Les interpréter dans le premier sens, admettre qu’on peut sans péché se contenter du bien aux dépens du mieux moral, serait renverser les principes que nous avons établis ou mettre cette inconséquence au compte de l’apôtre. Nous ne nous croyons pas réduit à cette extrémité, et cette dernière réflexion nous amène au sujet de notre chapitre suivant.