La preuve par autorité, ou par expérience, constate un fait et s’y tient. Ce fait n’est, à l’égard de la preuve par raisonnement, qu’un point de départ. Par la raison, nous découvrons un autre fait impliqué dans ce premier fait. La connaissance obtenue par le raisonnement n’est pas sans rapport avec la foi ; elle repose du moins sur la foi aux principes de la raison.
Le raisonnement pur manie des idées et non des faits. C’est une sorte de géométrie de l’espace intellectuel. Cette géométrie est pourtant moins sûre que l’autre, la valeur des signes y étant moins inaltérable. C’est pourquoi il est nécessaire de ne pas faire toute la route à travers le vide, et de descendre souvent à terre pour toucher du pied les faits. Autrement on risque de prouver trop, et, à la longue, de perdre le sentiment de la réalité. Au terme des raisonnements les plus rigoureux, lorsque la raison de l’auditeur paraît vaincue, quelque chose de plus intime que la logique s’élève en lui et proteste contre vos conclusions.
[Il y a des intelligences que la logique rend féroces ; ce ne sont plus des âmes, ce sont des appareils dialectiques. La pensée aussi peut abrutir, séparée du sentiment, de la conscience et du témoignage. C’est l’impression que fait éprouver quelquefois la contemplation de ces puissants logiciens, que l’on admire avec effroi. Ne croyons ni aux sens, ni à l’intelligence, croyons à l’âme.
[Pour en revenir au prédicateur, il court, lui aussi, des dangers à cet endroit: il peut arriver par la dialectique à des résultats impossibles, même absurdes. Bourdaloue, dans son admirable sermon sur l’Impureté, est allé trop loin, quand il a voulu établir que le voluptueux est plus couvert de ténèbres que les démons : il aurait dû dire simplement qu’éclairé dans l’enfer, le pécheur souffrira davantage. De même, un prédicateur moderne, très distingué d’ailleurs, a passé la mesure quand, après avoir montré que tous les péchés sont égaux, il cherche à prouver en outre que les petits péchés sont même plus grands que les grands. – Il y a une très grande différence entre la dextérité logique et le sentiment de la réalité. On peut être rigoureusement dialectique et manquer de bon sens, et Pascal a raison de distinguer, comme il le fait en deux endroits, entre la méthode des géomètres et le sens commun.]
Quand même on ne risquerait pas de se tromper, toujours est-il que le but entier ne serait pas atteint. D’un côté, on aurait obtenu la soumission plutôt que l’adhésion de l’auditeur : on n’aurait pas fait du vaincu un allié, ce qui est la vraie victoire ; – de l’autre, la vérité, qui doit s’unir à l’homme par sa substance même, lui devenir consubstantielle, resterait hors de lui.
Le raisonnement d’ailleurs, s’il est trop prolongé, trop dialectique, fatigue l’attention et dépasse les bornes de celle qu’on peut communément obtenir.
Cependant le domaine du raisonnement est très étendu, d’abord parce qu’il est beaucoup de choses à la connaissance desquelles on n’arrive que par cette voie ; ensuite, parce qu’il faut prouver ce qui est connu et cru, non pas précisément afin de le faire connaître et croire, mais afin de rendre plus présentes les preuves de la vérité. Même dans les cas où l’argumentation semble superflue, elle peut avoir une grande utilité, puisqu’elle n’a pas tant pour objet de prouver une chose qu’on ne croit point encore, que de rassasier l’esprit de son évidence, et d’en multiplier pour ainsi dire la clartéd.
d – Qu’un homme sensible à l’éloquence, et accoutumé au génie de Démosthène, relise la quatorzième Provinciale, la fameuse lettre sur l’homicide. Pascal enferme d’abord ses adversaires entre la religion corrompue et l’humanité outragée : alors il s’avance contre eux par une progression lente et inévitable, descendant toujours des plus hauts principes, s’appuyant sur toutes les autorités sacrées, et portant le scrupule de la plus rigoureuse logique dans la démonstration des plus manifestes vérités. Il emploie, pour ainsi dire, à la défaite de ses ennemis une surabondance de force, et l’on voit qu’il les retient si longtemps sous le glaive de son éloquence moins pour les réfuter que pour les punir. Chaque fois qu’il achève un argument, la cause est gagnée ; mais il recommence, pour traîner ses adversaires vaincus à travers toutes les humiliations de leur erreur. (Villemain.)
Il faut donc raisonner, et même beaucoup raisonner. Mais ceci, tout vrai qu’il est, ne détruit pas les règles suivantes :
e – Quel est le vrai terrain de l’éloquence, si ce n’est le lieu commun ? Quand l’éloquence se combine avec de hautes considérations philosophiques, ainsi que l’âge moderne nous en fournit des exemples, on est tenté d’abord d’attribuer à la philosophie l’impression qu’on vient de recevoir ; mais l’éloquence est quelque chose de plus populaire ; … c’est à la puissance de faire vibrer en nous les cordes primitives de l’âme, ce qu’elle a de plus simplement humain, c’est à cela et à nulle autre chose, que nous reconnaissons l’orateur, (Vinet, Chrestomathie française, tome III. Réflexions à propos du Discours de Royer-Collard sur le projet de loi relatif au sacrilège.)
L’argumentation peut être affirmative ou négative, simple ou combinée, directe ou indirecte.